Démocratie et citoyenneté
Aurore Wanlin
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Aurore Wanlin
Depuis plus d'une décennie, la société civile occupe à nouveau le centre des discours politiques. Définie par Tocqueville en 1835 comme le moyen de légitimer un État démocratique en limitant sa portée et en encourageant l'engagement politique des citoyens et leur solidarité, la société civile joue le rôle d'un médiateur entre l'État et le citoyen. « Européaniser » la société civile apparaît donc comme une éventuelle solution au « déficit démocratique » de l'Union Européenne. Cette « européanisation » supposerait d'encourager le rôle de la société civile dans la gouvernance européenne et son développement à une échelle européenne plutôt que nationale. Mais se pose alors la question des agents de cette européanisation. L'attention des professionnels et des analystes se tourne de plus en plus vers les Organisations Non Gouvernementales (ONG).
I- Rôle des ONG dans la lutte contre le "déficit de l'Union Européenne"
I-1- Pourquoi ce rôle revient-il aux ONG ?
I-1-1- Incapacité des autres acteurs
Remédier au déficit démocratique de l'UE par l'européanisation de la société civile pose la question des agents susceptibles d'entreprendre cette éducation politique et d'en fournir une expérience concrète. De tels acteurs doivent disposer d'une légitimité reconnue, démontrer la valeur d'un engagement dans le processus de décision européen, inculquer les compétences requises pour un tel engagement et pouvoir contribuer à l'émergence d'une solidarité transnationale. Or peu d'acteurs répondent à ces critères. Les États nationaux, dont l'influence est limitée géographiquement, sont, par ailleurs, peu enclins à prendre en charge cette tâche. Les institutions européennes, malgré de notables réformes telles que la montée en puissance du Parlement Européen, ne peuvent être considérées comme des agents extérieurs objectifs. De surcroît, elles souffrent du déficit démocratique en jeu.
Les partis politiques ne jouent encore qu'un rôle minime dans la gouvernance européenne. Il semble préférable pour attirer l'attention des citoyens sur l'Union Européenne, de recourir à des questions politiques en rapport direct avec leurs préoccupations quotidiennes plutôt que d'essayer de les enthousiasmer sur un processus d'intégration complexe, qu'ils perçoivent souvent comme désavantageux. L'Eurobaromètre 54 de l'automne 2000 montrait que seulement 50% de la population de l'Union Européenne considère l'intégration européenne comme une bonne chose et 47% considère que sa nation en a bénéficié. L'attention des professionnels et analystes se tourne donc de plus en plus vers les ONG telles que Greenpeace, BEUC (the European Consumers Union Bureau) et Action Aid, en tant qu'acteurs potentiels de ce changement.
I-1-2- Atout des ONG
Par la large base sociale dont elles disposent et les moyens « alternatifs », selon lesquels elles prétendent agir, les ONG peuvent contribuer à la socialisation politique de leurs membres. En effet, si celle-ci dépend en partie de l'éducation reçue et de la formation de l'individu, elle est également tributaire de l'expérience vécue et de l'appartenance à des groupes définis. Le rôle du groupe est crucial car c'est à lui qu'il revient de fournir des informations, d'aider à les interpréter et de tenter de mobiliser ses membres afin d'assurer des développements politiques favorables aux buts qu'il poursuit.
Dans le domaine du développement, les ONG ont déjà été reconnues par les Nations Unies et la Banque Mondiale comme des acteurs-clé dans l'établissement d'une société civile. Au niveau de l'Union Européenne, une attention croissante est portée au partenariat avec les ONG. En effet, celles-ci connaissent depuis une vingtaine d'années un développement sans précédent. La globalisation et le retrait de l'État dans de nombreux secteurs, en particulier dans les pays de l'Est, suite au changement politique en 1989-1990, ont laissé un vide que nombre d'entre elles sont venues combler. Ce constat est particulièrement frappant en Allemagne, dans les nouveaux Länder, où cette évolution va, pourtant, à l'encontre du principe de subsidiarité qui régit les rapports de l'État à ces organisations et est fondé sur la tradition de l'étatisme prussien. Diverses raisons expliquent cette évolution. Elle répond aux besoins grandissants de la population. Les ONG contribuent à renforcer la démocratie et la cohésion sociale. Le droit d'association est l'un des droits les plus fondamentaux de l'individu. Les ONG en permettant à des franges marginales de la population de s'exprimer confèrent à ce droit une force nouvelle. Par ailleurs, elles sont pour l'État un partenaire utile. Elles ont la possibilité d'agir efficacement comme systèmes d'alerte avancés permettant de détecter les secteurs critiques de la société. Leur participation et leur contribution au débat politique aident à définir et à décider des priorités. Leur connaissance et leur proximité du terrain en font des sources d'informations nécessaires. Par leur fonction d'intégration et de participation, les ONG représentent donc un acteur important au niveau européen. Elles peuvent contribuer à y promouvoir le dialogue avec la société civile, à y rendre le processus de décision vers encore plus de démocratie, et, par leur activité transfrontalière, contribuer à l'émergence d'une culture européenne.
I-2- État de la coopération actuelle entre les ONG et la Commission Européenne
I-2-1- Une coopération croissante..
Tous les organes de l'Union européenne, ont des contacts étroits avec différentes ONG et cherchent à renforcer ces liens, comme le montre « La convention des organisations de la société civile » élaborée en octobre 1999 par le Comité Économique et Social. Mais, la Commission par son droit d'initiative appelle particulièrement ce dialogue. Elle veille à consulter tous les intéressés, la collecte d'informations contribuant directement à la formation des mesures législatives.
Ainsi, le 28 janvier 2000, la Commission publiait un document de discussion intitulé « Commission et les ONG : renforcement du partenariat », document accompagné de la mise en place d'un site web [1] où les ONG peuvent à la fois trouver les informations qui leur sont nécessaires et faire part de leurs observations.
Cette initiative s'inscrivait alors dans le cadre de la réforme de la Commission et de son fonctionnement administratif lancée par le Président Romano Prodi.
Plusieurs raisons principales sont avancées pour justifier cette coopération : le renforcement de la démocratie de participation, la représentation par les ONG de certaines catégories de citoyens marginalisés, les compétences spécifiques des ONG, qui en font des partenaires privilégiés dans l'élaboration des politiques et leur mise en œuvre, enfin leur contribution à l'intégration européenne, par la formation d'une opinion publique. On le voit, trois de ces raisons renvoient plus ou moins directement à l'idée d'un renforcement ou d'une « européanisation » de la société civile en Europe. Ce rôle-clé des ONG est souligné à de nombreuses reprises, notamment dans un discours du Commissaire Européen pour le développement et l'aide humanitaire, M. Poul Nielson, qui évoquait en avril 2000, à Bruxelles, le rôle déterminant des ONG dans le secteur du développement. Ainsi, la coopération entre les ONG et la Commission n'a cessé de s'accroître au cours des vingt dernières années et ce sur tous les fronts. Les nouvelles compétences confiées à la Commission et l'augmentation du nombre des ONG, ainsi que l'ampleur croissante de leur champ d'activité expliquent cette évolution. On estime que plus d'un milliard d'euros par an sont alloués à des projets d'ONG directement par la Commission dans le domaine des relations extérieures pour la coopération au développement, les droits de l'homme, le soutien à la démocratie et en particulier l'aide humanitaire (en moyenne 400 millions d'euros). D'autres dotations importantes vont au secteur social (700 millions d'euros), à l'éducation (environ 50 millions d'euros) et à la protection de l'environnement. Cette coopération avec les ONG en Europe ne se limite pas à la mise en œuvre des politiques de la Commission ou de projets propres aux ONG, mais s'étend également à leur élaboration. Il existe déjà différentes formes de contacts institutionnalisés entre les ONG et la Commission, par le biais de réunions ad hoc, de comités de liaison, de contrats cadre tels ECHO qui rassemble 160 ONG humanitaires ou sous la forme de consultations formalisées. Ces différents instruments permettent ainsi aux ONG de prendre une part de plus en plus active à la définition des politiques communautaires.
I-2-2- Mais entravée par certains obstacles
Cependant, cette collaboration demeure très inégale. Elle varie fortement en fonction des secteurs et des services concernés. La complexité des politiques communautaires, le nombre croissant des réglementations et des sources de financement, le problème récent de la sécurité financière rendent cette coopération difficile pour les ONG, qui disposent souvent d'une information insuffisante pour faire face à cette complexité.
Parmi les difficultés entravant cette coopération, on peut citer tout d'abord l'organisation de ce dialogue par secteurs politiques (environnement, affaires sociales, aide humanitaire, aide au développement, …) . Ceci explique les différences considérables dans les relations des ONG avec la Commission d'un secteur à l'autre en ce qui concerne l'accès à l'information, l'organisation du dialogue et l'accès aux subventions de fonctionnement.
L'information offerte aux ONG, en particulier s'agissant des procédures financières, est insuffisante. Les procédures internes de la Commission sont très complexes. Malgré la simplification indéniable apportée par le Vade Mecum de la Commission, qui définit des règles claires pour la gestion des subventions, les ONG craignent que l'exigence de rigueur financière fasse peser un fardeau croissant sur les ONG sollicitant un financement. Par ailleurs, les ONG constituent un secteur dynamique, en constante évolution. Il est difficile pour les différents services de la Commission de suivre cette évolution des différentes ONG avec lesquels ils doivent rentrer en contact.
II- Les limites d'une "Européanisation" de la société civile par les ONG
II-1- Faiblesses des ONG comme acteurs de socialisation de la société civile
II-1-1- Limites à une « européanisation » possible de la société civile par les ONG
On peut se demander si la coopération entre les ONG et la Commission peut véritablement contribuer à corriger le déficit démocratique de l'UE. En général, les groupes d'intérêt « européanisent » leurs activités afin de mieux poursuivre leurs objectifs ou de répondre aux incitations de la Commission, plus que par zèle ou par conviction. S'ils ont contribué à légitimer l'UE, c'est plutôt en aidant à produire des politiques plus largement acceptables par la société civile qu'en socialisant leurs adhérents. Par ailleurs, les relations entre les ONG et la Commission sont loin d'être toujours cordiales. En réservant ses fonds à des ONG déterminées et en préférant travailler avec des organisations « umbrella », la Commission risque de nuire à l'indépendance des ONG. Les ONG résidant à Bruxelles ne sont pas disposées à collaborer régulièrement. Leur travail sectoriel est une limite claire à leur représentativité. Comparées aux partis politiques, par exemple, les ONG ont certes une base de soutien populaire plus importante, mais leur portée demeure plus réduite. Enfin, la capacité des ONG à influencer la politique finale de l'Union Européenne est moindre que celle des lobbyistes. Mais le critère principal jugeant de la capacité des ONG a contribué à l'établissement d'une société civile en Europe est leur propre degré de démocratie interne.
II-1-2- Limites au fonctionnement démocratique des ONG
Celui-ci peut être évalué à l'aune de cinq critères principaux décrits par Mr Alex Warleigh de Queen's University dans son article « Europeanising the 'Civil Society": NGOs as agents of political socialization » : leur capacité de former des coalitions avec d'autres acteurs, l'indépendance des ONG, le degré de démocratie de leur gouvernance interne, l'impact cognitif de leurs activités sur leurs partisans, la concentration de ces activités sur la politisation de leurs membres plus que sur la prestation de services, leur capacité d'autocritique et enfin leur faculté à encourager la socialisation politique existante. Pour chacun de ces critères, les ONG montrent des faiblesses. Certes maintes ONG sont capables de nouer des liens entre elles, mais ces liens ne sont ni forts ni réguliers. Les ONG de taille plus réduite se reposent essentiellement sur les ONG « umbrella » pour les représenter au niveau européen et préfèrent se concentrer sur le niveau national. De plus, il est loin d'être nécessaire pour une ONG d'être représentée. Les ONG de taille réduite éprouvent des difficultés croissantes à préserver leur indépendance. Le manque de ressources et d'adhérents les contraint à se focaliser sur des projets subventionnés par des fonds publics. La compétition entre les ONG pour trouver des fonds peut conduire insidieusement à une influence des donateurs officiels selon la tactique du diviser pour mieux gouverner. Troisièmement, la prise de décision est extrêmement centralisée et élitiste. Les adhérents ne sont que peu tenus au courant des décisions de l'organisation et peu souhaitent qu'il en soit autrement. La plupart ne sont pas au courant des activités européennes de leurs organisations et comprennent peu l'impact des politiques de l'UE. Les ONG n'ont pas encore accordé beaucoup d'attention à la politisation de leurs membres. Si elles sont capables de faire preuve d'autocritique, ces réflexions restent limitées aux cercles réduits prenant part à la prise de décision. Il y a souvent un décalage entre ce que leurs adhérents imaginent des activités des ONG et ce pour quoi ils les soutiennent et les activités réelles de ces ONG. Les ONG ne déploient encore que peu d'efforts pour remédier à cette situation et contribuer ainsi à renforcer la socialisation politique telle qu'elle existe aujourd'hui. De plus, peu de leurs partisans cherchent à jouer un rôle plus important. Souvent, cette attitude passive leur convient.
II-2- Réformes envisageables
II-1-1- Réformer le fonctionnement et les structures internes des ONG dans un sens plus démocratique
Les ONG semblent actuellement peu capables de prendre en charge l'européanisation de la société civile à moins que leur fonctionnement interne devienne plus démocratique et qu'elles veulent et puissent agir comme des instruments de politisation, en particulier en référence à la prise de décision et à la politique de l'Union Européenne. Les ONG ne sont pas prêtes à assumer ce rôle et étant donné que le problème de ressources contraint les plus petites d'entre elles à suivre la direction opposée, il est difficile de supposer que leur capacité s'améliorera dans un futur proche. Leur gouvernance interne est trop élitiste pour permettre à leurs partisans de jouer un rôle dans la prise de décision, dans la participation aux campagnes et stratégies. Il semble nécessaire que les ONG révisent leurs procédures de décision interne et leur rôle d' « éducateurs » en impliquant leurs partisans dans la mise en place de leurs politiques, de leurs campagnes et de leurs stratégies. Cependant, la plupart d'entre eux ne souhaitent pas réellement jouer un tel rôle. Les ONG ne peuvent donc être considérées conne une solution « miracle » au problème du déficit démocratique mais une double stratégie est requise, dans laquelle une réforme institutionnelle de l'Union Européenne serait un complément vital.
II-2-2- Renforcer la coopération entre les ONG et la Commission Européenne
Le document de discussion élaboré par la Commission proposait déjà un certain nombre de réformes possibles dans le sens d'une meilleure information des ONG, d'une transparence accrue et d'une simplification des procédures. La définition d'un statut collectif officiel, un réexamen des bases juridiques au financement des projets des ONG, en particulier la définition de lignes budgétaires spécifiques, figurent au nombre des réformes envisagées. D'autres réformes peuvent être envisagées. D'une part, les opportunités de participation disponibles pour les ONG au niveau de l'UE pourraient être améliorées et le rôle de la société civile renforcé à tous les niveaux de la prise de décision. A cette fin, les gouvernements nationaux devraient être contraints de consulter les acteurs appropriés de la société civile selon un modèle quasi corporatiste de coopération basé sur des comités nationaux nommés par des commissions indépendantes. De plus, le principe de partenariat appliqué à la politique de cohésion devrait être étendu à d'autres domaines de la politique européenne, en particulier dans les domaines de l'environnement, de la consommation, et de la politique sociale, qui concerne un grand nombre de citoyens. Mais, dans la mesure où les institutions européennes ne peuvent attendre des ONG qu'elles leur disent ce qu'ils veulent entendre, un autre type de conditionnalité devrait être mis en place. Le prix d'accès à la prise de décision européenne devrait être la démocratie interne. Ceci pourrait produire un cercle vertueux. Par ailleurs, la tentative d'impliquer la population et d'engager plus de réformes institutionnelles à partir d'un dialogue public devrait être renforcée afin de rapprocher les trajectoires de l'intégration et l'opinion publique. Dans cette perspective, le dialogue public lancé pour préparer la conférence intergouvernementale de 2004 est positif, mais elle ne doit pas être destinée à imposer un modèle particulier décidé a priori mais révéler simplement l'opinion publique.
CONCLUSION
La mise en place d'une démocratie à une échelle supranationale ne suppose pas seulement une réforme des institutions de l'UE et de leur fonctionnement dans le sens d'une plus grande efficacité et transparence, mais également la constitution d'un « peuple européen ». Les ONG peuvent contribuer à cette socialisation, mais elles ne peuvent seules relever un tel défi. L'effort doit être également celui des partis politiques. De plus, bien que les ONG aient déjà contribué en partie à l'émergence de mouvement transnationaux, leur fonctionnement interne n'est pas suffisamment démocratique et leurs préoccupations suffisamment européennes. Elles ne peuvent être considérées comme des panacées. L'effort doit être double. Les institutions européennes doivent permettre une meilleure contribution des ONG aux définition et mise en œuvre de leurs politiques. Tout en respectant leur indépendance, les ONG doivent se réformer afin d'accroître leur impact sur la socialisation européenne de leurs membres. [2]
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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