Démocratie et citoyenneté
Yves Mény,
Quentin Perret
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Invité

Yves Mény

Quentin Perret
Peut-on parler d'une résurgence du populisme en Europe actuellement ?
Si oui, quels en sont les causes et les symptômes ?
Oui, incontestablement il y a une résurgence du populisme en Europe, du Nord au Sud et d'Est en Ouest, dans les vieilles démocraties comme dans les nouvelles, dans les pays riches comme dans les pays pauvres. Il y a évidemment des raisons spécifiques à chaque pays car le populisme s'exprime en puisant dans le réservoir des problèmes et des difficultés souvent perçus et interprétés à la lumière d'une histoire ou d'une culture singulières. Certains populismes naissent pratiquement du néant (ligue du Nord en Italie) tandis que d'autres parasitent, en les transformant, de vieilles structures partisanes (tel le FPÖ [1] de Jörg Haider en Autriche). Il y a donc des populismes anti-européens, d'autres plutôt xénophobes ou anti-immigrés. Mais il existe aussi des points communs : l'anti-élitisme, la critique de "l'établissement" politique ou financier, la dénonciation des turpitudes avérées ou imaginées (corruption, scandales sexuels ou autres).
Existe-t-il des différences dans la nature du mécontentement qui se manifeste de nos jours dans plusieurs pays européens ? Celui-ci est-il au contraire essentiellement homogène d'un pays à l'autre ?
Le mécontentement tourne généralement autour de trois questions fondamentales.
- La première est liée aux difficultés d'ajustement économique, même en cas de croissance forte, ce qui est loin d'être toujours le cas. Car la nouvelle division du travail crée des "winners" et des "losers" et exacerbe des tensions et des inégalités que le vieux système de protection sociale est impuissant à corriger (quand il ne contribue pas à les exacerber !). Comme les populistes ont en général des réponses simples à des problèmes compliqués, le populisme croît et embellit là où les difficultés d'ajustement sont particulièrement fortes et les élites incapables d'expliquer ou de mettre en œuvre les réformes nécessaires. Comme ces réformes résultent le plus souvent de la contrainte externe, l'européanisation et la globalisation sont les boucs émissaires favoris des populistes.
- La seconde résulte des défis contemporains à l'identité qui s'enracinent tous dans un conflit fondamental entre les identités traditionnelles, locales et nationales et les nouvelles identités, plus incertaines et nomades, qui nous caractérisent désormais en tant qu'"Européens" ou "citoyens du monde". Cette tension entre les racines et les ailes peut être aisément exploitée. A l'évidence, qui a peur de l'avenir ou craint pour son emploi préfère l'enracinement. Vivre au pays est plus rassurant qu'affronter une mobilité dont les coûts (économiques, sociaux, affectifs) peuvent dépasser de beaucoup les bénéfices potentiels. Mais à cette crainte du mouvement qui pousse au repli sur l'identité, s'ajoute la crainte du nouveau venu qui bouleverse les habitudes, relativise les points d'appui traditionnels (langue, culture, religion, etc.) et surtout apparaît à beaucoup comme un concurrent direct sur le marché du travail. Qui n'a pas subi les discours des chauffeurs de taxi sur "l'invasion" du métier par les immigrés ?
- La troisième est celle du "Welfare State". Si l'on schématise à grands traits, le système de santé et de prévoyance s'est construit autour de quelques points d'ancrage particulièrement forts : protection des ouvriers du secteur secondaire (mines, métallurgie) et des fonctionnaires, retraite uniforme pour tous à 60 ou 65 ans, prestations offertes à la famille traditionnelle, etc. Ces cadres ont volé en éclats mais les politiques restent largement figées en vertu des fameux "droits acquis" qui constituent la formule la plus "noble et légitime" du conservatisme ! Le populisme peut s'alimenter aisément du terreau que constituent des politiques de restructuration indispensables mais impopulaires.
Le discours des actuels dirigeants en Pologne, en Slovaquie ou ailleurs reflète-t-il simplement l'état de leurs opinions publiques ? Traduit-il au contraire un choix politique autonome et délibéré de la part de ces dirigeants ?
Certains dirigeants d'Europe centrale et orientale ont perçu la rhétorique populiste comme une nécessité vitale : pour un homme politique, ce qui importe c'est de remporter les élections. Beaucoup d'entre eux, face au choix entre l'éthique de la responsabilité wébérienne et les nécessités machiavéliennes du pouvoir, ont fait leur choix : ils chevauchent la protestation plutôt qu'ils ne la contrôlent. Ce n'est pas d'ailleurs un phénomène proprement européen : il y a toujours eu une assez forte –quoique variable- composante populiste dans les élections présidentielles américaines.
Le populisme exacerbé qui s'exprime dans les nouveaux Etats-membres est regrettable mais assez compréhensible. Il traduit (de manière partielle) un malaise politique profond dû pour une bonne part à l'accumulation des tensions sociales durant les années de course à l'intégration européenne, tensions qui ont dû attendre pour pouvoir s'exprimer que l'adhésion soit effectivement acquise. Ce malaise se manifeste en partie par des protestations mais surtout par l'abstention lors des élections (une participation de 53% aux élections du 1er octobre 2006 [2] en Hongrie est considérée comme exceptionnelle !). Dans un tel contexte les partis extrêmes et protestataires prospèrent d'autant mieux que les partis sont, ou fragiles parce que récemment créés, ou disqualifiés parce que communistes ou ex-communistes.
Le populisme est donc devenu une sorte de "nécessité politique" dans la lutte pour la survie des élites partisanes. On ne peut que se résigner au moindre mal faute d'espérer le meilleur, c'est-à-dire spéculer que seul le discours est populiste (pour pouvoir remporter les élections) mais qu'une pratique plus responsable sera mise en œuvre (pour ne pas faire couler le navire). Mais quand ce pieux mensonge devient avéré (comme cela a été récemment le cas en Hongrie) ce machiavélisme devient une bombe à retardement pour le parti au pouvoir, ce qui n'est pas trop grave, mais surtout pour la démocratie qui, rappelons-le, n'est pas immortelle.
Cette résurgence du populisme peut-elle déboucher sur une résurgence de l'euroscepticisme ? Si oui, quelles peuvent en être les conséquences pour l'avenir de la construction européenne ?
Oui, l'euroscepticisme se porte bien et a toutes les raisons de continuer à prospérer compte tenu du contexte politique, économique et social. Les tensions sous-jacentes héritées de l'histoire qui avaient été tenues sous contrôle jusqu'à l'entrée dans l'Union éclatent au grand jour : la droite hongroise se saisit de la question des minorités magyares quitte à créer des frictions avec ses voisins ; les partis de droite radicaux rompent le consensus sur la transition en engageant le fer contre les ex-communistes. Mais plus encore, comme le constatait le Financial Times fin septembre, une fois l'adhésion faite, se manifeste une "reform fatigue". Même si certaines catégories sociales, tels les agriculteurs en Pologne, bénéficient des politiques de l'Union, l'ampleur des réformes faites ou à faire suscite une mobilisation anti-européenne. Même avec une croissance oscillant entre 5 et 10%, le pourcentage de chômeurs reste très élevé et constitue une armée de réserve potentielle pour les mouvements radicaux ou populistes.
L'Europe doit donc se préparer à des tangages inévitables. Le bateau européen aura du mal à tracer sa route sans faire émerger des leaders susceptibles de tracer un nouveau cap.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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