Démocratie et citoyenneté
Albina Ovcearenco
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Albina Ovcearenco
I. Les élections des juges d'Europe centrale et orientale à la Cour Européenne des Droits de l'Homme.
L'analyse des élections est importante pour l'étude des conceptions des juges, car elle concerne non seulement la légitimité du juge, mais également l'indépendance du celui qui incarne le pouvoir judiciaire « par excellence ».
Les articles 22 et 23 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme prévoient que les juges à la Cour Européenne des Droits de l'Homme sont élus par l'Assemblée Parlementaire du Conseil de l'Europe pour un mandat renouvelable d'une durée de six ans « au titre de chaque Haute Partie contractante, à la majorité des voix exprimées, sur une liste de trois candidats présentés par la Haute Partie contractante ».
Le problème crucial de ces élections réside dans la conciliation entre des exigences apparemment contradictoires, notamment de représentativité et d'indépendance de la Cour à l'égard des Etats soumis à sa juridiction.
Il convient de relever dans un premier temps que les modalités de sélection des candidats au poste de juges à la Cour de Strasbourg, visent à assurer la représentativité de la Cour, puisque chaque Etat soumis à sa juridiction présente une liste de candidats, dont l'un occupera le poste de juge. Il sera intéressant d'examiner les modalités selon lesquelles les Etats établissent les listes de candidatures qui seront ensuite soumises au vote de l'Assemblée parlementaire.
En ce qui concerne la procédure nationale de sélection des candidats, elle est déterminée en toute autonomie par chaque Etat, voire par le Gouvernement. La majorité des pays n'ont pas de procédures nationales préétablies et le processus n'est pas toujours public. Par exemple, dans la plupart des pays de l'Europe centrale et orientale ce sont les Gouvernements qui décident, à l'exception de la Lituanie où le choix est fait par le Président et de la Slovénie où l'Assemblée nationale discute de la liste des candidats [4]. Notons que le cas de Slovénie est particulièrement intéressant, car sa procédure offre une plus grande représentativité et une réelle légitimité aux personnes finalement proposées à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. Cependant, les procédures décrites ne sont guère nouvelles et elles ressemblent fortement aux procédures ayant cours dans les autres pays membres du Conseil de l'Europe.
Plusieurs propositions ont été faites pour améliorer les procédures nationales. Ainsi, le Conseil de l'Europe a suggéré à tous ses membres de « consulter une autorité nationale éminente extérieure au Gouvernement » pendant le processus de choix pour choisir vraiment les juristes les plus compétents [5]. Il a également suggéré de procéder à des appels publics à candidature, notamment dans la presse spécialisée (l'exemple de la Pologne s'impose, car ce pays fait appel à l'avis du cercle fermé des juristes [6]).
Le Conseil de l'Europe a fait également un certain nombre de suggestions en vue d'assurer une meilleure transparence des candidatures et davantage d'égalité entre les candidats. Ainsi, il avait été suggéré d'abandonner la pratique selon laquelle les candidats étaient classés par ordre de priorité et d'accepter la présentation par ordre alphabétique. De même, un modèle standardisé de curriculum vitae a été proposé par l'Assemblée parlementaire afin d'éviter un déséquilibre entre les curriculum vitae des candidats et de pouvoir juger et comparer les aptitudes des postulants. Dans le même temps, l'Assemblée parlementaire a préconisé la présence à tout le moins d'une candidature féminine par liste, et si possible, pas simplement à titre « ornemental » [7]. Notons que les pays d'Europe centrale et orientale présentent dans la plupart des cas des listes contenant des candidatures féminines et que sur les 12 femmes juges à la Cour Européenne, 5 viennent des ces « nouveaux pays » : les juges slovaque, croate, bulgare, macédonienne et arménienne [8].
Comme cela a été mentionné précédemment, les élections des juges à la Cour Européenne nécessitent une conciliation entre deux exigences : la représentativité, est certes importante, mais l'indépendance est également essentielle.
Il est vrai que l'arrivée desdits juges a suscité des craintes. Au premier chef a été évoqué le risque de « nominations obstructives », c'est-à-dire que l'on assiste à l'élection de juges susceptibles, prima facie, de remettre en cause l' « acquis jurisprudentiel » de la Convention. [9]
L'exigence d'indépendance sera mise en œuvre dès l'étape initiale de la procédure d'élection des juges, car ils sont élus par l'Assemblée pour leurs compétences juridiques et non en qualité d'agents du gouvernement. Depuis quelques années, contrairement à la pratique antérieure, la procédure d'élection des juges est décomposée en deux étapes : la procédure préalable au sein de la Sous-commission sur l'élection des juges à la Cour européenne des Droits de l'Homme et le scrutin au sein de l'hémicycle. Examinons plus attentivement la Sous-commission sur l'élection des juges à la Cour Européenne des Droits de l'Homme qui est une commission ad hoc dont le rôle consiste en l'audition des candidats afin d'évaluer leurs qualités.
L'intérêt d'organiser une telle procédure fut suscité en 1995 par le rapport parlementaire selon lequel la présentation de curriculum vitae des candidats ne suffisait plus à révéler les aptitudes réelles des futurs juges [10]. La sous-commission est composée selon la règle de la proportionnalité entre les groupes politiques [11]. Elle est composée de 13 membres et de 13 suppléants. La double représentation à la fois géographique et en fonction de la taille des Etats de manière plus ou moins équilibrée se fait de manière sous-jacente. La commission se réunit à plusieurs reprises et procède à un entretien avec les candidats au poste de juge qui dure 15 minutes et qui porte sur les questions relatives à l'expérience juridique et linguistique du candidat et au fonctionnement du système de la Convention européenne.
Après les auditions, la sous-commission peut rejeter la liste des candidats présentés par l'Etat, s'abstenir de recommander un nom étant donné l'excellence et l'équivalence de toutes les candidatures proposées ou, comme c'est le plus souvent le cas, avaliser une liste et présenter des propositions à l'attention de l'Assemblée parlementaire en vue du déroulement du vote.
En ce qui concerne les candidats d'Europe centrale et orientale retenus par la sous-Commission, l'analyse de leur curriculum vitae montre que dans la plupart des cas, les candidats correspondent aux exigences du Conseil de l'Europe. En effet, ils ont tous la connaissance d'au moins d'une langue officielle (l'anglais est plus répandu que le français), la majorité d'entre eux ont poursuivi des études jusqu'au doctorat, ont enseigné au sein de facultés de droit de leur pays d'origine et ont participé à des conférences et à des congrès internationaux concernant plusieurs aspects du développement du droit international et/ou des Droits de l'Homme.
N'oublions pas également que plusieurs d'entre eux ont fait des études ou des stages de longue durée à l'étranger soit dans le système anglo-saxon (Etats-Unis), soit dans le système continental (France, Italie) [12]. En plus, tous les candidats au poste de juge à la Cour Européenne des Droits de l'Homme ont un bagage solide en terme de travaux de recherches et de publications. A titre d'exemple, on peut citer M. Makarczyk, ex-juge élu au titre de la Pologne qui est auteur et éditeur de quatre ouvrages et de vingt études et articles concernant le droit international public et le droit des organisations internationales [13]. M. Kovler, juge élu au titre de la Fédération de Russie, qui a sorti à Moscou « Anthropologie du droit », un ouvrage de référence au sein de l'ex-URSS [14] ou encore M. Hajiyev, le juge élu au titre de l'Azerbaïdjan, dont le curriculum vitae mentionne plus de 20 travaux et publications portant majoritairement sur le droit constitutionnel [15].
Cet examen de la Sous-commission et toutes les informations relevant des curriculums vitae des juges sont très importants, car elles permettent de déterminer les facteurs subjectifs qui jouent un rôle certain dans la fonction judiciaire. Comme cela a été souligné par le président de la Cour suprême d'Israël, Monsieur Barak : « l'expérience personnelle d'un juge, sa formation, sa personnalité et son caractère jouent un rôle décisif dans l'évaluation de la rationalité de son choix » [16]. Certes, il faut constater que ce rôle est réduit lorsqu'il s'agit de l'application des normes de droit, ce qui est une opération assez technique. Cependant, le rôle des éléments subjectifs peut augmenter considérablement lorsqu'il y a des choix judiciaires à faire, par exemple dans les affaires concernant les grands débats de société.
II. L'activité des juges au sein de la Cour Européenne des Droits de l'Homme.
Durant ces dernières années, les juges de la Cour ont eu la possibilité de se prononcer sur des questions concernant le droit à la vie et le droit à la mort en passant par celles sur la torture, l'esclavage, la dissolution des partis politiques, les propos racistes, l'environnement, les écoutes téléphoniques et plusieurs autres [17]. Il a été souligné par des chercheurs que dans ce type d'affaire, le débat se pose en terme de valeur absolue, de bien ou de mal, et ce n'est pas la charge de travail du juge qui est à la base du poids d'un tel jugement, mais la responsabilité que la Cour et les juges doivent assumer individuellement dès lors qu'ils pénètrent dans le domaine de la politique sociale [18].
Les juges d'Europe centrale et orientale sont repartis dans quatre sections équilibrées et siègent de droit dans toutes les affaires concernant l'Etat dont ils sont originaires, ainsi que dans toute autre affaire sous la forme de commissions composées de trois juges, de chambres de sept juges et de la Grande Chambre de la Cour, composée de dix-sept juges.
Il faut noter que cette tache est très significative. En effet, entre 1988 et et 2001, le nombre de requêtes enregistrées par an est passé de 1 013 à 13 858. Parallèlement, la Cour a rendu 191 jugements jusqu'au 31 décembre 1989, alors qu'en ne comptabilisant que l'année 2002, le nombre des arrêts de la Cour portant sur le fond d'une affaire fut de 844 [19].
On peut noter que dans les arrêts rendus par la Cour, le taux des arrêts concernant les pays d'Europe centrale et orientale n'est pas prépondérant mais il augmente toutefois irrégulièrement entre 1999 et 2002 [20]. Cette affirmation peut être soutenue par le fait qu'en 2002, deux pays de cette région de l'Europe, notamment la Pologne et la Roumanie, sont parmi les pays concernés par le plus grand nombre d'arrêts, respectivement 28 arrêts (3,32 % du nombre total) et 26 arrêts (3,06 % du nombre total).
Ainsi, on constate que la participation des juges d'Europe centrale et orientale augmente dans les affaires concernant leur propre pays, mais également, de manière très rapide, dans les affaires concernant d'autres pays du Conseil de l'Europe [21].
Mais si les conceptions des juges d'Europe centrale et orientale ne peuvent être analysées à travers les jugements rendus collectivement par les Comités, les Chambres et par la Grande Chambre, ce sont les opinions séparées qui peuvent nous aider à comprendre l'idéologie et les valeurs du juge. Certes, ces opinions séparées dévoilent une partie du secret du délibéré, mais ceci est fait sans porter atteinte à l'autorité de la Cour. L'arrêt rendu serait accepté comme définitif et obligatoire pour l'affaire en question, mais les opinions séparées indiquent que la discussion juridique des problèmes en question reste ouverte.
Concernant les opinions séparées, elles peuvent être présentées soit sous forme d'opinion concordante, soit sous forme d'opinion dissidente.
En ce qui concerne les opinions concordantes, nous pouvons constater qu'il existe 4 motivations principales pour un juge à exprimer de telles opinions :
• « explication » voire « justification » de l'adhésion du juge au vote de la majorité
• critique à l'égard de la méthodologie suivie par la Cour
• plaidoyer destiné à mettre en lumière la justesse des vues exprimées antérieurement
• ou plaidoyer destiné à faire montre d'une culture juridique avérée.
A titre d'exemple, on peut citer l'opinion concordante de M. Jambrek, ex-juge élu au titre de Slovénie, où il est particulièrement éloquent lorsqu'il apporte l'exemple de la jurisprudence constitutionnelle comparée (américaine et allemande) dans l'affaire Grigoriades contre Grèce [22]. Un autre exemple peut être la célèbre affaire Brumarescu contre Roumanie dans laquelle Sir Bratza, juge élu au titre de Royaume-Uni a rendu une opinion concordante et à laquelle s'est rallié M. Zupancic, juge élu au titre de la Slovénie. Dans cette opinion, les Juges ont souscrit pour l'essentiel au raisonnement du jugement de la Cour, mais ont apporté quelques remarques additionnelles sur le grief tiré de l'article 6 de la Convention du fait de l'absence de procès équitable [23]. Il faut également mentionner l'opinion concordante de M. Kovler, juge élu au titre de la Fédération de Russie dans l'affaire Refah Partisi (Parti de la Prospérité) et autres contre Turquie dans laquelle il a exprimé sa critique envers certaines appréciations de la Cour concernant la question de la religion et de ses valeurs [24].
En ce qui concerne les opinions dissidentes, même si leur utilisation est assez modérée, il faut noter que le nombre d'arrêts comprenant des opinions dissidentes augmente progressivement et en parallèle du nombre d'affaires rendues par la Cour.
A la question : quelles sont les matières qui suscitent le plus d'opinions dissidentes, on peut certainement répondre que les opinions des juges d'Europe centrale et orientale sont émises dans plusieurs arrêts sur des thèmes « sensibles » comme les pratiques religieuses [25], l'avortement [26], le système des recours dans le nord de Chypre [27] ou la révocation de la fonction publique à cause de l'appartenance politique [28].
Néanmoins il faut ajouter que ces affaires « sensibles » contiennent non seulement des opinions dissidentes des juges des « nouvelles démocraties », mais aussi des opinions dissidentes des juges d' « anciennes démocraties » ou plus souvent des opinions communes de plusieurs juges. Ainsi, on peut citer l'affaire Fitt contre Royaume-Uni concernant la non-communication à la défense d'éléments à charge par l'accusation [29] dans laquelle la Grande Chambre a prononcé la non-violation du droit par 9 voix contre 8 voix dissidentes parmi lesquelles 4 appartenaient aux juges d'Europe centrale et orientale.
Ce facteur des thèmes « sensibles » n'explique qu'une partie de la pratique des opinions dissidentes par les juges d'Europe centrale et orientale. Premièrement, il est facile de citer également des décisions unanimes qui concernent des matières aussi sensibles qui celles qui viennent d'être mentionnées. A cet égard notons la décision Pretty contre Royaume-Uni [30], une affaire qui touchait au point sensible de l'euthanasie, et qui a été rendue à l'unanimité. En second lieu, on peut facilement citer des décisions dans lesquelles la raison de l'opinion dissidente doit plutôt être recherchée dans une ou plusieurs questions techniques du droit, comme celles de l'épuisement des voix de recours [31], de la conception peu restrictive de la notion de « grief défendable » [32] ou de la réparation pécuniaire [33].
Enfin, il faut encore une fois rappeler que l'arrivée de juges d'Europe centrale et orientale a suscité des craintes comme celle de voir se réduire la recherche d'un compromis acceptable pour les Comités, les Chambres et la Grande Chambre. Au contraire, il semble que la possibilité d'émettre une opinion dissidente demande aux juges qui appartiennent à la majorité de reconsidérer leurs arguments et de préciser leur raisonnement. Parallèlement, l'opinion dissidente doit mettre en relief le raisonnement car elle ne peut convaincre que par son intermédiaire. A ce titre, l'analyse des opinions dissidentes des juges d'Europe centrale et orientale montre que leur rédaction n'est pas trop polémique et par ce fait elle n'affaiblisse ni la position des juges, ni le compromis recherché par la Cour.
Conclusion
Malgré la diversité de visions du droit et des Droits de l'Homme ainsi qu'une expérience antérieure juridique et judiciaire souvent très différente, les juges d'Europe centrale et orientale exercent de manière active leur fonction à la Cour Européenne des Droits de l'Homme en prenant en compte l'unicité et la collégialité de la Cour et en contribuant efficacement à ce que la jurisprudence reste un facteur décisif pour les pays membres du Conseil de l'Europe.
Aujourd'hui, personne ne semble regretter l'époque où la Cour n'était qu'un espace assez homogène de pays occidentaux. Il semble même que l'émulation provoquée par l'arrivée de ces juges ait plutôt été une bonne chose et ait coïncidé avec une augmentation considérable du nombre global d'affaire et une responsabilisation accrue du corps des juges. La diversité des expériences et des conceptions des nouveaux juges a donc été à première vue, une source de dynamisme, voire une cure de jouvence pour la Cour Européenne des Droits de l'Homme.
L'apprentissage du travail à la Cour, que l'on aurait pu imaginer beaucoup plus long et chaotique, s'est déroulé sans heurts particuliers malgré quelques péripéties bien concevables. A l'heure où l'Union Européenne s'élargit, cette intégration réussie de personnalités ayant des conceptions du droit et de Droits de l'Homme différentes constitue un excellent présage.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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