Multilatéralisme
Vincent Lamande
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Vincent Lamande
1. Une économie loin des clichés alarmistes
Avant de faire le point sur la question des visas et du transit, il paraît important d'éclaircir celle de la santé économique de la région. En Europe comme en Russie, il n'est pas rare que Kaliningrad soit perçue et décrite comme une région pauvre, profondément en crise et incapable de retrouver seule le chemin d'une croissance vertueuse, à l'inverse de ses voisins lituaniens ou polonais. Elle est parfois comparée à un trou noir dans lequel grouille pêle-mêle vol, drogue, prostitution et sida sans parler de la pauvreté rampante de la population. La réalité est loin d'être aussi catastrophique.
Du point de vue européen, il apparaît essentiel de prévenir toute détérioration économique dans la zone balte. Il importe en particulier, à long terme, que la région soit aussi développée, donc aussi attractive que ses voisins. A défaut, le risque existe d'une augmentation de la criminalité et d'une émigration des Russes pour rejoindre une Europe économiquement plus attrayante.
En contradiction avec ces images trop communes, l'évolution économique récente montre des signes tout à fait encourageants.
Le Produit Régional Brut est en croissance constante depuis la crise de 1998 et la dévaluation du rouble. La croissance affichait 6,8% en 1999, 14,4% en 2000, 6,4% en 2001 et un encourageant 4% pour 2002 dans un contexte économique mondial morose.
Après avoir bénéficié de la dévaluation, la région tire actuellement sa croissance du commerce international et interrégional indiquant sa fonction de porte entre l'est et l'ouest. Les flux commerciaux avec la grande Russie affichent des taux de croissance annuels à deux chiffres depuis la crise. Les termes de l'échange sont également favorables à l'oblast, les entreprises de Kaliningrad produisant des produits à haute valeur ajoutée (alimentation, ameublement, électronique, automobiles), alors que les régions russes alimentent Kaliningrad en énergie et en matières premières.
Au delà, une recherche empirique, menée en 2002 par l'université Pierre Mendès France, a montré que le niveau de vie de Kaliningrad était équivalent à 95% de celui de la Lituanie et plus de 75% de la Pologne . La région, bien qu'ayant des problèmes indéniables, n'est donc pas ce lieu de décadence et de dépression qui pourrait compromettre l'avenir économique et la stabilité de notre Europe élargie. Toutefois, toute prévention d'une dégradation de la situation tient largement au dialogue russo-européen, à sa continuité et à son renforcement. Les problèmes liés à l'insularité de la région sont nombreux allant de la mobilité des personnes à l'adaptation des acteurs du développement aux nouvelles conditions géoéconomiques.
2. Les régimes frontaliers : les premiers pas
Les développements politiques récents témoignent d'une volonté politique forte partagée entre la Russie et l'Union européenne de se rapprocher. Les décisions du sommet russo-européen du 11 novembre 2002 à Bruxelles ont donné lieu à d'intensives consultations entre Lituaniens et Russes. En conséquence, d'importantes décisions ont été prises par les Lituaniens à la fin du mois de décembre, parmi lesquelles on remarque :
• Depuis le 1er janvier 2003, les citoyens de la CEI (à l'exception de la Russie) doivent obtenir un visa de transit ;
• Depuis le 1er février 2003, les résidents de Russie doivent obtenir un visa de transit. Celui-ci est émis à l'ambassade de Lituanie à Moscou ainsi que dans les consulats pour un coût de 10 euros (et de 35 euros pour une émission d'urgence). L'obtention se fait en une semaine sous réserve de la détention d'un passeport international ;
• Jusqu'à la fin du mois de juin 2003, les résidents de la région de Kaliningrad conservent le même régime (passeport interne russe portant la mention de résidence permanente dans l'oblast de Kaliningrad) ; à partir du 1er juillet, les résidents de la région devront obtenir un visa de transit qui devra être à entrée multiple, émis pour une période d'un an et gratuit ;
• Le document de transit facilité (Facilitated Transit Document) est possible, depuis le 1er janvier, uniquement sur les lignes de trains russes en direction ou en provenance de Moscou et de Saint-Pétersbourg. Les citoyens russes, franchissant la frontière lituano-ukrainienne ou lituano-biélorusse, ont, à présent, besoin de posséder un visa ; le trajet n'étant pas considéré comme un transit ;
• Le transit des personnels militaires n'est pas encore réglé ;
• Les enfants, seulement munis d'une pièce d'identité, ne sont pas autorisés au transit, mais ils doivent être munis d'un passeport international.
Les efforts des autorités régionales et fédérales, des médias et des personnalités académiques, russes comme européennes, ont permis une prise de conscience de la spécificité de Kaliningrad et du traitement particulier qu'elle induit. Les décisions prises ont permis au Président Russe et à d'autres hauts responsables moscovites d'annoncer le problème de Kaliningrad comme résolu. Y a-t-il des raisons d'être perplexe ?
Une première difficulté vient de la mise en œuvre des nouvelles mesures.
Seulement 25% de la population possède un visa international. Le département des affaires intérieures à Kaliningrad ne dispose que de 18 000 passeports vierges, c'est-à-dire 30 fois moins que nécessaire. Dans l'hypothèse où la pénurie puisse être enrayée, le surcroît de travail, dû à l'émission des visas, entraînera d'importants retards pour la population russe. D'autres contrariétés sont à prévoir du côté des autorités lituaniennes malgré un renforcement des équipes du consulat à Kaliningrad et l'établissement d'une antenne à Sovietsk, ville proche de la frontière. La Lituanie applique également depuis le 1er février de nouvelles règles nationales de contrôle aux frontières beaucoup plus contraignantes pour les Russes. La Douma fédérale s'en est d'ailleurs émue et a officiellement protesté le 7 mars en la personne de D. Rogozine, responsable du comité des affaires internationales [1].
Au delà des tracasseries et du zèle administratifs, il règne une anxiété grandissante à Kaliningrad. Les modes de règlement des problèmes ainsi que les solutions apportées ont fait l'objet de sérieuses critiques parmi la population contrariée. La crainte n'est pas seulement celle d'être isolée de la mère patrie, mais aussi de ses voisins et in fine de l'Europe. La communauté d'affaires s'inquiète des perspectives économiques incertaines. Environ 900 000 passagers prennent des trains de transit entre l'Oblast et la « grande » Russie chaque année. Les transits par route sont de l'ordre de 600 000 personnes. En outre, le nombre total des passages frontaliers atteignait 8,7 millions en 2001. La plupart concernent les tchelnoki, individus russes, polonais ou lituaniens vendant cigarettes, vodka et essence.
Cet important commerce informel, véritable amortisseur social pour certains, ne doit cependant pas cacher une autre réalité. La Pologne est également devenue un pays de transit entre Kaliningrad et l'Union européenne, les flux commerciaux avec l'UE représentant 75% du commerce extérieur de la région. Ce rôle vital pour la région n'a pourtant eu que peu de prises sur les décisions du sommet. Ceci pourrait générer de véritables difficultés économiques en grippant la dynamique d'échanges commerciaux, véritable moteur de la croissance de la région.
Pour les habitants de Kaliningrad, il y a trois raisons de s'inquiéter. Premièrement, le transit avec la Russie est insatisfaisant. Il n'y a pas de gratuité du visa pour tous et les communications sont coûteuses en temps et en argent, sans parler du renforcement des contrôles à la frontière. Deuxièmement, les voies d'accès en Europe seront plus contraignantes, en particulier avec la Pologne et la Lituanie. Dix années d'échanges sans visa entre la région et les deux pays voisins prennent fin. Troisièmement, les conséquences économiques de l'élargissement européen sur la Russie restent incertaines.
3. Kaliningrad et la coopération russo-européenne
La question à résoudre n'est pas uniquement celle de la mobilité des personnes entre grande et petite Russie ou entre Kaliningrad et l'Union européenne. Il s'agit, de manière plus fondamentale, du choix d'un modèle de développement pour la région, de sa spécialisation, en particulier internationale et de son intégration dans un espace économique cohérent.
Cette question doit être résolue dans le cadre d'un dialogue entre la Russie et l'Union européenne. Toute tentative de traitement unilatéral sera vouée à l'échec. C'est sans doute l'occasion d'un dialogue renforcé entre Européens et Russes qui devrait permettre d'avancer sur le mouvement des biens, des capitaux et des personnes et, au-delà, sur la question de la construction d'un espace économique européen commun. Kaliningrad devra réellement être une région pilote, comme l'ont déclaré MM. Poutine et Prodi, pour une plus grande intégration entre la Russie et l'Europe [2].
Afin de prévenir tout isolement des habitants de Kaliningrad, il paraît souhaitable de simplifier au maximum les procédures d'émission des visas et de permettre l'acquisition de visas Schengen de plus longue période pour les Kaliningradois. Les réticences à ce jour existent de part et d'autre. Une plus grande intégration entre la Russie et l'Union européenne pourrait mener à un abandon du régime des visas et, de fait, solutionner les problèmes de transit pour la région de Kaliningrad. Cependant, il s'agit de perspectives de long terme qui ne répondent pas aux urgences du quotidien.
Le souci majeur reste néanmoins celui de modèle de développement économique que suivra la région pour faire face à ces nouvelles conditions économiques et politiques. Kaliningrad est une économie largement ouverte du fait de sa petite taille et de sa position intermédiaire entre la Russie et l'Union européenne.
Son taux d'ouverture (ratio commerce extérieur sur produit régional brut) est de 270%. Elle se situe géographiquement « entre » et « au sein » des deux espaces et possède une spécialisation économique intermédiaire entre l'UE largement basée sur les activités de services et des industries à haut contenu technologique et une Russie traditionnellement fournisseuse de matières premières et de produits intermédiaires.
L'élargissement prochain, couplé à l'adhésion de la Russie à l'OMC, changera substantiellement la donne concernant les barrières à l'échange, tarifaires et non tarifaires, les règles concernant les standards et certifications. A défaut de réellement avancer sur l'émergence de l'espace économique européen commun, des projets pourraient naître pour améliorer les choses. Il s'agit, par exemple, de la mise en place d'un fonds de développement régional impliquant la participation de la dimension septentrionale (Partnership and Cooperation Agreement), de propositions de création d'un centre russo-européen des normes et des standards aidant aux rapprochements des systèmes institutionnels, voire d'une université des humanités oeuvrant pour une meilleure compréhension des cultures. Les idées ne manquent pas.
4. Conclusion : Kaliningrad, instrument d'une nouvelle coopération
Pour conclure, les problèmes de Kaliningrad sont largement connectés à son « insularité ». A l'issue du sommet Russie-Union européenne de novembre dernier, la continuité territoriale demandée par la Russie et les libertés fondamentales des citoyens russes globalement ont été respectées en évitant la souricière du corridor. Les Russes pourront voyager d'une Russie à l'autre. Cependant, le transit via la Lituanie ne représente qu'une partie mineure du problème. Qui plus est sa résolution n'a ni satisfait ses habitants, ni leurs familles vivant dans la partie principale de la Russie. La sphère d'affaires locale reste également sceptique. L'intérêt de l'UE est de prévenir toute dégradation économique de la région, de maintenir et garantir la stabilité dans la Baltique. Il est aussi d'utiliser Kaliningrad pour renforcer sa coopération avec la Russie. L'Europe doit enfin assurer son élargissement et en assurer sa sécurité intérieure. Les compromis trouvés sont l'illustration de ces différents enjeux parfois contradictoires dans les faits. Mais si les apparences sont sauvées, il n'en reste pas moins que les conditions d'une meilleure intégration économique restent à inventer, puis à mettre en place. Il s'agit là d'une longue route pour rapprocher la Russie et l'Europe, via une meilleure inclusion de Kaliningrad dans un espace économique et social largement européen.
Bibliographie
V. du Castel, Kaliningrad : trou noir dans la zone bleue ?, note de synthèse n°74, Fondation robert Schuman http://www.robert-schuman.eu/question_europe.php?num=sy-74
V. Lamande, I. Samson, E. Vinokurov, Measuring Regional Economic Development in Russia: The Case of the Kaliningrad Oblast, European Urban and Regional Studies, European Urban and Regional Studies, 2003, forthcoming.
I. Samson I. (dir.) "The Kaliningrad economy at the edge of EU enlargement", Economic survey, Tacis Kaliningrad, 2002, 114 p.
V. Lamande, E. Lefebvre: un nouveau mur pour Kaliningrad, Courrier des Pays de l'Est, n°1025, mai 2002.
V. Lamande, E. Lefebvre: Kaliningrad au pied du mur européen, note de synthèse n°70, Fondation robert Schuman, http://www.robert-schuman.eu/question_europe.php?num=sy-70
Commission of European Communities, Communication from the Commission to the Council, Kaliningrad transit, Brussels, 18.09.2002, COM(2002)510 final.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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