Crise politique en Turquie après le premier tour de l'élection présidentielle invalidé par la cour constitutionnelle

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Corinne Deloy,  

Fondation Robert Schuman

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4 mai 2007
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Corinne Deloy

Chargée d'études au CERI (Sciences Po Paris), responsable de l'Observatoire des élections en Europe à la Fondation Robert Schuman

Robert Schuman Fondation

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La perspective de voir un membre du Parti de la justice et du développement (AKP), considéré par beaucoup comme un « islamiste », élu à la Présidence de la République a provoqué une crise politique en Turquie.

Le premier tour de l'élection présidentielle

Le premier tour de scrutin s'est déroulé à la Grande Assemblée nationale, Chambre unique du Parlement, le 27 avril dernier. A l'issue du vote, le vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, Abdullah Gül (AKP), seul candidat en lice après le désistement avant le début du vote d'Ersonmez Yarbay, candidat dissident du Parti de la justice et du développement, a recueilli 357 suffrages sur les 361 députés présents.

Le Parti républicain du peuple (CHP), principale formation d'opposition dirigée par Deniz Baykal, a boycotté l'élection, ainsi que la majorité des députés présents du Parti de la mère patrie (ANAP) et du Parti de la juste voie (DYP). Comme il l'avait annoncé avant le scrutin, le Parti républicain du peuple a aussitôt déposé un recours en justice pour faire annuler le vote au motif que les deux tiers des membres de la Grande Assemblée nationale, soit 367, n'étaient pas physiquement présents lors du premier tour. Le CHP affirme que la Constitution requiert la présence d'au moins les deux tiers des députés pour valider l'élection du Président de la République. De son côté, le Parti de la justice et du développement affirme que la Constitution ne mentionne pas de seuil minimum de présence en matière d'élection du Chef de l'Etat.

Dans la soirée du premier tour, le général Yasar Büyükanit, chef d'état-major des armées, a communiqué aux médias un texte émanant des autorités militaires, baptisé le « mémorandum de minuit ». « En cas de nécessité, les forces armées exprimeront clairement et nettement leur position et agiront en conséquence. Nul ne doit en douter. Tous ceux qui s'opposent à la conception du grand fondateur de notre République, Atatürk, sont les ennemis de la République et le resteront » peut-on lire dans ce communiqué.

Les forces armées dénoncent certaines pratiques encouragées par le Parti de la justice et du développement, comme, par exemple, le fait que des enfants vêtus de tenues « rétrogrades » aient dû chanter des chants religieux le 22 avril dernier, soit la veille du jour de la fête des enfants. Elles affirment que les islamistes se sont « enhardis » après que la femme d'Abdullah Gül, Hayrünisa, a porté devant la Cour européenne des droits de l'Homme la question du port du foulard dans les universités (le foulard est interdit au sein des enceintes gouvernementales et dans l'enseignement supérieur en Turquie).

L'armée a déjà fait trois coups d'Etat en cinquante ans (en 1960, 1971 et 1980) et poussé à la démission en 1997 le gouvernement dirigé par Necmettin Erbakan qualifié d'islamiste.

Le gouvernement a immédiatement répliqué aux accusations portées contre lui par la voix de son porte-parole, le ministre de la Justice, Cemil Cicek. « Il est inconcevable que dans un Etat de droit, l'état-major, une institution qui demeure aux ordres du Premier ministre, tienne des propos contre le gouvernement » a-t-il déclaré.

Le 29 avril, dans l'attente de la décision de la Cour constitutionnelle saisie du recours déposé par le Parti républicain du peuple, un million de personnes se sont rassemblées dans les rues d'Istanbul, à l'appel d'environ 600 organisations pour dire « non » à l'élection d'Abdullah Gül à la Présidence de la République et pour apporter leur soutien aux forces armées, une manifestation qui faisait suite à celle organisée, le 14 avril à Ankara, qui avait réuni plus de 300 000 personnes opposées à l'époque à la candidature du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan à la Présidence de la République. Le soir même, Abdullah Gül répétait encore qu'il n'envisageait pas de renoncer à sa candidature.

L'annulation du scrutin et les perspectives d'avenir

Le 1er mai, la Cour constitutionnelle, dont sept des onze membres ont été nommés par l'actuel Président de la République Ahmet Necdet Sezer, a annulé, par neuf voix contre deux, le premier tour de l'élection présidentielle du 27 avril. La Cour a donné raison au Parti républicain du peuple au grand étonnement de nombreux juristes qui contestent que la Constitution exige un quorum pour la tenue de l'élection présidentielle.

Dans la soirée, Recep Tayyip Erdogan s'est adressé aux Turcs dans un discours retransmis par la télévision et à la radio. Le Premier ministre a appelé à l'union : « Chers concitoyens, l'union, l'unité et la solidarité sont nos plus importants besoins. La Turquie a grand besoin de cette unité, libérée de préjugés ». Tentant de désamorcer la crise, il a démenti vouloir faire de la Turquie un Etat islamiste et mis en avant le bilan de son gouvernement (forte croissance économique - 6,1% en 2006 - et avancée des négociations d'adhésion du pays à l'Union européenne) pour témoigner de l'ouverture de son parti. « Il y a encore quatre ans et demi, ce pays était déchiré par de graves problèmes qui, grâce à Dieu, ont été surmontés un à un. A ce stade, nous avons déjà protégé la stabilité et la paix et nous n'avons pas porté atteinte au climat de confiance auquel nous sommes parvenus après un dur travail. Nous n'avons pas de baguette magique dans nos mains, nous travaillons sérieusement, nous travaillons en connaissance de cause, nous pesons bien nos objectifs et nos capacités et, bien sûr, nous n'abusons pas des ressources de la Turquie, et nous ne le ferons pas » a-t-il souligné. Qualifiant la décision de la Cour constitutionnelle de « balle tirée contre la démocratie », il a cependant assuré qu'il la respecterait.

Les autorités européennes n'ont pas manqué de réagir à la crise. « Nous espérons qu'un jour la Turquie pourra rejoindre l'Union européenne, mais pour cela elle doit devenir un vrai pays européen en termes économiques et politiques » a déclaré le Président de la Commission européenne, José Manuel Barroso. Le commissaire européen à l'Elargissement, Olli Rehn, a souligné que la Turquie devait respecter la règle de l'Etat de droit et accepter le contrôle civil sur l'armée : « Si la Turquie veut adhérer à l'Union européenne, elle doit respecter ces principes ». Enfin, le secrétaire général du Conseil de l'Europe, Terry Davies, a exprimé son inquiétude sur l'évolution de la situation. « Ces déclarations apparaissent comme une tentative délibérée des forces armées d'influencer l'élection d'un nouveau Président de la République. Elles devraient rester dans leurs baraquements et demeurer en dehors de la politique. Dans une démocratie, l'armée est sous le commandement des autorités de l'Etat démocratiquement élues. Les forces armées n'ont aucune légitimité démocratique propre et ne peuvent donc pas jouer un rôle politique » a-t-il déclaré en invitant les formations politiques à prendre position contre l'ingérence des forces armées dans le processus politique.

La décision de la Cour constitutionnelle entraîne l'organisation d'élections législatives dans un délai de 45 à 90 jours. Celles-ci auront lieu le 22 juillet prochain. « La décision de la Cour constitutionnelle a bloqué le système parlementaire démocratique. Pour le débloquer et mettre fin à la domination de la minorité sur la majorité, la solution est de nous tourner vers la nation, le peuple prendra les meilleurs décisions » a déclaré le Premier ministre,Recep Tayyip Erdogan, qui souhaite faire voter une réforme constitutionnelle par le Parlement avant la fin de la semaine. Cette réforme modifierait quelque peu les institutions en permettant l'organisation des élections législatives tous les 4 ans (le mandat des parlementaires est actuellement de 5 ans) ainsi que l'élection du Président de la République au suffrage universel pour un mandat de 5 ans renouvelable une fois (au lieu d'un mandat unique de 7 ans). En outre, le Premier ministre souhaite que l'âge d'éligibilité des députés soit abaissé à 25 ans (contre 30 actuellement).

La Turquie toute entière a été ébranlée par les événements de ces derniers jours. Le 30 avril, la livre turque perdait 4% par rapport aux devises étrangères et l'indice de la Bourse d'Istanbul (IMKB 100) chutait de 4,01% et de 3,23% le 1er mai. La Bourse est toutefois immédiatement repartie à la hausse (+ 1,6%) et la livre s'est stabilisée face à l'euro et au dollar après la décision de la Cour constitutionnelle et son acceptation par Recep Tayyip Erdogan. « Présenter la Turquie comme si elle était divisée en deux camps est criminel. Même si nos opinions et nos modes de vie divergent, nous sommes un seul pays, une seule Turquie » a affirmé le Premier ministre qui a cependant échoué à apaiser les craintes du camp des laïcs tout en satisfaisant ceux de ses partisans qui souhaitent voir l'islam jouer un plus grand rôle.

La Grande Assemblée nationale a adopté, le 2 mai dernier, un nouveau calendrier pour l'élection présidentielle. Un nouveau premier tour aura lieu le 6 mai prochain. Il sera éventuellement suivi d'un deuxième tour qui se déroulera le 9 mai. Abdullah Gül, qui sera le seul candidat en lice, a indiqué qu'il ne maintiendrait pas sa candidature s'il échouait, de nouveau, à être élu au premier tour

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