Entretien d'EuropeBulgarie : Le début d'une cohabitation inédite
Bulgarie : Le début d'une cohabitation inédite

Élargissements et frontières

Assia Stantcheva

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26 novembre 2001

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Stantcheva Assia

Assia Stantcheva

Les élections présidentielles en Bulgarie les 11 et 18 novembre 2001, remportées pour la première fois depuis 1990 par un candidat socialiste, ont été les deuxièmes élections « inhabituelles » dans le pays durant l'année en cours.

Depuis la fin du régime totalitaire de Todor Jivkov en novembre 1989, la Bulgarie - considérée pendant les décennies de la confrontation bipolaire comme le satellite le plus fidèle de Moscou – est engagée dans une transition vers la démocratie et l'économie de marché à paramètres plutôt fluides. Cette transition - un peu chaotique, imprévisible, mais toujours pacifique - a vu se succéder des parlements à configurations variables et des gouvernements qui semblaient suivre le style politique européen d'alternance entre la gauche et la droite.

Néanmoins, un paramètre reste d'une constance affligeante durant ces 12 années de transition: les conditions de vie sont loin de l'amélioration invariablement promise par chaque nouveau gouvernement, loin des attentes légitimes d'un prix social supportable par la population pour les réformes pourtant indispensables. Après la crise économique aiguë pendant le gouvernement du Parti socialiste bulgare (PSB) en 1996, une certaine stabilisation macroéconomique est intervenue depuis la mise en place d'un directoire financier, mais sur le plan microéconomique les changements positifs se font toujours attendre.

Dans un contexte de difficultés économiques, de criminalité en hausse et de chômage grimpant (18,6 % en septembre dernier), d'une société civile qui marque le pas et d'une crise de confiance généralisée due aux nombreuses affaires de corruption, les résultats des élections parlementaires du 17 juin 2001 ont constitué une première « divine surprise ». Elles ont été remportées par le Mouvement national Siméon II, créé ex nihilo en avril, deux mois seulement avant les élections, par Siméon de Saxe-Cobourg-Gotha, le dernier roi des Bulgares exilé du pays à l'âge de 8 ans après la prise du pouvoir par les communistes.

Dans sa déclaration mémorable du 6 avril dernier, il a dit aux Bulgares trois choses simples, mais essentielles aux yeux des Bulgares : il faut mettre fin aux clivages inutiles et combattre la corruption, il nous faut une nouvelle morale politique et de l'honnêteté, et nous réussirons ensemble. Le ton sincère, l'autorité morale et le style « non-balkanique » de « l'homme de Madrid », mais surtout les amères déceptions de la politique du gouvernement sortant (la coalition de droite menée par l'Union des forces démocratiques, UFD) ont gagné la confiance des électeurs et ont mené à ce phénomène curieux qui a fait entrer la Bulgarie dans les journaux télévisés : Sa Majesté Siméon II, Comte Rilsky, a prêté serment devant la Constitution républicaine pour devenir Monsieur Siméon de Saxe-Cobourg-Gotha, Premier ministre de la Bulgarie. Pourtant, l'identité politique et sociale imprécise ainsi que la cohésion fragile du nouveau mouvement (appelé couramment « le mouvement du roi »), la composition de son groupe parlementaire et de son gouvernement suscitent quelques interrogations, et l'absence de résultats tangibles fait déjà baisser sa cote de popularité.

Les surprises électorales en Bulgarie se sont poursuivies cinq mois plus tard, lors de l'élection présidentielle. Cette élection était pronostiquée comme manquant plutôt d'intérêt politique, voire ennuyeuse, pour plusieurs raisons :

La Bulgarie étant une république à régime parlementaire, la fonction du Président de la République ne représente pas, par définition, un enjeu politique décisif comme ceci est le cas dans les Etats à régime présidentiel ou semi-présidentiel. La Constitution confère néanmoins au Président, outre ses fonctions représentatives, des pouvoirs non négligeables qui concernent les services secrets et les forces armées, ainsi que le domaine de la politique étrangère qui est particulièrement important dans l'optique de la candidature d'adhésion de la Bulgarie à l'Union européenne et à l'OTAN.

Le Président sortant Petar Stoyanov, caracolant en tête des sondages, était donné comme le favori incontestable après un mandat plutôt réussi. Elu en 1996 avec le mandat de l'UFD, cet ancien avocat a essayé, avec un succès variable, de se détacher de l'image d'un président représentant uniquement les électeurs de droite, ce qui lui a valu certaines tensions – feintes, selon certains analystes – avec le gouvernement UFD de Ivan Kostov, au pouvoir jusqu'en juin 2001. Briguant un second mandat en tant que candidat indépendant, Stoyanov a bénéficié néanmoins du soutien de l'UFD qui, de son côté, a proclamé haut et fort, devant les électeurs bulgares comme devant la communauté internationale, que la réélection de Stoyanov était la condition sine qua non pour la poursuite de l'orientation pro-européenne du pays. Mais le plus surprenant dans la candidature du Président sortant fut le soutien inattendu de la part du mouvement du Premier ministre ; un soutien initié par Siméon de Saxe-Cobourg-Gotha lui-même et auquel se sont opposés bon nombre des membres de son groupe parlementaire, ainsi que son partenaire de coalition - le Mouvement des droits et des libertés (MDL), le parti représentant les intérêts des Turcs de Bulgarie.

Face à cette candidature forte, l'espace politique de gauche, représenté par un Parti socialiste en quête pénible d'une nouvelle image, a abandonné ses intentions de présenter un candidat consensuel et « non-partisan », du type intellectuel indépendant. Le leader du PSB Guéorgui Parvanov fut choisi un peu par défaut. Jusqu'au premier tour, il a été considéré par les observateurs et les journalistes, avec une certaine ironie, comme un kamikaze qui, avec « une passion de masochiste », est en train de signer l'arrêt de sa mort politique.

Un troisième candidat avec qui il fallait compter se présenta également : le médiatique ancien Ministre de l'intérieur Bogomil Bonev, renvoyé prématurément par Ivan Kostov en 1999.

Dans le contexte d'une victoire annoncée de Stoyanov, le premier tour des élections s'est soldé par des résultats inattendus :

Premièrement, le taux de participation électorale a été le plus faible depuis le début des processus démocratique en 1989 : 41 % des électeurs uniquement ont cru utile de se déplacer pour exercer leur droit de vote, ce qui a mené d'office à un second tour. Des explications selon lesquelles cet absentéisme serait dû à la lassitude électorale, aux pronostics trop catégoriques voire à la saison hivernale n'ont pas été bien convaincantes devant un phénomène qui ressemble plutôt à l'expression d'une déception des électeurs de l'ensemble de leur classe politique, tant de gauche que de droite, d'une colère silencieuse exprimée par les moyens du scrutin.

Deuxièmement, les deux candidats pressentis ont été bel et bien ceux qui sont allés au ballottage, mais dans un ordre inverse : au premier tour le candidat socialiste Guéorgui Parvanov a recueilli 36,3 % des voix contre 34,9 % pour le Président sortant.

Une semaine plus tard, au second tour, le taux de participation a grimpé à 55 %, l'ensemble du potentiel électoral étant mobilisé par les centrales politiques, mais ceci n'a pas suffi pour inverser la tendance. Selon les données de la Commission électorale centrale, Petar Stoyanov a obtenu 45,87 % des scrutins contre 54,13 % pour Guéorgui Parvanov, qui devient ainsi le premier président de gauche depuis 1990.

Quelles sont les raisons de ces évolutions surprenantes et sont-elles vraiment en porte-à-faux avec la logique politique ? Est-ce encore une « expérimentation exotique balkanique » qui diminue la lisibilité des processus pour les partenaires internationaux ou bien s'agit-il de l'action de « forces profondes » - pour reprendre le concept de Renouvin et Duroselle – que les sociologues et les politiques n'ont pas pu déchiffrer ?

Plusieurs explications formelles sont sans aucun doute présentes :

le comportement des forces politiques dans leur « jeu d'équilibre - déséquilibre » :

Le politique le plus influent du moment – le Premier ministre Siméon de Saxe-Cobourg-Gotha, bien qu'ayant donné le soutien de son mouvement au Président sortant et signé une déclaration dans ce sens, envoyait des signaux ambigus tout au long de la campagne électorale. Ainsi, il s'est abstenu d'un appel explicite en faveur de Stoyanov, se trouvait à l'étranger lors du premier tour et, le jour du second tour, a déclaré, à la surprise générale, que lui-même il n'allait pas voter, avant de le faire tout de même à la dernière minute.

L'action de l'UFD en faveur de Stoyanov n'a pas laissé, non plus, l'impression d'une véritable mobilisation, l'absence et le silence absolus de l'ancien Premier ministre et leader tout puissant Ivan Kostov étant très remarqués.

Quant au partenaire du « mouvement du roi » dans la coalition gouvernementale, le MDL, il a choisi une voie divergente en donnant explicitement au second tour son soutien au candidat de gauche, après la défaite de sa propre candidate au premier. Ceci a été une démarche intéressante, étant donné les lourds souvenirs que le parti communiste – dont le PSB est le successeur – a laissé chez la minorité turque de Bulgarie. Après les élections, le président du MDL Ahmed Dogan a déclaré que ce sont ses électeurs qui ont décidé de l'issue du scrutin, et que le choix du MDL était un « investissement pour l'avenir », en raison de l'engagement fort de Parvanov dans le domaine de la politique sociale, particulièrement important pour l'électorat du MDL. Le parti représentant les intérêts des Turcs bulgares confirme ainsi, une fois de plus, que sa force est très souvent décisive lors de toute élection et décision dans le pays.

le comportement des candidats et la campagne électorale :

La certitude d'une victoire sans difficultés a probablement fait sous-estimer au Président sortant l'importance de la campagne électorale, (cf le principe démocratique selon lequel, aucune élection n'est gagnée d'avance) tandis que le candidat socialiste menait une campagne de proximité énergique, sur le terrain, voyageant de ville en ville.

Selon certains observateurs, la campagne électorale dans son ensemble a été molle, sans couleurs, en l'absence d'idées et de programmes, comme si pour les électeurs il s'agissait uniquement de savoir lequel des candidats serait le plus sûr d'être invité dans leur salon au cours des cinq prochaines années. Les candidats en lice semblaient présenter – par médias interposés – des personnages construits dans la tradition classique des tabloïds anglo-saxons, avec leurs traits positifs et négatifs, leurs passions, leur quotidien et leurs histoires personnelles.

Quelques accents plus concrets ne manquaient cependant pas : le Président sortant, ne pouvant pas miser sur l'idée du changement, jouait sur la note de l'union ; le candidat socialiste se présentait comme le candidat « des humiliés et des offensés » ; au premier tour l'ancien Ministre de l'intérieur Bogomil Bonev suggérait - dans un « style Poutine », avec davantage de silences que de paroles – qu'il serait la main forte qui mettrait à genoux la corruption.

Une semaine avant les élections cependant, la campagne s'est trouvée chargée de passions lors d'un débat télévisé pendant lequel le président en fonction a exhibé un rapport des services secrets contenant des accusations contre Bonev, ce qui s'est avéré contre-productif pour Stoyanov. Parvanov, quant à lui, a mené sa campagne sur un modéré, se gardant d'attaques personnelles, ce qui a fait plutôt bonne impression aux électeurs lassés par douze ans d'affaires de « documents compromettants ».

le comportement des électeurs a été évidemment le facteur décisif. A part les « noyaux durs » traditionnels de l'électorat de l'UFD et du PSB, les électeurs bulgares n'ont pas suivi les consignes de vote. Ainsi, 33 % uniquement de ceux qui avaient donné leurs voix au Mouvement national Siméon II lors des élections parlementaires de juin ont préféré au premier tour le président sortant soutenu par le mouvement, 37 % d'entre eux votant pour Bonev et 18 % pour Parvanov. Les électeurs du MDL n'ont pas, non plus, soutenu de façon convaincante la candidate officielle du parti lors du premier tour (49 %). Au second tour, à part les électeurs du PSB et du MDL, une partie de l'électorat du Mouvement national Siméon II, voire de l'UFD, a soutenu Parvanov.

Qui est le nouveau Président de la Bulgarie ? Guéorgui Parvanov, 44 ans, historien de formation, jusqu'en 1990 chercheur à l'Institut d'histoire du Parti communiste bulgare, commence à gravir les échelons de la hiérarchie du PSB en 1991 pour devenir son leader pendant l'hiver de 1996, un moment critique pour le gouvernement socialiste au pouvoir qui tombe peu après, après les manifestations de rue en janvier 1997. En février 1997, Parvanov refuse le mandat pour la formation d'un deuxième gouvernement socialiste, ce qui contribue à l'apaisement du pays mais provoque une forte contestation de la part des courants « durs » au sein de son parti, dont il sort toutefois indemne. Grâce au mélange de persévérance et de souplesse politique qui le caractérise, Parvanov réussit à garder son poste même après les échecs successifs du PSB aux élections législatives et locales en 1997, 1999 et 2001. Reconnaissant que dans des situations de stress il mobilise toute son ambition, il n'y a aucun doute que son mandat présidentiel lui fournira de nombreuses occasions de tester cette qualité, dans des conditions politiques inédites : un parlement de droite, une opposition de droite, un soutien centriste du MDL et un soutien de gauche de la part de son propre parti. Ayant déclaré après les élections qu'il quittera le PSB sans recourir aux formules hypocrites de « gel » de sa carte de membre, qu'il cherchera à établir une bonne coopération avec le gouvernement et que l'orientation pro-européenne et pro-OTAN du pays restera le choix primordial stratégique de la Bulgarie, Parvanov - qui manque d'expérience sur le plan international - aura toutefois dans un premier temps l'objectif périlleux de prouver devant les partenaires extérieurs qu'il est issu d'un parti socialiste réformé, substantiellement différent de son ancêtre communiste.

Suite à ces deux élections perturbatrices, l'espace politique bulgare se retrouve à présent dans une situation de profonde mutation. Des restructurations substantielles sont déjà engagées, tant à gauche qu'à droite, et l'on pourrait s'attendre à ce que la configuration de l'espace politique bulgare soit considérablement modifiée d'ici au printemps de l'année prochaine.

Il est certain que, tant en juin qu'en septembre, les électeurs ont exprimé non pas leur approbation aux candidats qu'ils ont finalement choisis mais plutôt leur malaise et leur profonde déception de la politique menée par les élus sortants, une fracture se dessinant ainsi entre les Bulgares et leur élite politique dans son ensemble, toutes tendances confondues. Le vote des électeurs bulgares démontre, en premier lieu, une maturité politique confirmée, substituant au vote partisan et émotionnel du début des années 90 un vote basé sur des critères pragmatiques. Ils jugent désormais leurs élus non plus en fonction de la « couleur » de ceux-ci, mais à la base des actions et des résultats concrets pour la vie de chacun. En second lieu pourtant, ces votes successifs « par défaut » et le scepticisme généralisé qu'ils véhiculent risquent d'avoir des effets déstabilisateurs, y compris en ce qui concerne l'intégration du pays aux structures européennes.

Dans ce contexte, la suggestion faite le 19 novembre 2001 lors du Conseil des Ministres de l'Union européenne à Bruxelles par le Ministre français des affaires étrangères Hubert Védrine d'engager une réflexion sur la manière de permettre à la Bulgarie de faire partie de la « première vague » d'adhésions en 2004, vient à point nommé. Une accélération du processus d'adhésion du pays à l'UE confirmera incontestablement que la Bulgarie n'est pas un pays à mœurs politiques « exotiques » où cohabiteront dorénavant un « Premier ministre-roi » et un « Président-communiste », mais un pays où les citoyens ont fait résolument le choix de l'Europe.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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