Multilatéralisme
Claude Revel
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Claude Revel
Développement durable, environnement, éthique, droits de l'homme, normes sociales, Global Compact, partenariat public-privé…: quiconque travaille régulièrement à l'international est confronté à ces termes non seulement comme sujet de réflexion, mais aussi … dans les "guidelines" des organismes financiers internationaux voire dans les rédactions de contrats. Par le biais des régulations multilatérales ou celui des organisations non gouvernementales (ONG), ces notions deviennent des impératifs au niveau national. Ainsi, les grandes entreprises françaises, après les anglo-saxonnes et les nordiques, ont déjà largement commencé à intégrer ce début de « codification éthique » dans leurs politiques et leurs méthodes. A leur tour, les citoyens y sont de plus en plus sensibilisés par les médias.
Mais d'où viennent ces nouvelles tendances ? Qui les crée ? Ne pouvons-nous pas nous non plus participer à leur émergence plutôt que de toujours nous y adapter?
Le « Global Compact », lancé voici environ un an par Kofi Annan, Secrétaire général des Nations-Unies, est une sorte de recueil de ces buts à atteindre et méthodes à suivre par les entreprises internationales. Ce texte ne fait que reprendre les notions semées depuis des années et de plus en plus par des Organisations Non Gouvernementales, des Instituts de réflexion, des think-tanks en tout genre, etc.
Sans avoir été votées par les Etats mais du fait de l'adhésion de plusieurs grands groupes et ONG, les notions du Global Compact inspirent désormais les politiques, méthodes de travail et demandes des organismes internationaux, y compris des plus techniques.
Ces préoccupations de comportement ou encore « codification comportementale » sont en effet des notions transversales qui défient les frontières du politique, de l'économique, du commercial, du financier, du juridique et du technique.
L'environnement international des affaires est donc aujourd'hui radicalement différent de celui d'il y a seulement 5 à 6 ans pour plusieurs raisons dont principalement :
- une exceptionnelle montée en puissance de l'échelon multilatéral depuis quelques années, avec une accélération depuis quelques mois,
- une diversification des acteurs, avec un décloisonnement des rôles, les aspects moraux ne devant plus être étrangers à l'entreprise tout comme les finances et l'économie aux associations de citoyens.
Parallèlement, la concurrence internationale ne faiblit pas, bien au contraire et s'exerce désormais en amont et par des concepts – parfois d'ordre moral- autant que par les méthodes commerciales et de marketing classiques.
L'ensemble fonctionne selon les règles non écrites de la société mondiale où information (et désinformation le cas échéant), image, communication, influence dominent
Dans ce monde, il faut faire entendre sa voix en apportant des messages intelligents, et si possible d'ordre éthique ou "citoyen" à la communauté. Or presque tous les messages actuels viennent des Anglo-saxons : codes de conduite, bonne gouvernance, normes éthiques…et comptables, privatisations et libéralisation des relations entre secteur public et privé… Pourquoi pas? Certains sont très valables. Mais la France en aurait aussi à faire valoir. Or sa voix est quasi inexistante, à l'exception somme toute heureuse, sur la forme, de quelques voix particulièrement tonitruantes mais qui au moins participent au dialogue international.
Cette absence est due à une faible appréhension par les responsables et "décideurs" français, en particulier -mais pas seulement- de l'administration, de ces très nouveaux enjeux.
1). La montée en puissance des organisations multilatérales d'abord, publiques (institutions de Bretton Woods, groupe onusien au sens large, OCDE, bientôt OMC…) et aussi privées (CCI, organismes techniques de codification) a lieu sur une gamme d'activités dont peu ont encore conscience : non seulement en termes de financement mais aussi de réglementation internationale directe et aussi indirecte, dans leur rôle de conseil aux Etats émergents, en transition ou …industrialisés pour les harmoniser.
Dans ces différents rôles s'illustre particulièrement le groupe Banque Mondiale, qui est devenu un lieu d'élaboration de doctrines du développement et de comportement, pour les acteurs internationaux.
L'OCDE devient également un haut lieu de fabrication de règles et de doctrines, de même que le sont de plus en plus certaines institutions spécialisées des Nations-Unies. Dans toutes les régions en fin de crise, des organismes internationaux prennent le leadership de la reconstruction, se reposant sur ce qui existe localement, à savoir les représentants des pays intervenants et les ONG.
Autant dire que ces organismes deviennent de hauts lieux d'influence et cette tendance touche l'ensemble du monde, l'exemple de l'Europe du Sud Est le montre bien.
Le poids relatif des institutions européennes par rapport aux institutions mondiales dans ce rôle de normalisation de l'environnement international s'est affaibli.
Si sa normalisation technique poursuit son chemin, les initiatives dans le domaine de la "codification comportementale" viennent rarement de l'Europe, qui applique plutôt des courants d'idées venant de l'extérieur.
En bref, le déplacement du pouvoir du national vers le supranational est devenu une réalité. Or aujourd'hui fonctionne en quelque sorte un exécutif mondial sans législatif. Hormis précisément dans l'Union Européenne, seules les administrations des Etats sont représentées au niveau mondial dans les institutions internationales. Les Etats industrialisés ont beau jeu de dire que chacun d'eux représente son peuple, les peuples en question, eux, sentent généralement assez peu leurs aspirations prises en compte par les hauts fonctionnaires qui les représentent.
En revanche, et parfois contrairement à ces derniers, ils sentent confusément, mais très bien, les changements fondamentaux qui sont en cours.
2) D'où la montée en puissance des ONG et autres mouvements associatifs ou lieux de "réflexion et action citoyenne", deuxième grand type d'acteur de l'environnement politico-économique international, avec des effets nationaux de plus en plus visibles : la voie est en effet libre, mieux, le besoin existe, d'une représentation des citoyens face à cet "exécutif". D'autant que, si l'on en parle maintenant partout, les plus grandes ONG -anglo-saxonnes- existent en réalité depuis des dizaines d'années, elles ont acquis un personnel de plus en plus professionnel et salarié, elles reçoivent des montants colossaux de crédits multilatéraux (cf. intéressante étude sur le sujet de l'OCDE, septembre 2000). Bref, elles sont devenues des acteurs crédibles et incontournables de la vie internationale et souvent nationale.
Certes, stricto sensu, les ONG ne représentent qu'elles-mêmes. De ce fait, certains disent que leur pouvoir croissant dans les prises de décision est en contradiction avec la pratique démocratique. C'est vrai, au sens que leurs membres ne sont pas élus et qu'elles défendent souvent des intérêts privés, mais c'est faux, en ce sens qu'elles comblent un vide de représentation légitime. Du coup elles sont consultées comme représentants d'opinions et elles prennent un poids excessif par rapport à leur légitimité réelle.
Surtout, leur poids est largement dû au contenu émotionnel des thèses ou messages qu'elles véhiculent. Car, tout comme les organisations internationales, et en liaison de plus en plus forte avec elles, les ONG ne sont pas que des centres d'action, humanitaire, technique etc. mais de plus en plus des centres de réflexion, d'anticipation, de propositions. En ce sens, elles représentent le vivant.
Tout cela dit, les ONG donnent actuellement cours, en France en particulier, à des débats idéologiques. Elles sont ou quasi déifiées (elles ne peuvent se tromper) ou diabolisées (elles servent des intérêts différents de ceux affichés et sont souvent manipulées). En réalité, ces organisations véhiculent des idées et mènent des actions à la résonance profonde chez beaucoup d'individus. Elles représentent, pour beaucoup d'entre eux l'expression d'aspirations de l'ordre de la conscience …et il serait faux de penser qu'elles sont seulement des moyens de concurrence.
Une entreprise se trompe si elle pense qu'adopter des codes d'éthique et prendre une fois l'an des engagements environnementaux suffit à satisfaire les demandes comportementales des multilatéraux et des ONG qui les influencent.
Autrement dit les entreprises doivent accepter de consacrer du temps et de l'argent pour anticiper ces tendances et pour agir concrètement sur une ou plusieurs des touches de la gamme des actions "morales" proposées.
La lente croissance du mouvement associatif a répondu à des besoins d'intérêt général non pris en charge par l'Etat. D'où leur importance dans des pays d'essence libérale. Certaines cultures, protestante en particulier, ont depuis longtemps favorisé, à côté des Eglises elles-mêmes, la création de ces groupes de citoyens directement responsables. Le rôle social important de ces individus armés de conscience est donc un phénomène d'origine anglo-saxonne, la philosophie qui l'anime relève de la culture religieuse de ces pays et il n'est pas anormal que la plupart des grandes ONG en soient issues. Là de manière très protestante, l'association du bien, de la "morale" et de l'argent, ne pose aucun problème.
Quant au glissement vers un rôle d'influence international, au sein des instances multilatérales notamment, vers laquelle certaines ONG tendent aujourd'hui, il est dû à la conjugaison de deux facteurs : l'élargissement progressif des besoins qu'elles ont pris en charge et la carence de représentation réelle ressentie par les citoyens de tous pays dans les instances décisionnelles internationales.
En bref, elles assurent un rôle politique de contre-pouvoir qui n'est assumé par personne d'autre. D'où les risques comme pour tout corps social "d'instrumentalisation" ou en termes plus simples, de dévoiement de quelque sorte qu'il soit. Voilà pourquoi elles doivent pour elles-mêmes s'attacher à la parfaite transparence qu'elles exigent des autres.
3) Car, parallèlement, la concurrence étrangère s'accentue en amont, sur et par les règles de droit en formation, la conviction des décideurs étrangers, la formation des élites étrangères, les concepts dans une « société de l'information » la concurrence passe par l'influence, l'image, les idées. Systèmes légaux, institutionnels, types de politiques économiques, culture, valeurs, tout est lié et en interaction. La concurrence américaine est de ce point de vue souvent mise en lumière, mais nos voisins européens travaillent eux aussi à forger l'avenir. Ceux qui investissent ce champ en friche de la structuration mondiale ont raison.
4) Et la France dans tout cela ? A quelques exceptions près, la France est muette et les voix françaises absentes des dialogues mondiaux, des forums réels ou virtuels internationaux. C'est peut-être un choix.
Quelle place souhaitons-nous tenir dans le nouveau monde qui se forge ?
On peut répondre : aucune, on est prêt à accepter des règles, modes de vie et cultures préparées par d'autres. Alors restons-en là.
Mais l'on peut aussi penser que, si bien des éléments sont positifs et à reprendre de nos partenaires étrangers, nous avons aussi dans le grand dialogue préparatoire, de la future gouvernance mondiale, quelques idées à fournir et quelques messages qui ne sont pas plus mauvais que d'autres à faire passer.
Pourquoi cette absence ? Cette question revient à en soulever d'autres :
- celle du rôle de l'Etat dans la nouvelle donne supranationale : s'il n'agit pas en coordination avec ses forces vives, s'il n'a pas compris qu'un service essentiel à son peuple est d'anticiper et d'agir pour faire valoir intelligemment -c'est-à-dire par la conviction- sa culture, son droit, son mode de vie, ses qualités dans le grand forum mondial, à quoi va-t-il bientôt servir ?
- celle de notre capacité nationale, secteur public et privé réunis, d'action légère, coordonnée, en réseau et transversale, ce qui élimine a priori les réactions de « chapelles » et les placements par les corps (qui ne sont pas du reste l'apanage des seules administrations) qui produisent inévitablement sclérose et myopie.
Attention, tout combat d'arrière-garde doit être exclu, il s'agit au contraire de s'insérer, de s'intégrer dans le dialogue mondial qui s'ouvre avec les outils actuels d'information et d'influence, les langages, les « codes » d'expression, de manière à, in fine, faire valoir nos messages. Car dans beaucoup de domaines les Français ont des expériences et des modes d'action particulièrement adaptés aux besoins du développement mondial.
Nos représentants sont trop souvent absents des rouages opérationnels multilatéraux, quand ils ne sont pas considérés comme arrogants ou hors sujet, malgré leurs réelles qualités intrinsèques. Car il ne s'agit pas là "simplement" d'intelligence ou de connaissance, mais d'adaptation à un mode de pensée mondial où les codes anglo-saxons ont pour l'instant pris le dessus. Rien ne sert de les railler ; les grands prêcheurs qui utilisent depuis longtemps les media dans de grands shows télévisés peuvent nous agacer, mais leurs méthodes ont fait recette, démultipliées par les nouveaux moyens de communication.
Certes ces thèmes moraux, émotionnels, sont souvent utilisés ou manipulés pour des intérêts beaucoup moins aimables. Mais répétons-le, des mécanismes de conscience individuelle nouveaux sont en marche et aucune stratégie -même la plus cynique- ne saurait les négliger.
Avec un peu d'organisation et une meilleure compréhension de ces codes, qui de toute manière finissent par nous influencer nationalement, les Français seraient véritablement excellents car nos compétences dans de très divers domaines, économique, technique, juridique, social, sont loin d'être archaïques, même si notre attitude le laisse parfois penser.
5) L'on en revient inéluctablement à la problématique de l'adaptation et de la formation de certaines de nos élites à ces réalités internationales, alors même que notre population, par le maillage omniprésent avec les media étrangers et Internet, évolue très vite.
Trop souvent encore nos décideurs fonctionnent uniquement en bons cartésiens, mathématiciens, ingénieurs ou administratifs, attitude qui induit la certitude d'être parfait quand le calcul est bon. Le mode de réflexion et de direction est vertical et cloisonné, l'information est faiblement diffusée.
Nos cerveaux gouvernants sont encore souvent incapables d'appréhender la force ou plutôt l'énergie qu'est l'information.
6) En démonstration immédiate de ce qui précède, voici quelques voies qui pourraient être explorées pragmatiquement pour répondre aux questions posées plus haut :
- pour le moyen long terme, introduire dans les voies scientifiques de l'enseignement secondaire puis dans les grandes écoles et les Universités un véritable enseignement obligatoire en sciences humaines, l'intérêt étant de former à "l'esprit de finesse", plus indispensable que jamais, à la capacité à penser de manière décloisonnée, à faire des liens… toutes qualités qui permettent une juste analyse de l'information et favorisent l'anticipation ;
- pour le court terme : mettre en place des formations légères mais adaptées chez les agents de l'Etat y compris les plus élevés, pour leur montrer l'aspect multiforme de la nouvelle donne internationale, leur apprendre à lier des phénomènes apparemment différents, ou du moins à les signaler sans peur de perdre du pouvoir en diffusant l'information,
. procéder, à un niveau intergouvernemental, à quelques mesures simples, non coûteuses et concrètes : identifier les cellules disséminées s'occupant de stratégie internationale et regrouper celle qui font double emploi; lister la présence française dans les organismes internationaux, un par un, ainsi que les principaux enjeux et menées de concurrence étrangère dans ces organismes, identifier et fixer à tous quelques objectifs à atteindre dans ces enceintes, choisir, forger et fournir quelques messages à faire passer par nos agents à l'étranger…, etc.
. expliquer dans le maximum d'enceintes possibles aux citoyens les enjeux internationaux en termes simples et non idéologiques.
Lectures :
Articles ou notes de l'auteur sur des sujets connexes :
- "L'embarras des élites", le Figaro économie , janvier 1996.
- "Diplomatie exportatrice américaine et élites françaises" (Revue des CCE, 1998), commentaires sur son étude "La diplomatie exportatrice américaine", 1997, Obsic.
- "Lobbying et organisations internationales" (Revue Accomex de la CCIP, juillet-août 1999)
- Promotion des normes et règles de droit et compétition internationales
- Influence de nos concurrents auprès des organisations multilatérales
* L'auteur s'exprime à titre personnel.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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