Entretien d'EuropeLa nouvelle doctrine militaire de l'Allemagne
La nouvelle doctrine militaire de l'Allemagne

Stratégie, sécurité et défense

Gerrit F. Schlomach

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9 juin 2003

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Schlomach Gerrit F.

Gerrit F. Schlomach

1. Un nouvel environnement stratégique

L'analyse du nouvel environnement stratégique de l'Allemagne part de l'idée selon laquelle le territoire allemand n'est plus menacé, aujourd'hui, par des forces armées conventionnelles. De ce fait, la mission de la Bundeswehr change radicalement. Elle n'a plus pour vocation de défendre le pays d'attaques militaires au sens classique du terme, mais doit au contraire se concentrer sur dEs défis d'un autre ordre : la prévention des conflits, la gestion des crises et la lutte contre le terrorisme.

Plus généralement, l'analyse des risques contemporains s'inspire du concept de sécurité élargie qui, loin de réduire la sécurité aux questions militaires, prend en considération tout un ensemble de facteurs. Tels qu'ils sont identifiées dans le document, les nouveaux défis sont majoritairement asymétriques et mobilisent des champs variés, tels que l'économie, les mouvements migratoires, la coopération transnationale, la guerre de l'information, la prolifération d'armes de destruction massive, la criminalité organisée, ainsi que le fanatisme et le terrorisme religieux et ethniques. Il va de soi que l'on ne peut apporter une réponse adéquate à de tels défis si l'on se limite au territoire national. D'après cette conception, il est donc indispensable de développer des capacités adaptées à ces nouvelles exigences, autrement dit, d'inscrire l'action militaire dans un cadre international.

Les réactions auxquelles a donné lieu le document, sur ce point en particulier, sont révélatrices. Du côté des professionnels de la défense, on s'est plutôt montré satisfait. L'Association de l'armée allemande, le « syndicat des militaires », a ainsi salué par le biais de son président, le colonel Bernhard Gertz, l'acceptation par le gouvernement de la notion de sécurité élargie, qui conduit à une nouvelle forme de prévention des risques [2]. A contrario, une partie de la société civile a critiqué Peter Struck pour son approche trop restreinte de la question ; le journal Taz, par exemple, lui a reproché de n'appréhender la sécurité qu'en des termes militaires, sans donc tenir compte des facteurs économiques et écologiques [3].

2. La sécurité dans le contexte international

Tout en assignant à la politique de défense un objectif classique – garantir la sécurité et assurer la protection des citoyens -, le gouvernement l'inscrit dans un contexte plus large : conformément au concept de sécurité élargie, il demande à l'armée d'empêcher la violence par la voie préventive, de façon à endiguer les risques en tous genres.

En conséquence, le document insiste sur trois niveaux d'action multilatérale [4]. En premier lieu, il considère l'ONU comme le principal organisme responsable de la paix dans le monde. L'OTAN intervient en seconde instance, en tant que pilier essentiel de la défense collective européenne et de l'emploi des forces de réaction. Dans ce contexte, c'est en troisième lieu à l'Union européenne, avec la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD) – qui devrait à l'avenir se transformer en une Union européenne de sécurité et de défense -, de s'engager si l'OTAN ne peut ou ne veut pas agir.

Ensuite, le document demande que la Bundeswehr, considérée comme force d'intervention, s'adapte aux nouveaux risques internationaux, tout en précisant qu'en ce qui concerne le déploiement de l'armée à l'intérieur du territoire, les lois existantes suffisent.

Pour que l'armée soit capable de réaliser ces nouvelles missions, la question des ressources financières doit aussi être réglée. Pour le gouvernement, cela signifie avant tout qu'il importe d'épargner et de modifier la priorité des dépenses, car une augmentation du budget est d'ores et déjà exclue. Par conséquent, il est à prévoir que les programmes d'investissements de l'armement ne se limitent pas à ces consignes, mais tablent également sur un renforcement de la coopération européenne.

Sur l'ensemble du document, l'opposition, constituée pour l'essentiel des chrétiens-démocrates, se montre assez satisfaite, malgré quelques critiques d'ordre technique. La CDU en a ainsi appelé à une adaptation de la Bundeswehr aux menaces intérieures – Wolfgang Schäuble réclame une révision de la Loi fondamentale pour permettre le déploiement de la Bundeswehr à l'intérieur du territoire [5] - et a également exigé une clarification sur le financement des réformes. En outre, dans la mesure où les lois existantes freinent le processus de décision, elle s'est également prononcée en faveur d'un assouplissement des procédures qui permettent au Parlement de décider du déploiement de la Bundeswehr hors du territoire national (Entsendegesetz).

Malgré ce quasi-consensus parlementaire, les détails de l'application de ce texte restent incertains. Deux points doivent encore être précisés : d'une part, les procédures législatives quant à l'emploi de la Bundeswehr à l'extérieur et à l'intérieur du territoire ; d'autre part, les modalités selon lesquelles le gouvernement peut agir dans les situations d'urgence. Cela dit, sur le deuxième point, les positions respectives de la CDU/CSU et de la SPD ne sont pas trop éloignées, et un accord est très probable [6] bien que la position des Verts reste prudente [7].

3. Conséquences pour la Bundeswehr

Pour la Bundeswehr, les conséquences de ces lignes directrices sont de quatre ordres :

l'armée doit s'engager pour garantir la liberté d'action de la politique étrangère de l'Allemagne ;

aux niveaux européen et mondial, les forces militaires doivent participer à maintenir un ordre stable ;

les troupes armées doivent assurer la sécurité nationale et défendre les Alliés dans le cadre de la défense collective ;

l'organisation de la défense doit aller dans le sens de la coopération internationale et de l'intégration.

Dans cette logique, la Bundeswehr se voit assigner les tâches suivantes : prévention des conflits et gestion des crises, auxquelles s'ajoute l'assistance aux Alliés. Alors que les tâches militaires d'évacuation et de sauvetage doivent uniquement s'effectuer sous la responsabilité nationale, toutes les autres missions sont censées avoir lieu dans un cadre multinational. Enfin, en cas d'urgence lors de catastrophes naturelles ou d'accidents graves, la Bundeswehr doit également intervenir sur le plan intérieur d'après le principe de subsidiarité.

Selon le ministre de la Défense, cela implique que la conscription soit maintenue, car elle garantit la disponibilité des intervenants et surtout la rentabilité économique. Ce dernier a en outre précisé qu'une conscription adaptée, avec une diminution de la durée du service, était envisageable afin d'assurer le renouvellement des effectifs. Sur ce point, le conflit avec les Verts est sérieux [8] : se référant au chapitre du traité de la coalition dans lequel il est prévu de réviser la conscription avant la fin de la législature (2006) [9], ces derniers ne font preuve d'aucune compréhension envers la position de Struck. C'est également le cas deux ministres sociaux-démocrates Hans Eichel (ministre des Finances) et Renate Schmidt (ministre de la Famille), pour qui ce service imposé est superflu [10]. Le ministre de la Défense espère en tout cas que son groupe parlementaire arrivera à se prononcer avant les vacances d'été, de façon à ce que la SPD parle bientôt d'une seule voix sur le sujet.

4. Effets concrets de la réforme actuelle

Lorsqu'il a présenté ses Richtlinien 2003, le ministre Struck a clairement exprimé ses priorités. Selon lui, l'objectif principal est de synchroniser, d'un côté la gestion actuelle de l'armée et l'investissement qu'elle nécessite, et, de l'autre, les planifications financières de l'Etat sur le long terme. Dans cette perspective et considérant les nouvelles tâches assignées à la Bundeswehr, il revendique une évolution des moyens de la défense. Dans ce contexte, il a exigé la fermeture de certaines compagnies de blindés lourds, la transformation de la défense aérienne et l'interruption du service maritime destiné à la protection des côtes. Concrètement, il a ordonné la fermeture de neuf casernes.

Les conséquences régionales de la fermeture de casernes ont provoqué de fortes critiques de la part des ministres-présidents des Länder et des municipalités concernées [11]. Parmi les plus critiques, Heide Simonis, ministre-présidente du Schleswig-Holstein et membre du SPD comme Peter Struck : concernée par la fermetures de casernes dans son propre Land, celle-ci s'est en particulier indignée de l'absence de concertation préalable [12]. Le ministre s'est quant à lui contenté de répondre que son travail ne consistait pas à mener une "politique d'adaptation infrastructurelle et économique" [13].

Malgré l'avancée qu'a permis ce document, il apparaît que l'avenir de la défense allemande reste très controversé. D'abord parce que les partenaires de la coalition gouvernementale sont loin d'être d'accord sur tous les points du texte – notamment, le conflit avec les Verts sur la question de la conscription va persister à l'intérieur même du gouvernement. Mais aussi parce que n'est pas encore réglée la question du financement, cruciale dans une Allemagne qui connaît une crise économique sans précédent. Le débat sur la fermetures de casernes, dont les effets socio-économiques peuvent s'avérer dramatiques pour certaines régions, laisse présager de vives tensions dans les mois qui viennent. D'après le document présenté par Struck, il est en tout cas peu probable que le budget de la défense soit augmenté. Sur ce point, la coopération et la standardisation européenne représentent à la fois une chance et un défi.

[1] Bundesministerium der Verteidigung, Verteidigungspolitische Richtlinien, 21 mai 2003. Une version en anglais est également disponible sur http://www.bmvg.de/sicherheit/vpr.php. [2] Deutscher Bundeswehrverband, Pressemitteilung 7/2003 : www.dbwv.de [3] die tageszeitung, 22 mai 2003, p. 1 [4] Selon un article publié dans Die Welt, l'ordre a été inversé peu de temps avant que le projet ne soit rendu public. Dans la version précédente, l'OTAN était placé devant l'ONU. Die Welt online, 20 mai 2003 [5] Süddeutsche Zeitung, 22 mai 2003, p. 2 [6] Frankfurter Allgemeine Zeitung, 23 mai 2003, p. 1 [7] die tageszeitung, 22 mai 2003, p. 1 [8] Neue Zürcher Zeitung, 22 mai 2003, p. 1 [9] Bundesregierung, Koalitionsvertrag, 2002 : http://www.bundesregierung.de/Regierung/Koalitionsvertrag-I.-Praeambel-,1766/IX.-Gerechte-Globalisierung-De.htm#1.9 [10] Die Welt online, 24 mai 2003 [11] Süddeutsche Zeitung, 22 mai 2003, p. 4 [12] die tageszeitung, 22 mai 2003, p. 1 [13] Frankfurter Rundschau, 22 mai 2003

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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