Entretien d'EuropeLes parlements nationaux et l'Union européenne : Une inadéquation structurelle ?
Les parlements nationaux et l'Union européenne : Une inadéquation structurelle ?

Démocratie et citoyenneté

Olivier Rozenberg

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14 juillet 2003

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Rozenberg Olivier

Olivier Rozenberg

Chercheur au Centre d'études européennes et Professeur associé à Sciences Po.

I. La difficile émergence des parlements nationaux

Le processus d'adaptation des parlements nationaux à la construction européenne s'est opéré durant les années 1980 et 1990. Au-delà de la diversité des situations au sein de chaque Etat membre, l'affirmation des parlements nationaux procède d'abord d'une négociation entre parlementaires et gouvernement partiellement influencée par l'agenda européen. Ensuite, la nature spécifique du projet européen – comme processus à la fois fragile et souffrant d'un déficit démocratique – a encadré la dynamique de parlementarisation de l'Union.

Une affirmation lente et négociée

Jusqu'à l'Acte unique, l'intérêt des parlementaires nationaux pour l'Europe est resté limité, à l'exception des Danois et des Britanniques qui mirent en place certaines procédures dès leur adhésion. Mais c'est l'extension des compétences de la Communauté et l'introduction de la règle du vote à la majorité qualifiée avec l'Acte unique, qui fait prendre conscience de l'importance des affaires européennes et donc des premières pressions exercées sur les institutions parlementaires nationales. Les commissions parlementaires chargées de l'examen des projets de directives furent renforcées dans plusieurs États membres, la Chambre des Communes créant notamment en 1988 deux commissions européennes permanentes pour répondre à l'accroissement de la législation communautaire.

La signature du traité de Maastricht amplifia ce mouvement. Les attributions de l'Assemblée nationale ou du Bundestag en matière européenne furent alors renforcées. Les parlementaires français, à travers le vote de résolutions, obtinrent le droit de se prononcer collectivement en dehors du vote d'une loi, ce qui leur était auparavant impossible en matière européenne comme pour les affaires intérieures. Dans une moindre mesure, la signature du traité d'Amsterdam fournit également une occasion pour certaines assemblées d'accroître leurs compétences.

Au-delà de ces initiatives attachées aux compromis successifs passés par les États dans le cadre des traités, l'affirmation des Parlements nationaux s'est également réalisée sur un mode incrémental (Corbett, 1999). A cet égard, les grandes étapes de la construction européenne, à savoir les révisions des traités, ont souvent servi à inscrire dans les normes européennes ou nationales des pratiques initiées antérieurement en dehors de dispositions légales. Ce développement est souvent caractérisé par des effets de cliquet : lorsque les assemblées tendent à interpréter leurs droits dans un sens qui leur est favorable, il devient coûteux pour les gouvernements de revenir sur des pratiques qui s'imposent et finissent par être institutionnalisées lors de la révision des traités ou des Constitutions. Ainsi, les gouvernements français ont accepté certaines revendications des députés et sénateurs en matière d'examen de la législation européenne en projet. Le gouvernement Juppé a autorisé le Parlement français à examiner des documents de l'UE (et non des seules Communautés européennes), ainsi que des projets d'actes ne comportant pas de dispositions de nature législative. La révision constitutionnelle préalable à l'adoption du traité d'Amsterdam officialisa l'engagement antérieur de l'exécutif, le nouvel article 88-4 de la Constitution autorisant les parlementaires à se prononcer sur les projets d'actes de l'Union. Autre exemple, la Chambre des Lords a décidé de sa propre initiative de contrôler les projets européens relevant du troisième pilier incitant le gouvernement à légaliser cette pratique en 1998.

L'octroi de prérogatives au profit des Parlements nationaux procède d'une négociation entre ces derniers et le gouvernement. L'inégalité des acteurs en présence apparaît dans la mesure où les moyens de pression des Parlements face aux gouvernements sont limités. Sauf à suivre la procédure référendaire dont l'exemple irlandais a révélé toute l'incertitude en 2001, l'adhésion à l'UE et plus encore la révision des traités nécessitent l'approbation du Parlement. Les assemblées peuvent alors utiliser ce pouvoir de veto pour exiger un accroissement de leurs prérogatives. La pression exercée par le Parlement peut être d'autant plus forte qu'une révision préalable de la Constitution est rendue nécessaire. L'adhésion de l'Autriche à l'UE en 1995 fournit de ce point de vue le meilleur exemple de ce type de négociation : appuyé par une coalition parlementaire incertaine, le gouvernement fut contraint d'autoriser le Parlement à pouvoir mandater les ministres négociateurs au Conseil.

Cependant, le pouvoir formel de veto dont disposent les Parlements nationaux ne peut masquer leur faiblesse structurelle face à l'exécutif. A l'exception des gouvernements minoritaires nordiques, les gouvernements européens disposent le plus souvent d'une base parlementaire stable et importante, où la discipline de vote est la règle vis-à-vis des projets gouvernementaux. Pourquoi en serait-il autrement lors de la ratification des traités ? La rébellion parlementaire est même ici d'autant plus improbable que, dans la plupart des États membres, les partis de gouvernement sont favorables au projet européen. L'alternance au pouvoir, l'existence de gouvernements de coalition ou la multiplication des situations de cohabitation ont en outre contribué à installer un consensus vis-à-vis de la construction européenne. Dès lors, les modifications entreprises ne modifient que marginalement l'asymétrie institutionnelle qui caractérise la plupart des régimes politiques européens. Ainsi, en France, la révision constitutionnelle préalable à la ratification du traité d'Amsterdam a permis d'élargir l'article 88-4, mais l'accroissement des pouvoirs du Parlement en matière européenne demeure limité. La faculté d'émettre une résolution sur les projets d'actes de nature non législative reste en effet soumise à l'accord du gouvernement. Par ailleurs, les réformes entreprises sont parfois déterminées par des logiques domestiques, indépendamment de toute pression adaptative nourrie par le processus européen. Ainsi, au Royaume-Uni, la réforme de 1998 visant à élargir les pouvoirs de contrôle des Chambres des Communes et des Lords sur les questions européennes se produisit selon un agenda interne et en dehors de toute révision des traités. Dès lors, en France comme au Royaume-Uni, l'affirmation du Parlement en matière européenne reste généralement consentie par l'exécutif, elle ne lui est pas imposée.

Enfin, les Parlements nationaux ont été en situation d'autant plus défavorable face à l'exécutif qu'ils ne disposaient pas d'une ressource commune définie au niveau européen et mobilisable en interne. L'européanisation suppose d'abord la formulation d'une règle, d'une pratique ou d'une idée au niveau européen qui puisse être ensuite incorporée, rejetée ou modifiée par les États membres. Or, les Parlements nationaux ont été et demeurent largement marginalisés dans le processus de décision communautaire, et ne peuvent donc participer à la définition des règles au niveau européen. En outre, parce que l'organisation des pouvoirs exécutif et législatif, ainsi que leurs rapports, est affaire de souveraineté nationale, l'adaptation des Parlements à l'Europe s'est réalisée en l'absence de la formulation de règles européennes communes. Dès lors, le contrôle parlementaire de la politique européenne d'un gouvernement ou la participation des assemblées à la formulation de la position nationale sur un dossier dépendent exclusivement d'arrangements institutionnels internes. Si une déclaration annexée au traité de Maastricht, puis un protocole annexé au traité d'Amsterdam, reconnaissent (tardivement) le rôle des Parlements nationaux, leur portée demeure limitée à la définition d'une période durant laquelle les assemblées sont informées des projets de législation, sans que le Conseil ne puisse adopter une décision. Des procédures de coopération parlementaire ont certes été mises en place notamment pas le biais des conférences des organes spécialisés dans le suivi des affaires communautaires (COSAC). Si ce type d'échange n'est pas sans effet sur la socialisation des élus ou l'émergence de réseaux parlementaires transnationaux, il ne constitue cependant pas une ressource significative pour les élus dans leur négociation avec le gouvernement.

Un double cadrage normatif

La dynamique de parlementarisation de l'Union a également été étudiée par deux enjeux tenant à la nature du projet européen. Comme l'a observé Marc Abélès, la construction européenne se nourrit d'une incertitude quant à son devenir. Le statu quo est souvent vécu comme une crise et la menace d'un blocage opère de manière négative comme un moteur à l'approfondissement. Cette perception partagée par une grande partie de l'élite politique européenne a notamment favorisé ici le développement du Parlement Européen tandis que l'affirmation des Parlements nationaux a été longtemps comprise comme une menace pour l'Europe. A minima, l'octroi de compétences particulières aux Parlements risquait de compliquer, voire de gripper le processus de décision européen, en ajoutant un acteur au triangle institutionnel. A maxima, elle portait en germe la fin de l'intégration européenne, en consacrant de fait pour chaque État la préservation d'un pouvoir de veto. Parmi les pro-européens, cette crainte reposait notamment sur l'idée que les États membres réussissent par ce biais à retrouver le pouvoir de blocage qu'ils abandonnaient progressivement au Conseil avec le passage à la majorité qualifiée.

Cette perception identifiant le Parlement européen à un « plus d'Europe » et les Parlements nationaux à un « moins d'Europe » fut longtemps dominante auprès des élites politiques européennes, voire des spécialistes de l'intégration européenne.

Elle apparaît pourtant comme étant « marquée » quant à son idéologie, inexacte quant à son fondement et dépassée quant à sa réalité. Idéologique d'abord, cette croyance l'est dans la mesure où elle s'inscrit en définitive dans une conception fédérale du projet européen. Une telle perspective suppose qu'un pouvoir législatif unique en Europe aurait à terme pour vocation de contrôler un exécutif européen, les Parlements de chaque État membre remplissant une fonction similaire au niveau national en délaissant les secteurs de compétence communautarisés. Or, cette perception est très éloignée de la réalité d'un système politique européen caractérisé par le brouillage des niveaux de gouvernance. Bien plus, il est sans aucun doute rapide de considérer que les eurodéputés sont dans leur ensemble favorables à l'UE et les parlementaires nationaux réticents. Les études menées dans le cadre du programme European Election Study auprès des membres des différentes assemblées donnent sur ce point une image plus nuancée des élus. Si les citoyens qui élisent les députés nationaux et européens sont les mêmes, un écart existe ; il tient pour l'essentiel aux différents modes de scrutin, aux enjeux propres à chaque type d'élection et, surtout, aux effets de socialisation de chaque enceinte parlementaire. Ces éléments ne doivent pas masquer pour autant la pluralité interne qui caractérise les assemblées. Au niveau national, les commissions parlementaires spécialisées dans le suivi des affaires européennes sont ainsi composées majoritairement d'élus favorables à l'intégration européenne voire fédéralistes. Par ailleurs, en France comme au Royaume-Uni, les Chambres hautes ont investi de longue date les questions européennes, non pas parce que Lords et Sénateurs craignaient de voir leurs pouvoirs menacés par l'Europe, mais bien parce qu'ils concevaient l'Europe comme une opportunité pour accroître leur influence en interne.

Il reste qu'assimiler l'affirmation du Parlement européen à un approfondissement de la construction européenne et voir dans le développement des Parlements nationaux un facteur de crise ne fut pas sans effet pendant plus d'une dizaine d'années. Depuis la fin des années 1990, cette période semble en partie révolue. Un « nouveau modèle européen » caractérisé par la réaffirmation des États membres au détriment des institutions communautaires, comme par la préférence donnée à la méthode de coopération intergouvernementale ou aux méthodes ouvertes de coordination semble se développer. Ce contexte semble favoriser les Parlements nationaux sur le Parlement européen. De manière significative, pour la première fois dans l'histoire institutionnelle de l'UE, la révision des traités à Nice en décembre 2000 n'a pas donné lieu à un approfondissement significatif des pouvoirs du Parlement européen. A l'inverse, la question des Parlements nationaux constituait l'un des quatre chapitres devant initialement animer les travaux de la Convention sur l'avenir de l'Europe.

Le mouvement de parlementarisation de l'Europe a donc été rythmé pour l'essentiel par l'approfondissement ou le recul de l'intégration européenne. Ce cadrage normatif a contribué à opposer les Parlements nationaux au Parlement européen au bénéfice de ce dernier jusqu'à Amsterdam. La question du déficit démocratique a également influencé le développement des institutions législatives. A partir de la signature du traité de Maastricht et à la suite notamment des référendums danois et français, les élites politiques se sont inquiétées de la perception de l'intégration européenne par leurs opinions publiques nationales. Si la validité du concept de déficit démocratique peut faire débat entre experts, certains indices comme la commande de sondages d'opinion, la création de forums locaux de discussion ou le blocage des négociations sur nombre de dossiers au Conseil ou dans les CIG témoignent de la permanence de la crainte des gouvernants de voir sanctionnée leur action par les électeurs. Dès lors, la perception de l'opinion publique étant devenue un élément de la négociation institutionnelle au niveau européen comme dans les États membres, les Parlements nationaux et le Parlement européen ont pu jouer stratégiquement de ce thème pour appuyer leurs revendications et accroître leur influence. Prise dans une course à l'ostentation de la légitimité électorale, chaque assemblée a fait valoir ses avantages comparés en matière de proximité avec l'électeur. Face aux ministres et aux commissaires, les eurodéputés se sont affirmés comme les seuls dépositaires du suffrage universel direct au niveau européen. Les parlementaires nationaux ont, quant à eux, mis en avant leur rapport direct avec l'électeur par opposition à la sphère de décision bruxelloise. En soulignant la spécificité élective du statut parlementaire, l'instrumentation du déficit démocratique a ainsi rapproché les revendications des eurodéputés de celles des députés nationaux, même si ces derniers ont parfois critiqué leurs collègues strasbourgeois en se gratifiant d'une légitimité démocratique supérieure tenant à la tradition, aux perceptions de l'opinion ou au mode de scrutin. La stratégie parlementaire fondée sur la dénonciation ou la promesse de résorption du déficit démocratique a été un succès. Les parlements nationaux ont ainsi obtenu la plupart de leurs attributions en matière européenne dans les années qui suivirent le traité de Maastricht. En cédant à certaines revendications des élus, les chefs de gouvernement voulurent ainsi légitimer le projet européen, ou tout du moins envoyer à l'opinion le message qu'ils en avaient le souci.

II. Des parlements en retrait

Les assemblées parlementaires des États membres de l'UE ont obtenu certaines prérogatives particulières relatives à la construction européenne touchant au droit d'information, d'enquête et de résolution. Ces dispositifs leur permettent-ils de peser sur la décision européenne qu'il s'agisse de la politique européenne de leur gouvernement ou directement de la sphère de décision bruxelloise ? Les changements internes aux assemblées provoqués par le mouvement d'intégration européenne contribuent-t-ils également à transformer les parlements dans leurs modes d'organisation ou de division du travail ?

Une influence limitée

La difficulté à intégrer les parlements nationaux dans une réflexion touchant aux institutions européennes procède d'abord de la difficulté à poser un diagnostic consensuel. Les Parlements nationaux influencent-ils le devenir de la construction européenne en général et les politiques publiques communautaires en particulier ? La permanence affirmée du déficit démocratique tient-elle à l'insuffisance du mouvement de parlementarisation de l'Union évoqué précédemment ? L'opinion publique, les parlementaires et les experts n'apportent pas de réponses identiques à ces questions, chacun de ces groupes se caractérisant en outre par des désaccords internes. Les principaux acteurs du processus, les parlementaires eux-mêmes, sont divisés sur la question de leur influence. A une extrémité de l'échelle se trouvent les parlementaires indifférents vis-à-vis de la question européenne, leur désintérêt signifiant qu'ils situent au niveau national le centre de la prise de décision. A l'autre extrémité, des élus jugent au contraire que les politiques publiques se décident maintenant au niveau européen et que leur marge d'action est par conséquent limitée, voire nulle. Entre ces deux pôles, une masse croissante de députés se montre consciente des incidences de l'intégration européenne sur la prise de décision tout en estimant que les secteurs essentiels à leurs yeux – la politique économique, la fiscalité, la sécurité des personnes… – demeurent sous la responsabilité des États membres. Au-delà de ces divergences, les élus de nombreux Parlements estiment le plus souvent que leur influence vis-à-vis des politiques communautaires et même de la politique européenne de leur gouvernement est extrêmement limitée.

Au niveau des experts, l'influence des Parlements nationaux vis-à-vis des affaires européennes n'a pas fait l'objet de débat jusqu'au milieu des années 1990. Divisés sur le ressort de la construction européenne, les spécialistes s'accordaient à considérer les Parlements nationaux comme les perdants de l'Europe, soit parce que l'intégration européenne tendait à devenir indépendante des logiques nationales, soit parce qu'elle contribuait à renforcer les exécutifs nationaux. Quel que soit le point de vue adopté, la faiblesse des Parlements nationaux en Europe était assumée plutôt que démontrée. Dans les années qui suivirent la signature du traité de Maastricht, le constat pragmatique de l'octroi de certaines prérogatives au profit des Parlements nationaux, l'inquiétude grandissante envers la question de la légitimité démocratique de la construction européenne et l'intérêt porté aux phénomènes d'européanisation du national contribuèrent au développement d'études consacrées spécifiquement au rôle des Parlements nationaux dans l'UE.

Ces études s'efforcèrent de caractériser le processus d'adaptation des Parlements nationaux et de l'inscrire dans une réflexion plus large concernant l'évolution du parlementarisme. La création de commissions spécialisées dans le suivi des affaires européennes est alors considérée comme l'expression d'une tendance d'approfondissement de la division du travail parlementaire et de spécialisation des élus. L'examen attentif des documents européens traduit également la nécessaire maîtrise de l'information comme condition préalable de la participation aux politiques publiques. Pour être influent, le parlementaire, a priori généraliste de la politique, doit de plus en plus se faire spécialiste d'un dossier. L'examen des projets de législation européenne, avant les interventions du Conseil ou du Parlement Européen, témoigne d'une conception pragmatique de l'intervention parlementaire. Pour être efficace, les assemblées doivent intervenir avant que la décision ne soit prise, afin notamment de pouvoir amender le texte à la marge, plutôt que de devoir s'y opposer frontalement par la suite. En pratique, l'examen a priori des projets européens a contribué à isoler les Parlements nationaux des institutions communautaires et de leurs homologues. Le plus souvent, les assemblées ont d'abord cherché à influencer, à modifier ou à soutenir la position de leur gouvernement dans les négociations, plutôt que de participer directement et/ou collectivement à la décision européenne. Si ce prisme procède de l'interconnexion des pouvoirs exécutif et législatif propres aux régimes parlementaires européens, les différentes conceptions des élus nationaux, relatives à l'Europe comme au parlementarisme, n'ont pas favorisé l'émergence d'une véritable coopération parlementaire transnationale.

Les contraintes de la mobilisation parlementaire

La difficulté à identifier l'influence exercée par les Parlements nationaux tient au caractère formaliste de l'étude qui en est faite. Pourtant, l'ambiguïté des usages des outils institutionnels dont disposent les assemblées devrait rendre l'analyse plus incertaine. Ainsi, la pratique du mandat strict de négociation adressé par un Parlement au ministre se révèle souvent dans les faits impossible à tenir. De même, les ministres peuvent stratégiquement jouer des réserves d'examen parlementaire qui leur font obligation de ne pas se prononcer au Conseil tant que leur assemblée étudie le projet, afin d'éviter d'endosser une décision difficile. Surtout, l'influence parlementaire est d'autant plus informelle que le mécanisme mis en place fait intervenir les députés en amont de la décision, alors même que les gouvernements se trouvent de plus en plus souvent placés à ce stade devant une multitude de contraintes croisées.

Il est donc difficile de démêler précisément ce qui relève de l'influence des Parlements nationaux, de certains autres acteurs domestiques ou du contexte particulier de la négociation dans la production de la décision européenne. Par exemple, le refus de plusieurs chefs d'État et de gouvernements d'étendre les secteurs soumis au vote à la majorité qualifiée lors du sommet de Nice en décembre 2000 trouve-t-il son origine dans la mobilisation des parlementaires nationaux, des collectivités locales, des organisations professionnelles ou de l'opinion ? La mesure du rôle spécifique joué par les Parlements nationaux se révèle d'autant plus difficile à établir que, bien souvent, les positions des députés sont identiques à celles d'autres groupes sociaux, de leur gouvernement et/ou de l'opinion quand, cumul des mandats et des fonctions oblige, le député n'est pas lui-même un élu local ou un représentant officieux d'une organisation professionnelle. Dès lors, la particularité de l'intervention parlementaire est plutôt identifiable lorsqu'elle est réactive. En France, députés et sénateurs fabriquent ainsi depuis 1979 des textes contraires à la directive relative aux oiseaux migrateurs. Même dans ce cas, si le pouvoir de blocage des élus nationaux semble réel, il est difficile de parler d'influence, l'activisme parlementaire restant soumis aux sanctions éventuelles prononcées par les autorités judiciaires européennes et nationales. Si la similarité de l'adaptation à l'Europe des Parlements peut s'apparenter à une véritable convergence institutionnelle, le volume d'activité des assemblées concernant les affaires européennes reste très variable. Les Parlements des États membres nordiques, ayant un système fédéral et/ou dont la population est globalement satisfaite du fonctionnement de la démocratie au niveau national, se montrent davantage entreprenants.

D'une certaine manière, la difficulté à observer empiriquement l'action des parlementaires nationaux vis-à-vis du processus de décision communautaire comme de la politique européenne des gouvernements peut être vue comme le signe d'une influence limitée. Le triptyque institution-intérêt-idée constitue un prisme adéquat pour analyser la faiblesse des Parlements nationaux. Au niveau institutionnel, la difficulté à agir tient aux effets incertains des procédures nouvellement créées, et aux frontières de l'univers politique des députés. Dans leur diversité, les communautés d'acteurs propres aux politiques publiques européennes demeurent difficiles à intégrer pour les élus. Or, la maîtrise de l'information constituant l'enjeu déterminant de la participation des assemblées au processus de décision communautaire, la clôture relative des communautés épistémiques transnationales à l'encontre des représentants parlementaires constitue une contrainte de taille. L'articulation à la décision européenne des intérêts traditionnellement défendus par les élus, spécialement les enjeux locaux attachés aux circonscriptions des parlementaires, se révèle problématique en dehors de dossiers sectoriels comme les politiques agricole ou régionale. L'intérêt de l'élu à agir vis-à-vis des dossiers européens est également contraint par la faible probabilité qu'un député ou un groupe de députés puissent modifier les outputs d'une négociation engageant un réseau d'acteurs dont le nombre et la diversité sont sans commune mesure par rapport aux politiques nationales. Enfin, il est clair que l'affirmation des parlementaires en matière européenne suppose la prise de conscience de l'importance de la construction européenne. Or, les cadres de leur action, qu'ils soient locaux, nationaux ou partisans, constituent des facteurs peu favorables à la mise en place d'un cadre cognitif européanisé. Les logiques propres aux métiers politiques valorisent les dimensions locales et nationales dans la perception que les élus ont de leurs positions, de leurs rôles et du monde politique.

La combinaison des variables explicatives liées aux institutions, aux intérêts et aux idées permet ainsi d'identifier un faisceau de contraintes s'opposant à la mobilisation des parlementaires nationaux vis-à-vis des questions européennes. Elle fait apparaître l'importance première des représentations mentales comme pré-conditions à l'action, car si la majorité des députés estiment toujours qu'il n'est pas nécessaire d'agir sur les enjeux européens, c'est avant tout parce que la réalité européenne est sous-estimée, voire ignorée.

L'analyse de l'adaptation des parlements nationaux aux logiques de la construction européenne rend compte d'une double difficulté des parlements à acquérir certaines compétences et à influencer la politique européenne de leur État membre. Pourtant, il semble douteux de conclure en l'inadéquation structurelle entre l'Europe et les pouvoirs législatifs nationaux. La difficulté des assemblées à se saisir de l'Europe renvoie en définitive à leur difficulté d'adaptation générale à l'évolution des systèmes politiques. Ainsi, leur participation aux politiques publiques européennes semble faible mais elle ne l'est pas moins que sur la scène nationale. L'Europe constituerait ainsi un révélateur puissant de la faiblesse et mais aussi des transformations des parlements nationaux. La division du travail, la spécialisation des élus ou la montée en puissance des commissions constituent autant d'indices de ces changements, amplifiés par la contrainte européenne mais dépassant très largement celle-ci. En ce sens, la construction européenne pourrait être une ressource potentielle pour les parlements nationaux. La proposition ayant émergé des travaux de la Convention visant à la mise en place d'un mécanisme d'alerte précoce actionné par les Parlements nationaux peut constituer un des vecteurs de l'affirmation des assemblées en matière européenne. Pourtant, les évolutions récentes à caractère institutionnel ne sauraient masquer les difficultés des parlementaires à parler de l'Europe, et surtout, à se diviser sur la question. Qu'elle révèle l'impuissance des assemblées ou qu'elle constitue une opportunité permettant de contourner la domination des gouvernements, la construction européenne ne peut réellement faire l'objet d'une appropriation par les élus nationaux si les clivages les opposant sur telle politique communautaire ou tel projet de résolution demeurent illégitimes.

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Directeur de la publication : Pascale Joannin

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