Les relations transatlantiques
Thierry Chopin
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Thierry Chopin
1- Politique unilatérale vs. monde multipolaire ?
La tendance à vouloir constituer l'Europe en opposition aux Etats-Unis se traduit par la thèse de la multipolarité. Face à l'unipolarité du système international en matière de sécurité, et à ce qui est conçu comme son corollaire la politique de décision unilatérale, la solution résiderait dans l'instauration de contrepoids qui donneraient sa forme à un monde multipolaire, où les grandes puissances s'équilibreraient mutuellement.
Le pouvoir de séduction de cette théorie, en France en particulier, découle de l'idée que la multipolarité permettrait de renouer avec le projet d'une « Europe puissance » et par là même avec le dessein classique de la « grandeur nationale » [4].
Pourtant, il est aisé de constater que la thèse de la multipolarité souffre d'un certain nombre de handicaps et ne parvient pas à prendre en considération certains éléments qui caractérisent de manière inédite la politique internationale contemporaine. On peut sur cet aspect évoquer au moins trois points :
1) tout d'abord, on ne voit pas très bien en quoi un monde multipolaire permettrait de contrebalancer et d'équilibrer l'unilatéralisme ; en effet, « un monde multipolaire peut être unilatéral, et donc instable et dangereux si chacun des pôles décide en fonction de ses seuls intérêts. Autant dire qu'un monde multipolaire – si l'on entend par pôle une entité politico-culturelle dotée d'un fort potentiel économique et militaire – n'est pas préférable par nature à un monde unipolaire » [5].
2) ensuite, les événements récents (et en particulier à partir du 11 septembre 2001) ont apporté la preuve que le lien entre la « puissance » et la « taille » des entités politiques devait être relativisé ; en effet, le monde actuel ne se comprend pas à partir du modèle de l'équilibre entre puissances mais davantage sous la forme de « conflits asymétriques » entre Etats et entités non étatiques [6].
3) enfin, d'un point de vue non plus théorique mais empirique, il est difficilement envisageable de constituer une « Europe puissance » sans le Royaume-Uni, ce qui est inconciliable avec une conception de l'Europe comme pôle de puissance conçu comme un « contre poids » des Etats-Unis [7].
On peut ajouter à ces trois éléments essentiels, deux observations :
a) la thèse en faveur de la constitution d'un pôle européen devant équilibrer la politique des Etats-Unis méconnaît une réalité incontournable : la vision « atlantiste » d'une majorité d'Etats membres de l'Union européenne à laquelle on doit encore ajouter la posture de « neutralité » d'autres Etats membres ;
b) de surcroît, dans l'hypothèse même où les Etats membres de l'Union européenne partageraient la vision d'une politique de « puissance », la question de la finalité de cette dernière resterait posée et serait sans doute source de divergences comme en témoignent, à titre d'exemple, les positionnements de la France et du Royaume-Uni à l'égard des Etats-Unis.
2- La politique multilatérale au cœur de la relation entre Europe et Etats-Unis
Si le modèle de l'Europe comme « contrepoids » ne paraît pas viable, quelle alternative existe-t-il? Comment justifier la nécessité d'une relation privilégiée entre l'Europe et les Etats-Unis sous la forme du multilatéralisme ? Quelles sont les raisons qui peuvent fonder la réhabilitation du multilatéralisme comme cadre de la solidarité entre l'Europe et les Etats-Unis ?
Trois arguments importants peuvent être avancés :
1) La centralité de l'interdépendance entre l'Europe et les Etats-Unis : la globalisation économique et la mondialisation des échanges ont créé des relations d'interdépendance croissante entre les grands ensembles et notamment entre l'Europe et les Etats-Unis.
L'importance des liens transatlantiques sur le plan économique est primordiale ; l'une des caractéristiques définissant le paysage économique global de la dernière décennie a été l'intégration et la cohésion croissantes de l'économie transatlantique, qui a permis un rapprochement rapide et profond entre l'Europe et les Etats-Unis, plus qu'entre deux autres continents.
A titre d'exemple, en 2001, l'Europe comptait pour la moitié des gains globaux des entreprises américaines ; inversement, les Etats-Unis représentent le marché le plus important, en termes de gains, pour les multinationales européennes ; le lien entre l'Europe et les Etats-Unis se traduit également par la dépendance réciproque en termes d'investissements mais aussi d'emplois [8].
2) Il existe un lien entre unipolarité et multilatéralisme ; si la puissance américaine, et par là le leadership des Etats-Unis sur la scène internationale, paraissent incontestables, il convient aussi de souligner que l'inscription des décisions dans les cadres multilatéraux des institutions internationales constitue une condition sine qua non : d'un côté, de la stabilité nécessaire à tout système de sécurité collective ; de l'autre, de la légitimité sur laquelle doit s'appuyer la politique conduite par l'Etat le plus puissant du monde.
Cela signifie que, du point de vue des Etats-Unis, la reconnaissance de l'importance des institutions multilatérales et de la recherche du consensus international par des compromis négociés, attaché au multilatéralisme, constitue le fondement de la légitimité nécessaire à tout leadership [9].
Cela signifie aussi que la recherche de l'adhésion des alliés traditionnels des Etats-Unis est nécessaire au soutien durable à telle ou telle politique menée, ce que désigne précisément le concept de « soft power ». Par ailleurs, l' « intérêt national » américain réside précisément dans la capacité des Etats-Unis à susciter l'attachement de leurs alliés aux valeurs qu'ils souhaitent défendre ; ce qui conduit, in fine, à récuser la thèse de l'incompatibilité de principe entre intérêt national et engagement multilatéral [10].
A l'aune de cet élément d'analyse, il apparaît une symétrie frappante entre la thèse du lien possible entre multipolarité et unilatéralisme et celle du lien intime entre unipolarité et multilatéralisme (et son corollaire les dangers qu'il y aurait à découpler intérêt national et engagement multitaléral).
3) L'identité politique des Etats-Unis et la quête d'identité actuelle de l'Europe conduisent à faire l'hypothèse que chacun des deux partenaires a à apprendre de l'autre.
a) Du point de vue de l'histoire constitutionnelle américaine, il est assez clair que la culture politique et juridique des Etats-Unis trouve ses fondements dans le rejet du principe de souveraineté, comme le montre la création d'une Fédération qui repose sur la division du pouvoir entre le gouvernement de l'Union et des gouvernements des Etats ; l'identité politique des Etats-Unis puise ses traits les plus caractéristiques à la source du constitutionnalisme libéral comme mode de limitation de la puissance de l'Etat [11].
Sur le plan externe, alors même que les Etats-Unis ont plusieurs traditions diplomatiques (exceptionnalisme, isolationnisme, idéalisme interventionniste, etc.), cette exigence s'est traduite, de manière générale, par l'engagement des Etats-Unis en faveur des institutions internationales ; ce dernier point permet de relativiser la thèse du lien entre « puissance » et désengagement à l'égard du multilatéralisme [12] puisque, comme l'a justement noté Pierre Hassner, « c'est au sommet de leur supériorité que les Etats-Unis, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ont créé l'ONU, ont inspiré sa Charte, (…), bref se sont faits les avocats les plus déterminés de la juridicisation de la guerre et de la paix » [13].
Si l'on rapporte la politique américaine qui a été conduite depuis plusieurs mois par les Etats-Unis à ce schéma général, il est possible d'y voir une mise en question ou, dans tous les cas, une inflexion par rapport au contenu de l'identité politique des Etats-Unis ; de surcroît, cela permet aussi, sans doute, de rendre compte des réticences américaines actuelles à l'égard du multilatéralisme et de la coopération internationale conçus comme sources de limitation de l'exercice de la puissance [14].
b) Du point de vue européen, cette fois, il faut souligner que l'Union européenne se construit en-dehors, et au-delà, du cadre de l'Etat délimité par son critère la souveraineté ; en effet, la mise en commun de compétences (ou de parts de souveraineté) a pour conséquence de mettre en question la puissance de l'Etat qui a été au cœur de la « politique européenne » depuis le XVIIe siècle ; cela signifie qu'avec le développement de l'intégration des institutions comme des politiques, l'Union européenne est le laboratoire où s'élabore et s'expérimente une forme nouvelle de constitutionnalisme qui a également des répercussions sur l'identité politique européenne en formation sur la scène internationale et qui semble se caractériser par un primat accordé au droit sur la puissance et à la légitimité sur l'usage unilatéral de la force.
Cela conduit à faire l'hypothèse d'une utilité mutuelle des deux expériences. Les Etats-Unis ont, sans doute, « besoin d'Europe » pour renouer le fil de leurs cultures politique et juridique au fondement de leur identité collective. L'Europe a aussi à apprendre des Etats-Unis, dont l'expérience politique les a conduit à inscrire le principe démocratique dans une forme politique qui n'est pas celle de l'Etat ; les Européens qui inventent les formes à venir d'une entité politique nouvelle fondée sur la division du pouvoir et un système institutionnel qui mêle une pluralité de niveaux de pouvoir ne peuvent se désintéresser du modèle politique et démocratique des Etats-Unis.
En guise de conclusion
Le questionnement sur l'identité politique des Américains et des Européens est finalement au cœur de la relation transatlantique.
a) Cette relation doit s'appuyer à nouveau sur la reconnaissance d'une communauté d'intérêts et de valeurs.
La création de l'Alliance atlantique après la fin de la Seconde Guerre mondiale s'est fondée sur ces deux éléments constitutifs : tout d'abord, la reconnaissance d'une adhésion commune à des valeurs qui dessinaient les contours d'une communauté de démocraties libérales unies autour des valeurs de l'Etat de droit constitutionnel ; ensuite, la reconnaissance de la nécessité d'une alliance autour d'intérêts communs, en particulier le maintien de la sécurité collective internationale contre une menace commune.
A rebours des discours actuels surévaluant le fossé grandissant entre les valeurs des sociétés américaine et européenne, des études récentes montrent que, en ce qui concerne la « vision » de la place des Etats-Unis et de l'Europe sur la scène internationale, les opinions publiques convergent sur la reconnaissance d'intérêts partagés qui doivent conduire l'Europe et les Etats-Unis à coopérer efficacement plutôt qu'à rivaliser.
Plus précisément, les conclusions d'une enquête d'opinion récente menée par le German Marshall Fund mettent en évidence que : « une majorité d'Européens semble vouloir une UE atlantiste, qui serve de partenaire aux Etats-Unis. Les Américains restent multilatéralistes et craignent les conséquences de politiques unilatéralistes » [15]. La convergence « géopolitique » des opinions politiques américaine et européenne est un indice essentiel de la communauté d'intérêts et de valeurs qui unit l'Europe et les Etats-Unis.
b) De surcroît, il y a une réalité historique de la solidarité atlantique qui doit demeurer un lien pour l'avenir.
D'un point de vue historique, les Etats-Unis ont favorisé la construction européenne que ce soit depuis les moments fondateurs, à l'issue du second conflit mondial, mais aussi plus récemment à l'occasion de la réunification de l'Europe [16]. Par ailleurs, les partisans du processus d'intégration sont atlantistes. A l'inverse, les contestations du leadership américain ainsi que les prises de position en faveur d'une Europe indépendante comme contrepoids des Etats-Unis ne sont pas solidaires d'une vision de l'Europe unie mais davantage intergouvernementales [17]. C'est ce double positionnement qui fonde la réalité historique de la solidarité atlantique.
D'un point de vue tout à fait actuel, il est encore frappant de rapporter ce constat à la situation présente et de noter que la détérioration des relations entre l'Europe et les Etats-Unis s'accompagne de la difficulté actuelle de l'Europe à se constituer (et à se penser même) comme entité politique, non pas comme rival mais comme partenaire des Etats-Unis.
Il est donc essentiel de souligner que la relégation au second plan de l'Europe dans la vision stratégique et géopolitique américaine et le développement de formes nouvelles d'antiaméricanisme en Europe représentent un risque réel pour la préservation de la solidarité atlantique qui a été au cœur de l'implication des Etats-Unis dans le développement des institutions internationales comme cadres des négociations multilatérales et aussi du développement de la construction européenne.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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