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Frédéric Mérand
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Frédéric Mérand
L'Union européenne est un système unique, qui n'est ni une organisation internationale ni un Etat fédéral. Comment un sociologue canadien en vient-il à s'intéresser aux arcanes de la Commission européenne ?
J'ai fait ma thèse aux Etats-Unis sur l'Union européenne à un moment, le tournant des années 2000, où il y avait un engouement pour l'Europe, où beaucoup de gens y voyaient le début d'une fédération ou d'un super Etat. La plupart des grands politologues qui écrivaient sur l'Union étaient alors basés dans des universités américaines. L'un d'entre eux, George Ross, avait, quelques années plus tôt, écrit ce qui est devenu un classique, " Jacques Delors and European integration ", à partir d'une expérience ethnographique d'un an au sein du cabinet de Delors. C'est une expérience que j'avais envie de répéter et ma demande a été accueillie favorablement par le commissaire Pierre Moscovici. De 2015 à 2019, à raison de deux fois par an et de deux à trois semaines par séjour, je me suis, pendant toute la durée du mandat, immiscé dans son équipe pour voir et comprendre la différence entre les ambitions de départ et les résultats à l'arrivée.
Le but de votre livre est d'"explorer les logiques politiques qui régissent l'Union et de comprendre à travers la Commission comment des enjeux deviennent politiques ". La Commission doit-elle être politique ?
Initialement, je voulais voir comment s'élaborent des politiques publiques à l'intérieur d'une institution supranationale. Mais il se trouve que je suis arrivé au début de la Commission présidée par Jean-Claude Juncker, quand tout le monde, à mon grand étonnement, parlait de " Commission politique ", sans forcément y mettre la même signification. Finalement, le livre porte sur cette expérience d'une Commission politique et, plus largement, sur ce que j'appelle " le travail politique ", parce que j'ai suivi un commissaire qui, contrairement à nombre de ses collègues, n'éprouvait aucune gêne à dire qu'il faisait de la politique et qu'il était un homme politique. Je voulais voir comment cette institution, qui n'a pas été programmée pour en faire, qui en principe oscille entre son devoir d'indépendance, de gardienne des traités et de défense de l'intérêt général, et qu'en outre beaucoup d'Etats membres voient comme leur Secrétariat, pouvait faire de la politique dans le sens le plus traditionnel du terme, à savoir prendre parti et faire des choix en fonction de valeurs et d'idéologie.
La " Commission Juncker " a-t-elle finalement été politique ?
Oui, incontestablement ! En 2006, un débat sur l'opportunité de politiser l'Union européenne a opposé deux grands universitaires : Simon Hix et Stefano Bartolini. Le premier répondait par l'affirmative parce que, rappelait-il, l'Union européenne fait des gagnants et des perdants et doit l'assumer. Le second jugeait que c'était dangereux et qu'il valait mieux privilégier des formules consensualistes à la suisse. Jean-Claude Juncker a pris le parti de Simon Hix en disant : " on est une Commission politique, donc nous allons nous comporter comme un gouvernement ". Prudent, il n'a jamais voulu assumer le côté partisan, mais pour le reste il a mené une Commission politique, qui faisait des choix et proposait des projets portant certaines valeurs. Dans le cas de la Grèce, cela voulait dire que des dirigeants politiques, et non des fonctionnaires, allaient porter le dossier, en assumer les conséquences et, si nécessaire, prendre des décisions s'écartant un peu, voire beaucoup, des engagements pris dans le cadre du programme décidé par l'Eurogroupe. Sur le Pacte de stabilité et de croissance, Jean-Claude Juncker et Pierre Moscovici ont poussé la liberté très loin, refusant d'imposer des sanctions automatiques aux Etats qui ne respectaient pas les règles. Sur la fiscalité, c'est essentiellement un agenda progressiste qui a été porté. Traditionnellement, la Commission est vue comme celle qui porte le point de vue le plus fédéraliste et cherche à accroître ses pouvoirs. Mais, dans ce cas, il ne s'agissait pas de se dire favorable ou hostile à l'Europe, mais de se battre sur des idées classiques, autour de l'égalité, de la liberté, de l'environnement. La Commission représente un compromis entre la gauche et la droite, entre des opinions partisanes fortes exprimées au Collège des commissaires et au Parlement. Donc, oui, c'est de la politique, mais pas à la française, plutôt à l'allemande.
Mais la Commission ne s'écarte-t-elle pas effectivement de son rôle en agissant ainsi ?
Faire de la politique est une source de risque, voire de danger, pour la Commission. Mais c'est devenu inévitable, en raison essentiellement de l'existence du Parlement européen, qui est élu au suffrage universel direct, qui était jusqu'en 2019 structuré autour d'un axe gauche/droite et qui a un statut de colégislateur. Ce Parlement n'a d'équivalent dans aucune organisation internationale. Face à cela, il y a deux réactions possibles. Certains voudraient revenir en arrière, au nom de l'idée selon laquelle les traités européens seraient une espèce de structure normative supérieure, dominant la politique ; il s'agit là d'une conception très " Allemagne post 1945 " dans laquelle la Loi fondamentale est, à certains égards, plus importante que le gouvernement. D'autres, nombreux en France, estiment que la Commission doit être un instrument technocratique au service des Etats membres et que les vrais décideurs sont les chefs d'Etat et de Gouvernement. La Commission risque en effet de miner sa propre crédibilité si elle prend parti entre des pays qui n'ont pas tous la même couleur politique. Mais je pense qu'elle n'a pas le choix. Et si l'idée est que seuls les chefs d'Etat et de Gouvernement ont une responsabilité politique parce qu'ils sont élus par leur peuple, alors supprimons les élections européennes !
La présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, veut " une Commission géopolitique, axée sur l'ambition de façonner un rôle pour l'Europe dans le monde ". Cette ambition signe-t-elle la fin ou la continuation par d'autres moyens de la Commission politique ?
Ursula von der Leyen a déclaré d'emblée qu'elle souhaitait une " Commission géopolitique " au nom, probablement, d'une lecture du monde qu'elle voulait différente de celle de son prédécesseur. C'était aussi le reflet d'une situation objective ; lorsqu'elle arrive à Bruxelles, elle est adoubée par le Parlement européen à une faible majorité et les deux grands partis, PPE et S&D, ne suffisent plus à constituer, à eux seuls, une majorité. Dans un tel contexte, il est tentant de dire que le monde fait face à des défis, qu'il y a des enjeux comme le changement climatique, la Russie ou la Chine, qui appellent à s'élever par le haut en faisant de la géopolitique. Mais la pandémie a bouleversé ce programme. Ce que la Commission fait depuis mars 2020, à savoir des plans de redistribution économique massifs, des plans d'organisation de la production et de la distribution de vaccins, ce n'est pas de la géopolitique, c'est de la politique, dans le sens le plus strict du terme.
A quoi peut-on s'attendre une fois la crise sanitaire passée ?
Jean-Claude Juncker et Pierre Moscovici ont sans conteste une volonté politique. Ursula von der Leyen en a-t-elle une, je ne le sais pas. Il n'est pas impossible que, dans un an ou deux quand la situation se sera stabilisée, sa Commission ressemble à la Commission Barroso, une Commission un peu plus calme, installée sur un strapontin, où elle attendra de voir ce que les Etats veulent faire, sans prendre trop position. Mais encore une fois, il y a une tendance générale qui amène la Commission à devoir se mêler de politique. Et pendant la pandémie, la Commission a joué un vrai rôle, a pris une vraie place, alors que dans les situations de crise, le Conseil est, en général, tenté de prendre le contrôle des opérations. La Commission sort plutôt renforcée de cette séquence et elle va maintenant devoir régler de nombreux problèmes, ce qui est une façon de prédire qu'elle va être obligée de faire de la politique.
Jean-Claude Juncker était un Spitzenkandidat, contrairement à Ursula von der Leyen, choisie par le seul Conseil européen. Le système du " candidat chef de file " est-il une bonne ou une mauvaise chose ?
Il est évident que c'est une avancée démocratique et je ne comprends pas les reproches qui lui sont adressés. Le premier est qu'il donnerait la priorité au PPE, qui est souvent arrivé en tête. Mais il n'y a rien d'anormal à cela : dans les systèmes proportionnels, le parti vainqueur est en général chargé de former une coalition, quitte à passer le relais s'il n'y arrive pas. L'autre reproche, plus fondamental, consiste à dire que le Parlement européen serait mal élu ; cette idée, selon laquelle un taux de participation de 50% serait trop faible pour justifier un système de représentation, est étrange. Ces critiques fonctionnent malgré tout, car les Etats membres n'ont pas apprécié que Jean-Claude Juncker se réclame d'une légitimité démocratique pendant son mandat. Mais je pense que les Européens devraient, à terme, revenir au Spitzenkandidat. Je suis conscient que l'Union européenne n'est ni une fédération, ni un Etat. Mais il me semble, si l'on est un démocrate, que l'on doit accepter le fait que le Parlement devrait avoir un mot plus important à dire que les chefs d'Etat et de gouvernement, même s'il faut trouver un compromis entre les deux.
On reproche fréquemment aux institutions européennes de n'être pas suffisamment démocratiques. Vous partagez ce point de vue ?
Je suis beaucoup moins critique à ce sujet que ne le sont la plupart des Européens. Les institutions européennes sont, sur le plan formel, extraordinairement démocratiques, si vous jugez à l'aune de critères comme la transparence, la responsabilité ou le pouvoir du Parlement par rapport à l'exécutif ! Le problème, c'est que les électeurs ne s'y intéressent pas et qu'il y a donc une distance entre ces derniers et ce qui se passe à Bruxelles. Il est évident que l'Europe n'arrivera pas, comme le voudrait une illusion fédéraliste, à créer un espace politique européen qui serait l'équivalent de l'espace politique national où tout le monde connaît les dirigeants et où le théâtre politique est institutionnalisé. Mais si l'idée est de faire cohabiter 27 Etats et 24 langues dans un système plus démocratique que celui que l'on connaît dans n'importe quelle autre organisation internationale, le système actuel ne fonctionne déjà pas si mal. Il y a une marge d'amélioration, mais ces choses-là prennent du temps. Attention cependant de ne pas susciter de faux espoirs, de ne pas faire de la fausse démocratisation, où l'on rendrait transparentes des institutions affaiblies, où l'on procéderait à l'élection directe d'une Commission soumise aux Etats, où l'on politiserait des enjeux sur lesquels l'Union européenne ne peut pas intervenir. Il ne faudrait pas que la démocratisation se fasse au prix d'une forme d'impuissance politique.
Dès lors, peut-on parler d' " espace politique européen " ?
La question est ouverte. Cet espace politique existe plus qu'on ne le pense. Prenez un exemple, le clivage gauche/droite. C'est vrai qu'être de gauche ou de droite, cela ne veut pas du tout dire la même chose en Pologne ou en Espagne ; mais c'est malgré tout plus facile à comprendre entre un Polonais et un Espagnol qu'entre un Espagnol et un Péruvien, un Américain ou, plus encore, un Chinois ou un Indien. Dans l'histoire longue de l'Europe, il y a eu des différences importantes, mais il y a aujourd'hui des systèmes démocratiques qui sont assez semblables si on les compare au reste de la planète, avec un vocabulaire, des imaginaires politiques qui ne sont pas si éloignés les uns des autres.
Que pensez-vous de la dynamique de l'élaboration des politiques européennes ?
C'est ce que l'un de mes interlocuteurs appelait " la fabrication de la saucisse " ! Sans flagornerie aucune, j'ai été impressionné et surpris par l'extrême compétence des personnes que j'ai côtoyées à la Commission. Je m'attendais à rencontrer des gens à la fois plus ambitieux et plus cyniques. Or, que ce soit au sein des directions générales ou dans les cabinets, ils s'intéressent au fond des dossiers, ont des valeurs, une éthique professionnelle, des idéaux. Pour ce qui est du fonctionnement, on a tendance à penser que les idées montent de l'administration et que le commissaire est là pour les porter. Mais j'ai observé une volonté assez forte du président, des commissaires, de leurs cabinets, d'impulser eux-mêmes la direction politique. C'est à cette logique que répondaient les dix priorités édictées à son arrivée par Jean-Claude Juncker, une façon de dire " nous choisissons le programme et l'intendance suivra ". Le résultat, c'est un équilibre entre les deux.
Le plan de relance, avec son emprunt commun, semble marquer le succès de ce que vous appelez " les idées solidaristes ". Mais est-il pour autant annonciateur de changements durables ?
Ce serait bien sûr aller trop loin de dire que Jean-Claude Juncker et Pierre Moscovici étaient des devins et avaient vu les choses venir. Sur la réforme de la zone euro, entre 2015 et 2019, ce fut même un échec total, ils ont dû beaucoup reculer par rapport à leurs ambitions initiales, même les plus raisonnables. Mais derrière cet échec, il y a eu un énorme travail intellectuel et politique qui a un peu facilité les choses, ne serait-ce que conceptuellement, lorsque le temps de mettre en œuvre l'endettement commun et le plan de relance est venu. Quand vous affrontez une crise, vous allez chercher des options qui existent déjà. Aujourd'hui, la question se pose de reconduire cet endettement, de lever une forme d'impôt au niveau européen, alors qu'auparavant c'était complètement exclu dans les milieux décisionnels. Cette évolution est proprement hallucinante !
Mais la CDU et son candidat à la Chancellerie, Armin Laschet, insistent dans leur programme électoral sur le caractère unique de cette dette commune...
J'ai du mal à imaginer qu'un gouvernement ayant à sa tête un dirigeant d'extrême droite réussirait à convaincre celui que pourrait diriger Armin Laschet d'émettre de nouvelles dettes publiques pour un plan de solidarité européen ; un tel scénario n'étant pas impossible, on ne peut pas dire que les choses soient irréversibles. Je ne dis donc pas que la pandémie a eu un effet de changement paradigmatique ou un effet de cliquet rendant impossible tout retour en arrière. Mais, d'une part, il y a maintenant un précédent, il a été démontré que c'était possible de s'endetter en commun et que cela ne menait pas à la catastrophe ; d'autre part, il va falloir gérer cette dette pendant de longues années et il y aura donc de longues discussions.
L'Europe politique fut longtemps synonyme de plus d'Europe ; mais au fil des crises, cela pourrait aussi signifier moins d'Europe. A l'heure de la Conférence sur l'avenir de l'Europe, quelle dynamique peut-on attendre ?
L'Europe a longtemps été pensée comme un projet progressiste, synonyme de libéralisation politique et économique, même si les Américains la voient, à tort, comme un bloc protectionniste, et l'on a beaucoup de difficulté à admettre qu'il existe une autre conception de l'Europe, conservatrice et chrétienne. Or on observe une conversion des conservateurs et même des réactionnaires à l'idée européenne, mais une Europe fondamentalement différente de celle portée par Angela Merkel par exemple. C'est une Europe des frontières, une Europe des traditions, dans laquelle les nations jouent un rôle important. Ce n'est pas un discours hostile à l'Union européenne en tant qu'organisation, mais à certaines des politiques menées par l'Union européenne. Ce qui se dessine est une Union dans laquelle la contestation de l'Europe est moins forte qu'on aurait pu le penser mais où deux conceptions alternatives du projet européen vont s'affronter. Cela signifie que le débat politique européen, son centre de gravité, risquent d'être beaucoup plus conservateurs au fur et à mesure que vous intégrerez des positions qui étaient jusque-là jugées inacceptables ou anti-européennes.
Quelle vision a-t-on de l'Europe outre-Atlantique ?
Pour ce qui est du climat général, il y a, à la fois, une sympathie pour l'Europe comme continent et une grande incompréhension à l'égard de l'Union européenne. Et derrière tout cela, il y a cette idée que l'Europe représente le passé, qu'elle ne peut rien faire de bien, sauf peut-être sur le changement climatique. Pour ce qui est des dirigeants politiques, je dirais qu'il y a un important clivage droite/gauche. Les Conservateurs au Canada et les Républicains aux Etats-Unis sont méfiants à l'égard de l'Europe mais ils aiment bien certains de ses Etats membres, alors que Joe Biden ou Justin Trudeau sont, à l'instar de leur parti, favorables à l'Union européenne, qui est globalement leur alliée sur les grands enjeux qu'ils défendent. Il y a chez ces derniers une grande affinité, mais contrebalancée par leur volonté de consacrer davantage de ressources à l'Asie. Enfin il y a une évolution chez les jeunes qui sont préoccupés par la question post-coloniale. Quand je parle à mes étudiants des pays européens ou de l'Union, il leur vient assez spontanément en tête des images négatives, par exemple la France en Afrique subsaharienne ou autres. Après, quand on entre dans les détails, ils découvrent que l'Union européenne a mis en place des mécanismes de coopération pour lutter contre le changement climatique qui sont beaucoup plus ambitieux et qui fonctionnent mieux que les nôtres ou quand on leur parle de migration interne et de Schengen, ils réalisent qu'en Europe la possibilité de bouger est beaucoup plus grande qu'en Amérique du Nord. Ils découvrent alors que l'Europe est un laboratoire intéressant de démocratie et de cohabitation entre les peuples, de capacité à s'attaquer aux enjeux globaux, mais la première réaction est d'y voir " un continent impérialiste en déclin ".
Interview réalisée par Isabelle Marchais.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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