L'UE et ses voisins orientaux
Florent Parmentier
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ENFlorent Parmentier
Les élections législatives du 30 novembre 2014 arrivent à un moment crucial pour la Moldavie. Jamais les tensions régionales n'ont été aussi fortes depuis l'indépendance : l'un des deux pays voisins avec la Roumanie, l'Ukraine, a connu ces derniers mois des heures troublées, se voyant déchirée militairement. Quant aux Européens, ils semblent peiner à définir une vision commune pour leur politique à l'Est, prisonniers de leurs divisions et de leurs dilemmes, sur ce qu'il conviendrait de faire tant vis-à-vis des partenaires orientaux que de la Russie.
Dans ce contexte incertain, la Moldavie avance vers l'Union européenne en dépit d'indéniables fragilités sur le plan économique, politique et géopolitique. Les réformes sont encore incomplètes, mais, sans doute un peu par défaut, elle fait pourtant figure de "pays modèle" du Partenariat oriental ces dernières années, le lancement de ce programme européen en 2009 coïncidant d'ailleurs avec l'alternative politique cette même année.
Ces élections sont d'autant plus importantes qu'elles semblent avoir des conséquences directes sur les plans intérieur et extérieur.
Un Etat en quête de stabilité économique, politique et géopolitique
Incontestablement, la Moldavie reste en quête d'arrimage régional sur le plan économique, politique et géopolitique; plus exactement, elle doit trouver un subtil équilibre entre intégration européenne et relations privilégiées avec la Russie, en fonction d'équilibres internes et externes qui lui sont en partie propres, et en partie communs avec les autres partenaires orientaux.
Sur le plan économique, la Moldavie reste un pays dont le revenu par tête reste faible, n'atteignant qu'à peine 10% du revenu européen moyen, et dont le taux d'urbanisation n'est que de 47%. Elle a toutefois fait preuve d'un dynamisme soutenu en 2013, avec une croissance de près de 9%, la plus forte sur le continent européen. Petite économie ouverte, la Moldavie doit impérativement améliorer la qualité de ses infrastructures et de ses institutions si elle veut profiter à plein de l'accord de libre-échange approfondi et complet avec l'Union européenne [1]. Ses échanges extérieurs se font majoritairement avec les marchés européens (54%), même si les liens avec les acteurs économiques russes demeurent importants. C'est par exemple le cas de l'énergie, où la Moldavie reste dépendante des approvisionnements russes; à ce titre, elle vient d'obtenir début novembre un accord sur le rabais du prix du gaz avant les élections. En outre, l'une des particularités de l'économie moldave réside dans le rôle important des transferts de fonds des travailleurs émigrés, représentant presque un quart du PIB (23% en 2011), soit près de 10 fois le montant des investissements directs à l'étranger. Le retour des personnels qualifiés, et parallèlement le développement d'une politique à l'égard de la diaspora, constituent autant de priorités pour les autorités moldaves.
Sur le plan politique, le régime parlementaire moldave a montré sa capacité à accepter l'alternance : les partis démocrates ont dominé les années 1990, le parti communiste a ensuite été élu en 2001 et 2005, avant que l'Alliance pour l'intégration européenne ne se forme suite aux événements d'avril 2009. L'Alliance pour l'intégration européenne, coalition de partis sous la houlette du Premier ministre Vlad Filat, avait clairement proposé un programme réformiste, tourné vers les partenaires européens. Toutefois, la Moldavie souffre encore de la faiblesse des corps intermédiaires, la société civile comptant certes des experts de qualité, mais souvent en nombre trop limité. Pire, la corruption fait toujours figure de fléau majeur (la Moldavie est classée en 102e position sur 177 par le classement 2013 de Transparency International), affaiblissant encore la faible confiance des citoyens dans leurs institutions. L'année 2013 a été un révélateur des faiblesses moldaves à cet égard : le Premier ministre Vlad Filat a été contraint à la démission en avril 2013, en raison d'une affaire qui montrait la force des réseaux informels, ainsi que la confusion des intérêts politiques, financiers et judiciaires. Il a été remplacé par Iurie Leanca, ancien ministre des Affaires étrangères, qui avait pour mission de continuer le travail initié sous la coalition.
Sur le plan géopolitique, la Moldavie se trouve à l'intersection de plusieurs influences, venant de Roumanie, de l'Union européenne, de Russie et d'Ukraine. La Roumanie, dont elle partage la langue, peut être tout autant un avocat utile dans les instances européennes qu'un voisin encombrant. A titre d'exemple, les déclarations du Président roumain Traian Basescu lors du Sommet de Vilnius, en novembre 2013, envisageant une réunification entre Roumanie et Moldavie, ont pu embarrasser aussi bien l'Union européenne que les autorités moldaves : "quand une nation a l'opportunité d'être ensemble, elle ne doit pas abandonner. Je pense que c'est le bon moment de dire que nous avons cet objectif, si le peuple moldave le veut. Je suis convaincu que si la Moldavie veut s'unir, alors la Roumanie l'acceptera" [2]. En dépit de cela, Bucarest constitue une aide non-négligeable pour la Moldavie, de par les contacts interétatiques de haut-niveau et le travail d'influence. Cela n'a pas empêché la Moldavie, ces dernières années, de s'affirmer par elle-même comme le "pays modèle" du Partenariat oriental, rôle auparavant dévolu à la Géorgie puis à l'Ukraine. La libéralisation des visas pour les Moldaves, obtenue le 28 avril 2014, ou la signature de l'Accord d'association le 27 juin 2014 témoignent des avancées en la matière. Quant à la Russie et l'Ukraine, deux autres acteurs importants en Moldavie, leurs positionnements respectifs doivent être étudiés à la lumière des événements récents.
L'Union douanière, l'Euromaidan et de la guerre du Donbass
La quête de stabilité de la Moldavie est rendue plus difficile par les événements ukrainiens de ces derniers mois qui ont une incidence directe sur le pays [3].
La cause immédiate de ces événements a été la non-ratification de l'Accord d'association entre l'Union européenne et l'Ukraine par le Président ukrainien de l'époque Viktor Ianoukovitch, pourtant prévue à l'occasion du Sommet de Vilnius. Le mouvement Euromaidan est originellement né de ce refus, avant que les mots d'ordre ne mobilisant la foule ne soient plus en lien avec la revendication de vivre dans un "pays normal", hors de l'arbitraire et du règne de l'oligarchie, c'est-à-dire la revendication de l'Etat de droit. Un second temps fort a été l'annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014 : la situation de cette région conquise par Souvorov en 1787 ne peut que rappeler celle de la Transnistrie, territoire séparatiste lui-même conquis par le même maréchal en 1792. Enfin, la guerre du Donbass, avec une implication russe indéniable, ne peut manquer d'intimider et de diviser un pays fragile comme la Moldavie.
Face à cette situation, l'opinion moldave comme l'échiquier politique ont pu avoir des positions ambivalentes. Dès le départ, les autorités moldaves ont été solidaires des nouvelles autorités de Kiev, tout en étant conscientes qu'une position trop russophobe risquerait de fragiliser l'unité nationale. En effet, les principaux partis d'opposition ont pris position en faveur de Viktor Ianoukovitch, jusqu'aux répressions dans la rue de février, avant que l'implication russe dans le soutien aux séparatistes à l'Est ne les gêne sensiblement.
Très clairement en tout cas, il existe une forte polarisation autour des débats sur la Russie et l'Union douanière. Des craintes se font jour au sujet des possibles effets négatifs de l'accord de libre-échange avec l'Union européenne, notamment pour les agriculteurs, pour lesquels l'application des normes sanitaires et phytosanitaires européennes sera coûteuse. En outre, c'est majoritairement en Russie que l'on trouve les travailleurs émigrés moldaves (environ 70%) ; ils sont fortement incités à soutenir des partis pro-russes, s'ils souhaitent continuer à avoir la possibilité de travailler sur les chantiers de Moscou et Saint-Pétersbourg.
La région autonome de Gagaouzie, au Sud du pays, est également favorable à l'Union douanière. Elle a organisé un référendum à ce sujet en février 2014, qui aurait été financé par un millionnaire russe, Youri Yakubov, et dont 98% des suffrages exprimés l'étaient en faveur de l'Union douanière (avec 70% de participation). Il s'agissait sans doute là moins d'une véritable opposition à l'Union européenne que d'une peur de perdre des liens privilégiés avec la Russie ; en outre, comme une partie non-négligeable de la population, cette région est particulièrement hostile à un rapprochement trop poussé avec la Roumanie.
La crise ukrainienne et la possibilité de joindre l'Union douanière ne sont nulle part suivies avec plus d'attention qu'en Transnistrie, territoire séparatiste à l'Est de la Moldavie. Vieux conflit non-résolu depuis le cessez-le-feu de juillet 1992, territoire peuplé majoritairement de russophones, la Transnistrie pourrait connaître de nouveaux développements dans les prochains mois. Le président séparatiste Evgueni Chevtchouk se dit à présent à la recherche d'un "divorce civilisé" avec la Moldavie, et en faveur d'un rattachement avec la Russie. L'implication de la Transnistrie dans les événements en Ukraine a été réelle, puisque l'on a retrouvé des Transnistriens parmi les victimes de l'incendie d'Odessa ayant fait une quarantaine de morts en mai 2014, ainsi que parmi les combattants et dirigeants séparatistes. C'est la raison pour laquelle l'Ukraine va très probablement renforcer sa pression sur la Transnistrie dans les prochains mois, afin de ne pas être elle-même déstabilisée sur son front occidental.
L'évolution post-électorale de la Moldavie : éléments de prospective
Au vu de ce contexte, on peut imaginer plusieurs scénarios d'évolution politique de la Moldavie selon trois variables : la première est la variable politique à proprement parler, c'est-à-dire les élections législatives du 30 novembre; la seconde variable pertinente d'ordre politico-territoriale concerne les relations entre la Moldavie et la Transnistrie ; enfin, la troisième variable est liée à l'évolution des situations militaire et politique en Ukraine.
La variable politique laisse entrevoir trois possibilités principales pour les élections à venir : la victoire d'une coalition pro-européenne, la victoire d'une coalition pro-russe ou l'instauration d'une "grande coalition". La victoire d'une coalition pro-européenne suppose un score suffisant du Parti libéral-démocrate (PLDM) du Premier ministre Iurie Leanca, du Parti démocrate de Marian Lupu et du Parti libéral de Dorin Chirtoaca (maire de Chisinau), actuellement dans la coalition au pouvoir. Le scénario d'une victoire d'une coalition pro-russe dépend du score du Parti communiste PCRM), qui restera vraisemblablement le plus important, du parti "Patria" de Renato Usatii (un millionnaire moldave de 36 ans de retour de Russie), surprise de cette campagne, et du Parti socialiste d'Igor Dodon. Le scénario d'une "grande coalition" allant du Parti communiste au Parti libéral-démocrate n'est pas à exclure, les enjeux étant différents de ceux de la dernière élection de novembre 2010. A l'heure actuelle, les pronostics sont difficiles à établir, tant les indécis sont nombreux et les études imprécises, mais on peut estimer que le PCRM restera le premier parti devant le PLDM, autour d'un minimum de 20-25% et le second dans une fourchette de 16-20%. Le parti démocrate et Patria sont crédités d'un score aux alentours de 10 à 12%, tandis que le parti socialiste de Dodon représenterait autour de 4% des suffrages - en dessous du seuil électoral. Le score de ce dernier parti pourrait être décisif pour les résultats finaux.
La variable politico-territoriale laisse entrevoir trois possibilités à l'évolution des relations entre la Moldavie et la Transnistrie : l'exacerbation du séparatisme transnistrien, la stabilité ou la réintégration. Le renforcement du séparatisme pourrait être le résultat indirect du rapprochement entre la Moldavie et l'Union européenne ; on ne peut exclure une déclaration unilatérale de rattachement à la Russie, même si techniquement la géographie transnistrienne (sa situation d' "exclave") se prête mal à cette situation. La stabilité de la situation telle qu'elle se présente depuis juillet 1992 n'aurait rien d'illogique, dans la mesure où beaucoup d'acteurs y voient leur intérêt, à commencer par la Russie qui y stationne ses troupes, mais aussi sur le plan des intérêts financiers par des Ukrainiens, Moldaves et Transnistriens. Enfin, la réintégration, sur le modèle du "mémorandum Kozak" de 2003, ne pourrait être que le fruit de circonstances particulières, avec un encouragement fort de la Russie et la bienveillance des Européens et Américains.
La variable militaire, en fonction de l'évolution de la situation en Ukraine, laisse deux possibilités majeures : celle de la déstabilisation de la région d'Odessa, laissant davantage de marge de manœuvre à la Transnistrie, pouvant aller jusqu'à un rattachement à la Russie ; celle, au contraire, de la stabilité de cette région et de la volonté des Ukrainiens à résoudre le conflit transnistrien, en contribuant à l'isolement de l'entité séparatiste.
Fort de ces différentes variables, la méthode des scénarios permet d'envisager plusieurs évolutions possibles, en partant des résultats électoraux.
La victoire d'une coalition pro-européenne peut s'accompagner soit d'une recrudescence du séparatisme (montée des tensions ces derniers mois), soit d'une stabilité au moins relative (possibilité du statu quo), en fonction du front ukrainien. Une alliance pro-russe verrait comme résultat probable soit la stabilité en Transnistrie, soit une réintégration sous l'égide russe. Enfin, la perspective d'une "grande coalition" laisserait sans doute un assez large éventail des possibles : le séparatisme pourrait sortir renforcé, mais ce scénario n'est pas plus certain que la stabilité, la réintégration s'avérant une possibilité plus incertaine.
Conclusion
Le sort de la Moldavie reste tributaire de ses réformes internes, mais également d'un ensemble de facteurs régionaux et internationaux : la tension ukrainienne a indéniablement des répercussions internes sur le débat moldave, divisant assez largement l'opinion publique jusqu'à présent. S'il n'est pas certain que les partis d'une coalition pro-européenne remportent suffisamment de voix pour mener à bien leur politique, il reste néanmoins important de dialoguer avec les futures autorités sorties des urnes : ainsi, le parti communiste s'était lui-même fait élire sur un programme favorable à l'Union Russie–Biélorussie en 2001, avant de l'emporter de nouveau en 2005 avec un projet pro-européen.
Dans ce contexte, l'Union européenne doit se montrer exigeante sur la lutte contre la corruption et les réformes internes, et s'adresser à l'ensemble des citoyens moldaves, y compris les minorités, afin de participer au développement de ce pays. Elle pourra difficilement empêcher les tendances séparatistes de Transnistrie ou les tensions en Gagaouzie ; elle n'a pas les moyens de mener à bien une réunification avec la Transnistrie ; elle peut en revanche participer à la modernisation de la Moldavie, ainsi que des autres partenaires orientaux. C'est à ce prix qu'elle pourra les orienter vers le chemin de l'Etat de droit et prendre date pour œuvrer à la réconciliation du continent.
[1] Selon le Global Competitiveness Report 2013-2014, sur 148 pays, ses infrastructures se classent à la 116e place pour le transport aérien, à la 138e pour les ports et à la 148e pour les routes.
[2] Cité dans Mila Corlateanu, "Much Ado About Moldova", New Eastern Europe, 28 avril 2014, http://www.neweasterneurope.eu/articles-and-commentary/1209-much-ado-about-moldova
[3] Voir notamment Svetlana Suveica, "Crisis in Ukraine : A Question for Moldovan Territorial Integrity", Südosteuropa, Vol.62, n°2, 2014, pp.208-220
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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