Élargissements et frontières
Michel Foucher,
Thierry Chopin
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Michel Foucher

Thierry Chopin
Comment expliquez-vous l'apparition récente de la question de l'élargissement et des frontières de l'Union dans le débat sur l'UE – et le désarroi que ces interrogations semblent révéler, tant dans l'opinion que chez les dirigeants politiques, de certains Etats membres ?
La question des frontières de l'UE n'avait pas été discutée de manière approfondie lors de la Convention (février 2002 - juillet 2003) ni lors de la CIG (octobre 2003 - juin 2004). En prenant parti en novembre 2002 [1] contre la perspective de l'adhésion de la Turquie, le président de la Convention, Valéry Giscard d'Estaing, lançait un débat qui, depuis lors, n'a pas cessé sans pour autant aboutir. Cette position, esquissée par le député européen Alain Lamassoure (PPE-DE, F), « il est nécessaire de limiter l'élargissement de l'Union aux frontières du continent européen si l'on veut garder la maîtrise de cet ensemble très vaste » [2], a été réitérée dans la perspective du référendum constitutionnel : « Je pense qu'il faut rassurer les Français. Si ceux-ci ont le sentiment qu'on leur demande de voter demain pour une Europe sans frontières, susceptible d'accueillir à leur insu la Turquie aujourd'hui, voire la Russie demain, ils ne voteront pas » [3].
Ce sujet complexe avait déjà été abordé par le Centre d'analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères et son homologue allemand, le Plannungsstab, dans un travail conjoint réalisé à la demande des deux ministres, Hubert Védrine et Joschka Fischer, et achevé en juin 2000. Le thème central en était : « Comment une Europe à trente Etats membres pourra-t-elle fonctionner ? ». L'un des quatre chapitres était consacré à la question des frontières de l'Europe. Joschka Fischer a largement puisé dans ce texte lors de son discours à l'Université Humboldt le 12 mai 2000. Mais, près de deux années plus tôt, Hubert Védrine en avait fait l'un des thèmes de la conférence des ambassadeurs, fin août 1998. Entre ces deux dates, le Conseil européen d'Helsinki de décembre 1999 qui avait reconnu le statut de pays candidat à la Turquie. Dans ce document, nous insistions moins sur les contours que sur la nécessaire rénovation des institutions dans une Europe aussi élargie et plaidions pour une politique étrangère cohérente, un Monsieur PESC à double casquette et l'embryon d'un ministère des Affaires étrangères européen.
Les interrogations se sont ensuite diffusées hors des cercles spécialisés après le big bang de l'élargissement du 1er mai 2004. Je persiste à penser que cette révolution géopolitique pacifique et bénéfique a été insuffisamment mise en récit par les responsables politiques, notamment en France. En outre, il a révélé, par une sorte de chaînage, les aspirations des « nouveaux voisins » d'Europe orientale, insatisfaits d'être associés à une simple politique de voisinage et pressés d'adhérer à leur tour. D'où le sentiment, dans plusieurs pays, d'une fuite en avant, d'une Europe politique sans frontières se rapprochant de confins instables travaillés par une problématique nationaliste rappelant trop le XIXe siècle.
Chez les dirigeants le désarroi provient du désaccord persistant entre les Etats membres sur les frontières ultimes selon qu'ils privilégient le principe de l'extension des valeurs sur la base du parcours emprunté par l'Espagne, le Portugal, la Grèce, ainsi que les anciens pays du bloc communiste, ou bien les objectifs de cohésion et d'intégration d'une « Union sans cesse plus étroite » aux limites politiques clairement définies. La première option est également appuyée par les pays nordiques - valeurs et marchés - et le Royaume-Uni - espace de libre échange -. L'Allemagne et la France penchent pour la seconde option ; elles sont actuellement minoritaires.
Les opinions des 25 Etats membres sont elles-mêmes partagées. 45% des sondés se disent favorables à la poursuite de l'extension de l'Union et 42% y sont opposés. Mais les résultats varient de 73% en Slovénie à 27% en Autriche ; le Royaume-Uni, les Pays-Bas, la France et l'Allemagne se situant respectivement à 44%, 43%, 31% et 28%. [4]
Est-il, selon vous, utile de définir dès maintenant des limites territoriales définitives pour l'Union européenne ? Le cas échéant, sur quel(s) fondement(s) ?
Il n'y a pas de nouveau big bang en perspective, mais les négociations se poursuivent avec deux pays candidats (Croatie et Turquie) ; la Macédoine a été désignée en décembre 2005 comme pays candidat, sans qu'une date de démarrage des négociations ait été fixée. Celle-ci sera sans doute proposée par la présidence slovène au premier semestre 2008. Quatre pays [5] (et une entité, le Kosovo) sont considérés comme des candidats potentiels. Compte tenu des redoutables défis politiques, sociaux et économiques internes, leur adhésion sera une œuvre de longue haleine. Les dirigeants ukrainiens ont compris qu'il était, à ce stade, plus réaliste de parler à Bruxelles de réformes internes que de demande d'adhésion, qui ne serait pas soutenue de manière unanime par les 25 à qui il revient, en revanche, d'étoffer la politique de voisinage sur la base d'intérêts mutuels.
La pression est donc moindre. Mais s'il n'y pas de définition d'ici 2009 de limites territoriales de l'Union politique européenne, même temporaires, pour 10 à 15 ans, le sentiment d'une perte de maîtrise du processus d'extension de l'Union et, surtout, les doutes sur l'identité européenne demeureront et s'exprimeront, par exemple, dans le cas de nouveaux référendums. Ce qui paraît important est de trouver un accord entre Etats membres et d'accepter d'en débattre publiquement et dans les Parlements.
Quel bilan faites-vous des précédents élargissements de l'Union ? Quelles conséquences faudrait-il en tirer pour les élargissements futurs ?
Sans conteste, le bilan est positif dans tous les domaines, sauf dans la perception qu'en ont les opinions de certains pays fondateurs de l'Union. Que la solidarité politique avec l'ouvrier électricien des chantiers navals de Gdansk ait tournée, 20 ans plus tard, en crainte d'une concurrence déloyale de la part de son petit frère plombier traduit le déficit d'énonciation politique sur le projet européen dans la période 2004 -2005. Joie profonde le 1er mai 2004 dans les nouveaux Etats membres, j'en fus témoin à Riga ; ambiance terne dans les autres. Les inquiétudes portent finalement moins sur cet élargissement que sur le fait qu'il a été décidé sans pédagogie publique d'accompagnement et qu'il a ravivé des préoccupations plus profondes, pas seulement en France, sur le chômage et la faiblesse de la croissance, qui sont les deux soucis majeurs pour 49% et 23% des sondés. [6]
Il reste qu'un glissement s'est opéré dans la conduite du processus d'adhésion qui tend à l'emporter sur la problématique de l'intégration : « ;Dans l'euphorie de la réussite de l'euro, et sans doute par amalgame avec les critères du Traité de Maastricht, ces « critères structurels » - les trois critères de Copenhague – ont mué. Ils sont devenus (presque) quantitatifs destinés à valider l'adhésion, et pour le moins oublieux de leur objectif initial : permettre l'intégration de pays porteurs d'une structure économique complètement différente. (…). La convergence réelle (capacité des pays à être dans les mêmes problématiques économiques et sociales) a été négligée au regard de la convergence nominale (focalisation sur les indicateurs de convergence) ». [7]
La conclusion, que semble du reste en tirer la Commission dans sa communication sur la stratégie d'élargissement, [8] est que des principes de rigueur et de conditionnalité seront réaffirmés. Il est admis que «« le rythme du processus d'adhésion dépend de celui des réformes réalisées par le pays candidat ». C'est un retour aux sources mais valable pour l'avenir puisque ces sages principes n'ont pas été appliqués pour la Roumanie et la Bulgarie.
La tentative actuelle de donner un contenu concret au concept de « capacité d'absorption » est-elle une réponse appropriée à la situation actuelle ? Ne conduit-elle pas à un examen renouvelé de la méthode de définition des limites territoriales ?
La dernière communication de la Commission consacre neuf pages à ce sujet, en réponse à l'interpellation du Parlement européen (Elmar Brok, mars 2006) et à la demande de plusieurs gouvernements, notamment français (Conseil européen de juin 2006). Le terme retenu est celui, plus harmonieux, de « capacité d'intégration » car il ne s'agit pas d'assimiler mais de « savoir quel projet les Etats européens veulent mener en commun » [9]. La Commission définit une méthode en vue d'élargissements ultérieurs. Pour assurer la capacité de l'UE à maintenir l'élan de l'intégration européenne, elle rappelle que le traité de Nice ne suffit pas et que des réformes institutionnelles doivent être décidées avant tout élargissement ultérieur, que l'impact sur les politiques agricoles et de cohésion et le budget doit être évalué. Elle entend faire en sorte que les pays candidats remplissent des conditions rigoureuses..
A propos des frontières ultimes, la Commission rappelle l'article 49 du Traité et reprend, en un paragraphe de cinq lignes la définition du Conseil européen de Lisbonne de 1992 : « le terme « européen » associe des éléments géographiques, historiques et culturels qui, tous, contribuent à l'identité européenne. Un tel partage d'idées, de valeurs et de liens historiques ne peut être condensé en une seule formule définitive. Il est, au contraire, redéfini par chaque génération successive ». Ce faisant, la Commission marque qu'elle ne veut pas entrer dans une discussion sur les frontières en l'absence de consensus dans les Etats membres.
Que pouvons-nous attendre des processus d'élargissement déjà en cours (Turquie) ou programmés (Balkans occidentaux) ? Un blocage pur et simple est-il envisageable – et quel serait son impact sur la marche générale de l'Union européenne ?
Il est admis que les négociations avec la Turquie vont durer de longues années et qu'une adhésion éventuelle ne pourrait pas avoir lieu avant 2014, date coïncidant avec le démarrage d'un nouveau budget européen. Au-delà de la poursuite des réformes, plusieurs problèmes externes devront trouver un dénouement : statut de Chypre, règlement des contentieux territoriaux avec la Grèce, ouverture de la frontière avec l'Arménie. Au plan interne, le nœud réside sans doute dans la capacité de l'appareil d'Etat turc à accepter d'importants transferts de souveraineté.
Du point de vue de l'Union, l'évaluation de la capacité d'intégration prendra tout son sens : faire place au Parlement et au Conseil au futur premier Etat membre en termes démographiques, insertion des formations politiques turques dans le jeu européen, impact sur le budget européen des transferts financiers à politique constante, gestion des migrations internes et externes, nouveaux voisinages de facto et approbation des opinions là où un référendum est requis. En tout état de cause, le projet européen sera profondément transformé, devenant un outil de projection de la stabilité aux dépens d'une Union politique resserrée et puissante. En outre, dès lors que la perspective de l'adhésion turque est présentée, de manière un peu mécanique et candide, notamment à Washington, comme un vecteur supposé d'influence en direction du Moyen-Orient arabo-persan, il faudra anticiper les effets, en retour, sur l'UE ainsi élargie, sur les évolutions géopolitiques en cours de cet Orient compliqué et incertain ainsi que leur impact sur la politique turque des prochains gouvernements (élections législatives et présidentielle en 2007).
Dans les Balkans occidentaux, il s'agit de trouver les voies et moyens de construire des Etats nationaux viables. C'est une situation différente de celle de l'Europe centrale et orientale. Certes, 5 à 6 des Etats qui ont adhéré en 2004 n'existaient pas comme entités étatiques avant 1991, mais ils étaient déjà des nations : les Baltes avaient eu une brève période étatique. Qu'en est-il de la Bosnie-Herzégovine, de la Macédoine ? Les dirigeants serbes vont-ils enfin regarder vers l'avenir et fonder leur projet collectif sur une définition moderne de leurs intérêts nationaux plutôt que sur le déni nostalgique des réalités ? Avant de pouvoir négocier et adhérer comme Etat membre de plein exercice, il convient d'être un Etat et d'être en mesure de sortir de la situation de protectorat (Bosnie-Herzégovine, Kosovo). L'offre d'adhésion est un outil de politique extérieure de l'Union qui ne suffit pas à régler les questions internes. A mon sens, l'UE devrait affiner plus résolument son offre institutionnelle dans cette perspective, via une approche contractuelle et progressive d'européanisation avec un statut initial et révisable d'Etats associés. Mais là non plus, il n'y pas d'unité de vues parmi les principaux Etats membres, notamment sur le calendrier.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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