Stratégie, sécurité et défense
Bruno Tertrais,
Thierry Chopin,
Quentin Perret
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Bruno Tertrais

Thierry Chopin

Quentin Perret
Quelles sont les origines de la crise actuelle ?
Elles ne datent pas d'hier ! La volonté de l'Iran d'acquérir la technologie nucléaire remonte, en effet, à l'époque du Shah dans les années 70. L'argument avancé était alors la modernisation technologique du pays et la nécessité pour celui-ci de ne pas épuiser trop vite la manne pétrolière et gazière.
Un temps abandonné après la Révolution, le programme nucléaire est réactivé au milieu de la guerre Iran-Irak de 1980-88. Avec, cette fois, une ambition clairement militaire. L'objectif, défendu notamment par Hashemi Rafsandjani, est alors de se prémunir contre une nouvelle agression irakienne. A cela sont venues s'ajouter des considérations de prestige national, qui rappellent le discours tenu par la France gaulliste dans les années 60, ou plus récemment par les dirigeants indiens. A l'heure actuelle semble s'affirmer une ambition essentielle, celle de faire de l'Iran la puissance dominante sur le plan régional et un acteur incontournable du jeu international.
La caractéristique fondamentale d'un programme nucléaire tel que celui de l'Iran est qu'il est très difficile, tant sur le plan technique que sur le plan politique, de démêler les éléments civils des éléments militaires et les motivations idéologiques des motivations sécuritaires. Le rythme de progression semble, toutefois, avoir été peu soutenu jusqu'au milieu des années 90. L'Iran a alors bénéficié du soutien de la Russie et de la Chine. L'accélération du programme, cause essentielle de la crise actuelle, remonte vraisemblablement à la fin des années 90.
Jusqu'en 2002, les Européens ne se sentaient pas vraiment concernés par le programme nucléaire iranien. Après l'élection à la présidence de Mohammed Khatami en 1997, la croyance s'était répandue que l'Iran évoluerait bientôt vers une démocratie libérale pro-occidentale, ce qui le conduirait à renoncer à toute ambition nucléaire militaire. On peut faire remarquer que la prévision était doublement fausse, puisque la majorité des Etats nucléaires sont des démocraties ! En 2002, un groupe d'opposition en exil a révélé l'existence de deux installations nucléaires secrètes à Natanz et à Arak. L'Iran avait donc dissimulé, pendant plus d'une décennie, l'étendue et la nature de son programme nucléaire. Cette découverte a détruit la confiance de la communauté internationale et, dans le contexte du discours sur « l'axe du mal » prononcé par George W. Bush en janvier 2002 qui avait inquiété les Iraniens et probablement contribué à l'accélération du programme, marque le début de la crise diplomatique.
Est-on certain que les ambitions nucléaires iraniennes soient de nature militaire ?
Il n'existe sur ce point aucune preuve flagrante et définitive, mais un faisceau d'indices graves et concordants qui ne peut laisser aucun doute sur les intentions iraniennes. De nombreuses technologies employées par les scientifiques et les ingénieurs iraniens, décrites dans les différents rapports de l'AIEA, sont en effet spécifiquement destinées à un usage militaire. Il resterait naturellement à déterminer si l'Iran entend se doter de la bombe ou rester au seuil de celle-ci. Historiquement, aucun pays ayant consenti un effort nucléaire d'une telle ampleur ne s'est arrêté au seuil – ce qui est de mauvais augure pour l'avenir. Les dirigeants iraniens ont, certes, toujours répété que les armements atomiques étaient contraires à l'Islam. Le conseiller principal de l'ayatollah Khamenei sur ce dossier, Ali Larijani, a même récemment déclaré que ce type d'armes était désormais inutile. Ce discours est d'une hypocrisie extraordinaire.
L'évolution du programme nucléaire iranien est le fruit de décisions politiques prises au plus haut niveau. La décision de reprendre l'enrichissement et d'accélérer le programme nucléaire a été prise par le Guide Suprême de la Révolution, l'ayatollah Ali Khamenei, dès avant l'élection présidentielle de juin 2005 qui a porté Mahmoud Ahmadinejad au pouvoir. Ce dernier représente les pasdaran, incarnation même des « durs » du régime. En contribuant à son élection au détriment de Hashemi Rafsandjani, qui incarne une ligne plus pragmatique, l'ayatollah Khamenei a démontré le choix qui est le sien depuis le début de l'année 2005. Il semble s'être convaincu que le contexte politique régional et international était désormais entièrement favorable aux ambitions iraniennes.
La réaction de l'opinion internationale s'est focalisée sur les déclarations extrémistes du président Ahmadinejad. Certains affirment qu'il ne s'agit précisément que de déclarations à visée interne, puisque les décisions stratégiques sont prises par le Guide. Mais ces discours ont une vie propre : ils contribuent à orchestrer la confrontation entre l'Iran et le reste du monde.
Comment jugez-vous la politique suivie par l'Union européenne, en particulier par l'Allemagne, la France, et le Royaume-Uni depuis 2002 ?
Les Européens s'opposent à la poursuite du programme nucléaire iranien pour trois raisons fondamentales. D'abord, ce programme représente, fût-ce de manière virtuelle, une menace directe pour l'Europe, qui sera bientôt à portée des missiles balistiques de Téhéran. Or les relations entre les Européens et le régime iranien sont traditionnellement conflictuelles, notamment en raison de la question du terrorisme, ainsi que d'autres questions comme l'affaire Salman Rushdie. Les Européens ne souhaitent pas voir l'Iran sanctuariser de manière agressive le Proche-Orient, une région vitale pour leurs intérêts et leur sécurité.
Ensuite, les Européens souhaitent sauver le régime de non-prolifération. Déjà affaibli par le retrait de la Corée du Nord, le Traité de Non Prolifération ne survivrait sans doute pas à une défection de l'Iran. Si le TNP disparaît, nul ne peut prédire ce que décideront des pays actuellement adhérents comme le Japon, dont la position antinucléaire est actuellement remise en cause par sa perception de la menace nord-coréenne, ou les principaux Etats arabes.
C'est précisément cette réaction probable des voisins immédiats de l'Iran que les Européens redoutent le plus. L'Egypte et les pays du Golfe, notamment l'Arabie Saoudite, ont fait savoir qu'ils ne toléreraient pas un Iran placé en position d'hégémonie stratégique vis-à-vis d'eux-mêmes. Si l'Iran obtient la bombe, on peut donc s'attendre à ce que ces pays cherchent à l'imiter – ce qui ne risque guère de contribuer à la pacification des esprits dans une région déjà en proie à la violence et à l'instabilité. A cela s'ajoutent deux inconnues essentielles : la réaction d'Israël et le facteur terroriste. L'Iran a déjà employé des moyens terroristes pour combattre ses ennemis par le passé et, s'il paraît exclu que les dirigeants iraniens confient jamais une arme nucléaire à un groupe tel que le Hezbollah, le sentiment d'impunité conféré par la possession de la bombe pourrait les amener à accroître encore leur usage du terrorisme conventionnel. Et l'on n'ose imaginer ce qui se produirait si un régime arabe, tel que l'Egypte ou l'Arabie saoudite, ayant décidé de suivre l'exemple iranien et de se doter de l'arme nucléaire devait plus tard succomber aux assauts de l'islamisme radical.
Le bilan que l'on peut faire aujourd'hui des tentatives diplomatiques européennes n'est pas négatif. Certes, les négociations avec l'Iran ont, jusqu'à présent, été infructueuses, mais l'Europe ne peut être tenue pour responsable du refus par les dirigeants iraniens de tout compromis acceptable. Les erreurs que l'on peut relever paraissent relativement secondaires. Les Européens ont peut-être manqué de fermeté lorsque les Iraniens ont une première fois violé leurs obligations après la signature de l'accord de 2003 qui prévoyait la suspension des activités nucléaires. Ils ont peut-être laissé passer une occasion de montrer leur détermination en portant plus tôt l'affaire au Conseil de sécurité. En outre, il aurait sans doute été préférable de choisir un autre moment que juillet 2005, au moment où Mahmoud Ahmadinejad s'installait à la présidence, pour dévoiler l'offre que l'Europe était prête à faire à l'Iran en échange du renoncement de ce dernier à l'enrichissement de l'uranium. Les Européens comptaient sur l'élection de Rafsandjani pour conclure un accord. Mais ils n'avaient pas de « Plan B » ! Enfin, on peut regretter que le problème nucléaire ait finalement éclipsé les autres sujets épineux, comme la situation des droits de l'Homme en Iran. Au final, les Européens ont toutefois démontré leur capacité à affronter, sérieusement et de manière collective, une des questions les plus difficiles et les plus essentielles de l'agenda international contemporain. La facilité avec laquelle les trois grands Etats européens ont su collaborer ensemble, tout en impliquant Javier Solana et le Conseil de l'Union, demeurera sans nul doute l'aspect le plus satisfaisant de la crise. Je sais à quel point de nombreux pays de l'Union sont opposés à un « directoire » des grandes puissances européennes, mais tout le monde devrait se réjouir de voir Berlin, Londres et Paris coopérer efficacement sur un tel dossier.
Quelle est la position des autres grandes puissances ?
Il existe une différence de fond, masquée par le consensus transatlantique actuel, entre la position européenne et la position américaine. Pour les Etats-Unis, le problème essentiel est la nature même du régime iranien et son soutien au terrorisme ; leur objectif ultime, même s'il n'est pas explicitement formulé, reste le changement de régime. Cette position les a longtemps amenés à refuser toute négociation directe avec l'Iran.
La Russie, proche de l'Iran, souhaite conserver avec ce pays des relations de bon voisinage. Les Russes sont également particulièrement inquiets de la menace islamiste et redoutent qu'une attaque contre l'Iran ne fasse qu'exacerber cette menace. Enfin, leurs intérêts commerciaux sont essentiels, notamment dans le secteur de l'armement. La Russie est le premier fournisseur d'armement de l'Iran. Cela étant, les dirigeants russes sont moins inquiets que les Occidentaux des conséquences qui découleraient, pour le Proche-Orient et l'Asie centrale, de l'acquisition de l'arme nucléaire par l'Iran.
La politique de la Chine vis-à-vis du Moyen-Orient est dominée par les besoins énergétiques croissants de l'économie et, sans doute, de l'armée chinoise. Etant donné la suprématie américaine dans le Golfe, l'Iran constitue pour la Chine un fournisseur essentiel, dont le pétrole pourrait, en outre à l'avenir, être acheminé par voie terrestre. La diplomatie chinoise est également influencée par la nécessité de marquer une certaine distance vis-à-vis des diplomaties occidentales. Comme pour la Corée du Nord, l'affaire iranienne est une carte dans ses relations avec Washington. Les dirigeants chinois tiennent à leur relation avec les Etats-Unis, mais ils ne souhaitent pas contribuer à la consolidation de leur hégémonie. Tout comme leurs homologues russes, ils sont également assez hostiles aux sanctions.
Quels scénarios peuvent désormais être envisagés ?
On semble s'acheminer vers une escalade graduelle. Je ne crois pas que l'Iran s'apprête à sortir du TNP. Il voudra aussi longtemps que possible « avoir le beurre et l'argent du beurre » : afficher une volonté apparente de respecter les règles tout en préparant une option militaire. Ali Larijani a néanmoins récemment indiqué, assez curieusement et de manière inquiétante, qu'il considérait qu'un retrait du traité ne serait pas nécessaire, car le TNP autoriserait, selon lui, les pays menacés à agir en conséquence lorsque leur sécurité est en jeu. Cette déclaration est un demi-aveu des intentions militaires de l'Iran.
Les Iraniens ayant refusé de répondre à la proposition du « groupe des Sept » (les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, l'Allemagne et l'Union européenne), celui-ci a décidé, le 12 juillet, de procéder par étapes. Dans un premier temps, une résolution va être votée par le Conseil de sécurité qui rendra juridiquement contraignantes les demandes de l'AIEA. Ensuite, si l'Iran refuse d'obtempérer, le Conseil votera une résolution au titre du chapitre VII de la Charte qui concerne les menaces contre la paix, autorisant des sanctions, qui viseront les dirigeants du régime. Si l'Iran persiste, l'étape suivante consistera à prendre des sanctions générales, de nature économique et politique, dirigées contre le pays tout entier. Ce sera sans doute sans l'aval de Moscou et de Pékin, donc hors du cadre de l'ONU. Mais c'est aussi à ce moment que risquent d'apparaître les premiers désaccords entre pays occidentaux, les Européens n'étant pas tous convaincus des vertus de sanctions fortes. Enfin, si ces mesures s'avéraient inefficaces, on ne peut exclure, en dernier recours, une frappe militaire américaine. Une telle opération n'aurait probablement pas lieu avant la fin de l'année 2006 au plus tôt, après les élections au Congrès des Etats-Unis. Car contrairement à ce que pensent certains, George Bush n'aurait rien à gagner politiquement à engager un nouveau conflit… Dans un tel cas de figure, les Européens ne participeraient pas, mais s'abstiendraient peut-être de condamner l'action américaine.
Trois types d'opérations militaires sont envisageables : une frappe limitée, une frappe de grande ampleur, une invasion. La dernière hypothèse paraît totalement exclue et la seconde hypothèse sera, sans doute, préférée à la première : les Américains saisiront l'occasion d'une frappe militaire pour affaiblir le régime.
La plupart des observateurs sont hostiles à cette hypothèse militaire, mais ce n'est pas mon cas. Certes, une telle option ne permettrait pas de venir à bout du programme nucléaire iranien. Cependant, un ralentissement significatif de ce programme constituerait un objectif souhaitable et bénéfique. Certes, les représailles iraniennes contribueraient à déstabiliser un peu plus la région. Mais je ne crois pas au scénario catastrophe. Les conséquences les plus probables – terrorisme iranien en Irak, aggravation de l'anti-américanisme, flambée des prix du pétrole - ne feraient que confirmer des réalités déjà présentes et qui, en toute hypothèse, ne sont pas près de disparaître. Je crois que les conséquences d'une bombe iranienne seraient plus graves que celles qu'une action militaire. Encore faudrait-il qu'elle soit assise sur un consensus occidental, ce qui n'a rien d'acquis.
Une discussion directe entre l'Iran et les Etats-Unis sur la question nucléaire est dorénavant possible. Mais elle n'aboutirait pas nécessairement à un accord politique global entre les deux pays. En effet, pour qu'un tel grand bargain puisse réussir, il faudrait que, tant du côté américain que du côté iranien, les dirigeants soient unis dans la volonté d'aboutir. Cette condition n'est remplie ni d'un côté, ni de l'autre. Aussi le fait de réclamer un tel accord est-il aujourd'hui inutile. Les dirigeants européens doivent bien plutôt continuer de se préparer à la possibilité d'un échec de ces discussions et aux conséquences probables d'un tel échec. Dans cette affaire, qui va encore nous occuper de nombreuses années quel que soit le scénario, l'heure de vérité n'est pas encore arrivée.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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