Pour une réglementation européenne compatible avec la croissance

Démocratie et citoyenneté

Florent Ménégaux

-

1 décembre 2025
null

Versions disponibles :

FR

Ménégaux Florent

Florent Ménégaux

Président de Michelin 

Pour une réglementation européenne compatible avec la croissance

PDF | 578 koEn français

« L’Amérique innove, l’Europe régule » : nous avons beaucoup entendu cette phrase comme un révélateur d’une différence d’approche fondamentale entre les deux continents. L’Amérique produit incontestablement des géants économiques et l’Europe se fait une spécialité de les réguler à défaut de faire émerger de véritables champions mondiaux d’origine européenne.

 

Le raccourci est sans doute injuste, mais il met en lumière les dangers d’une réglementation qui se ferait d’abord pour contraindre l’innovation et la croissance avant de la favoriser. [1]
 
Il illustre aussi une certaine propension européenne à l’auto‑apitoiement. Nous, Européens, devons prendre conscience de nos forces. L’échelle européenne est la seule pertinente pour peser économiquement face aux États‑Unis et à la Chine. Le marché unique est, à cet égard, un levier majeur de puissance, mais il est encore inachevé. Des règlementations nationales fragmentées sont autant d’obstacles à l’émergence de champions européens qui rayonnent dans le monde. Cela pose encore un problème dans de nombreux domaines où l’Europe pourrait prendre le leadership dans la compétition internationale, l’économie circulaire par exemple.
 
La règlementation peut donc être une arme à double tranchant, selon qu’elle harmonise ou alourdit. Mais on semble avoir oublié qu’elle doit avant tout être au service d’une vision. Il faut reconnaître aux États‑Unis qu’ils ont fait des choix clairs et se sont donné les moyens de faire émerger des champions. Les limites européennes découlent en grande partie du manque d’une vision aussi claire sur notre continent, ce qui se traduit mécaniquement par de l’inconsistance et de l’inefficience dans la règlementation.
 
Le défi économique et géopolitique actuel doit être pensé comme une opportunité de rebond de l’Union européenne, contrainte de se transformer très rapidement. Un changement d’approche dans la façon d’aborder la question de la réglementation en Europe devra nécessairement faire partie de cet effort de réinvention. 

Le constat : un décrochage européen

Pour commencer, il est important de rappeler que le risque du décrochage économique de l’Europe est en train de se matérialiser. Le revenu disponible par personne a crû deux fois plus vite aux États‑Unis qu’en Europe depuis 2000.
 
Comme l’a souligné le rapport Draghi, l’excellence de notre recherche ne se traduit pas en puissance d’innovation à la hauteur au niveau européen. Aucune entreprise européenne avec une capitalisation boursière supérieure à 100 milliards € n’a été créée au cours des cinquante dernières années. À l’inverse, les six entreprises américaines dont la capitalisation est supérieure à 1 000 milliards € ont été créées durant cette même période.
 
Même lorsque des champions mondiaux d’origine européenne émergent, le vieux continent peine à les conserver sur son sol. Ainsi, 30% des licornes fondées en Europe entre 2008 et 2021 ont déplacé leur siège hors d’Europe, souvent aux États‑Unis.
 
Bien sûr, la règlementation européenne ne saurait porter seule la responsabilité de ce décrochage. Les marchés de capitaux et un rapport au risque fondamentalement différent de l’autre côté de l’Atlantique peuvent contribuer à l’expliquer. 
Mais les règles de concurrence pensées d’abord pour les consommateurs, en faisant abstraction de la question de la production sur le sol européen, y participent certainement, tout comme une volonté de soutenir une vision libre‑échangiste fondée sur le droit, dans un contexte où nos partenaires commerciaux peuvent s’affranchir des règles du commerce international.
 
La réglementation européenne est identifiée par les entreprises elles‑mêmes comme un des freins à l’investissement, principal moteur de la croissance. La règlementation est citée par 60% des entreprises européennes comme un obstacle à l’investissement, d’après l’Investment Survey de la Banque Européenne d’Investissement. C’est particulièrement problématique pour les petites et moyennes entreprises, qui sont 55% à mentionner le fardeau administratif et les obstacles règlementaires comme le principal défi qu’elles ont à affronter.
 
Il devient urgent de stopper ce décrochage et de lever les freins qui s’opposent à la croissance. Et ce d’autant plus que notre croissance future ne pourra plus s’appuyer sur la seule croissance de la population. Il nous faudra mobiliser d’autres leviers et accélérer les politiques publiques qui favorisent la croissance économique pour que le modèle européen se réinvente dans la nouvelle étape de la mondialisation plus incertaine.

Un contexte global qui pose la question de la règlementation

En tant que dirigeant d’une grande entreprise industrielle mondiale, Michelin, présente dans cent soixante‑quatorze pays et dont le siège est basé en France, j’observe très directement les effets des réglementations nationales et régionales sur l’activité économique partout où nous opérons.
 
Pour mieux comprendre ces effets et la façon dont les entreprises les envisagent dans l’Union européenne, je crois important de revenir sur le contexte récent.
 
La dynamique instaurée par les accords de Paris en 2015 a inspiré de nombreuses réglementations sectorielles qui avaient beaucoup de sens. Dès 2019, le pacte vert a renforcé les ambitions européennes, plaçant l’Europe en situation de devenir le premier continent neutre en carbone. 
Michelin s’est d’ailleurs montré particulièrement actif pour soutenir la nécessité de ce plan et sa mise en œuvre, qui s’inscrivait dans les aspirations profondes d’un développement véritablement durable, ancré dans l’ADN de l’entreprise. Mais le cadre posé s’est révélé davantage punitif qu’incitatif et a insuffisamment contribué à une véritable économie de la durabilité, compétitive et innovante. Le changement de contexte majeur introduit à partir de 2016 par le durcissement géopolitique observé partout dans le monde, et par le retour de la guerre sur le sol européen en 2022, a rendu encore plus prégnant l’impératif de compétitivité. Dans ce contexte renouvelé, des règlementations mal conçues et mal exécutées ont pu peser sur des entreprises européennes déjà exposées à une concurrence féroce et à des prix de l’énergie très volatils.

Déforestation, un exemple de réglementation qui pèche par son exécution

Il faut regarder dans le détail d’exemples précis pour comprendre comment une réglementation peut partir d’une intention positive, mais se révéler pénalisante lorsqu’elle souffre d’une mauvaise exécution.
 
Le Règlement européen contre la déforestation et la dégradation des forêts de 2023 vise à garantir que l’Union européenne n’importe ni n’exporte de produits issus de la déforestation, qui est un contributeur majeur au réchauffement climatique et à la perte de biodiversité.
85% de la production mondiale de caoutchouc naturel provient de petites exploitations d’une surface moyenne de deux à trois hectares, qui font vivre trente millions de personnes. Michelin s’est engagé de longue date pour améliorer les conditions de vie de petits exploitants, et pour travailler avec eux à une meilleure gestion des terres et de préservation des forêts. Nous étions le premier manufacturier de pneu à prendre l’engagement, dès 2015, d’utiliser un caoutchouc naturel libre de toute déforestation.
Mais le règlement européen crée des difficultés d’application majeures en imposant les mêmes exigences pour des chaînes de valeur très différentes : café, cacao, bœuf, soja, huile de palme, bois et caoutchouc naturel.
 
L’exigence de traçabilité à la parcelle suppose que Michelin fournisse des millions de coordonnées, correspondant à autant de petits producteurs avec lesquels nous travaillons. Puis apporte la preuve que chacune de ces parcelles n’a fait l’objet d’aucune déforestation après le 31 décembre 2020.
 
Michelin s’est mis en ordre de marche pour cet effort colossal. Cela ne change rien en pratique aux engagements que l’entreprise a déjà pris et mis en œuvre (ils se chiffrent en dizaines de millions €), mais introduit une complexité administrative qui a conduit Michelin à engager 100 millions € supplémentaires pour sécuriser l’approvisionnement en caoutchouc conforme.
 
Cela impacte également tous les acteurs de la chaîne aval. Ce sont 35 000 déclarations mensuelles que chacun de nos clients doit récupérer pour réaliser leurs propres déclarations.
 
Devant l’accumulation de complexité dans la mise en œuvre, le Parlement européen a entériné en décembre 2024 le report d’un an de l’application du règlement européen et vient de le reporter de nouveau d’un an le 26 novembre
Michelin a malgré tout décidé de l’appliquer comme prévu, car les démarches avaient déjà été entreprises. Ce report témoigne d’un manque d’écoute en amont des acteurs de terrain les plus engagés et acte l’impraticabilité d’un texte mal conçu pour cette même raison. Mais il crée en aval une iniquité et pénalise de fait ceux qui ont joué le jeu.

Pour une réglementation européenne compatible avec la croissance

Je développe cet exemple du point de vue d’une entreprise directement concernée par cette réglementation car il me semble révélateur de plusieurs biais que l’on retrouve dans d’autres réglementations européennes récentes.
  • Une réglementation d’abord pensée pour les rares mauvais élèves, et qui conduit l’Union européenne à pénaliser toutes les autres entreprises dans la compétition internationale.
  • Une règlementation instable, qui crée un    cadre d’opération incertain et décourage des décisions qui seraient pourtant bénéfiques pour l’activité économique.
  • Une règlementation maximaliste, qui transforme une intention louable en fardeau administratif.
 
L’Union européenne dispose de nombreux atouts. Une des clés de son avenir réside dans sa capacité à mettre sa puissance normative au service de sa puissance économique tout en se préparant au défi du réchauffement climatique. 
Plusieurs principes simples permettront de s’assurer que la norme soit véritablement créatrice de valeur.
 
D’abord, la règlementation doit servir une vision stratégique d’ensemble, et se situer au bon niveau. La puissance publique européenne a la responsabilité importante de fournir le cap. C’est ensuite aux innovateurs de mobiliser tout leur savoir‑faire pour déterminer comment nous allons y parvenir. En résistant à la tentation de régir dans le détail chaque domaine de la vie économique, l’Union européenne se donnera toutes les chances de concentrer son effort
 
réglementaire là où il peut avoir le plus d’influence positive, et libèrera en conséquence les forces d’innovation nombreuses présentes sur le continent.
 
Ensuite, les règlementations doivent être adaptées aux spécificités de chaque secteur. Chercher à plaquer une règle unique sur des secteurs aux structures et aux problématiques différentes mènera mécaniquement à des situations contre‑productives
 
La phase d’analyse d’impact doit permettre d’apprécier les effets qu’une règle aura sur les différentes parties concernées, et d’adapter ou de simplifier pour en préserver la portée, tout en en limitant les effets néfastes.
 
Les règlementations doivent prendre en compte les réalités mondiales et ne pas hésiter à défendre les champions européens. Le nouveau contexte géopolitique rend urgent que l’Union européenne prenne conscience de tous ses atouts dans le commerce mondial. Il existe des entreprises européennes innovantes, ambitieuses et engagées sur la durabilité. 
L’Europe doit savoir les écouter et les défendre pour proposer des réglementations ayant du sens pour le consommateur, pour la planète, et pour la puissance économique européenne dans son ensemble. 
À cet égard, la prise en compte de la politique industrielle européenne dans l’analyse des concentrations est une orientation positive de la Commission dans ses compétences en matière de concurrence, qui doit permettre de considérer également la contribution d’une opération à l’innovation et aux gains d’efficience.
 
 
Plus largement, nous avons besoin d’une réglementation qui facilite l’accès des entreprises européennes au marché européen unifié, et lève les barrières qui continuent de le fragmenter. 
Le marché unique reste un trésor, la seule échelle pertinente pour des jeunes entreprises innovantes, des acteurs industriels importants, de s’imposer et de peser à l’échelle mondiale. C’est aussi l’échelle pertinente des marchés financiers, qui permettent de lever des fonds et de se développer. Son approfondissement doit rester une priorité stratégique.
 
***
 
Dans un contexte géopolitique profondément renouvelé, l’Union européenne est placée face à l’alternative du renouveau ou de l’effacement. La mémoire de Robert Schuman nous invite à revenir à sa source, la méthode des « petits pas » à l’origine de la construction européenne. Cet esprit empirique devrait nous guider dans la conception d’une norme appuyée sur l’expérience du réel, au service d’une vision stratégique claire et de la prospérité de notre continent.
 
 
 
 
 


[1] Ce texte a originellement paru dans le « Rapport Schuman sur l’Europe, l’état de l’Union 2025 », Éditions Hémisphères, Paris, mai 2025, 296 p.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

Pour une réglementation européenne compatible avec la croissance

PDF | 578 koEn français

Pour aller plus loin

Démocratie et citoyenneté

 
lukas-wsfrxqtvryi-unsplash.jpg

Jean-Dominique Giuliani

24 novembre 2025

Je suis particulièrement heureux et ému de retrouver l’université de Tartu[1] que j’ai eu l’honneur de visiter en 2003. L’un des plus anciens...

Stratégie, sécurité et défense

 
rocket-launch-693236-1280.jpg

Amiral (2S) Bernard Rogel

17 novembre 2025

Lors de la dislocation de l’empire soviétique dans les années 1990, la menace existentielle à nos frontières a disparu.  On ne savait pas alors que ce serait...

Union économique et monétaire

 
coin-9165492-1280.jpg

Patrice Cardot

10 novembre 2025

Seconde partie La première partie de cette étude a établi un diagnostic sans concession : les monnaies numériques de banque centrale (MNBC) redéfinissent les...

Union économique et monétaire

 
coin-9165492-1280.jpg

Patrice Cardot

3 novembre 2025

Première partie La BCE a lancé, le 30 octobre, la prochaine étape du projet d’euro numérique. Dans le but d’éclairer les motivations profondes des...

La Lettre
Schuman

L'actualité européenne de la semaine

Unique en son genre, avec ses 200 000 abonnées et ses éditions en 6 langues (français, anglais, allemand, espagnol, polonais et ukrainien), elle apporte jusqu'à vous, depuis 15 ans, un condensé de l'actualité européenne, plus nécessaire aujourd'hui que jamais

Versions :