Démocratie et citoyenneté
Florence Faucher
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Florence Faucher
Qu'en est-il et que pensent les Britanniques de l'Europe?
Longtemps marginal, le débat européen a pris depuis une quinzaine d'années une ampleur croissante dans la sphère politique et partisane, au point de contribuer à en redéfinir les lignes de force [1].
Trente ans après avoir amenés leur pays à rejoindre le Marché Commun, les conservateurs britanniques sont actuellement caractérisés par leur opposition viscérale à l'Euro et leur Atlantisme
Tardivement convertis à l'Europe, les travaillistes ont adopté au gouvernement le pragmatisme et l'attentisme de leurs adversaires et n'ont pas vraiment cherché, depuis 1997, à convaincre leurs concitoyens que la place du Royaume-Uni est au cœur de l'Union plutôt qu'au milieu de l'Atlantique. L'opinion publique est en effet partagée, largement indifférente mais prompte à soupçonner, chez les "Continentaux" de toutes sortes, des desseins funestes.
Alors que l'Union Européenne s'apprête à accueillir dix nouveaux pays, l'adhésion à la monnaie unique est un dossier épineux que le gouvernement n'a toujours pas abordé de front. Il est vrai que cette hostilité à l'Euro révèle des tensions plus profondes.
1. Les réticences à l'égard de l'Euro...
Depuis Maastricht, le débat sur l'Europe au Royaume-Uni se confond le plus souvent avec celui sur l'Euro. Près d'un an après l'entrée en circulation des pièces et des billets, les Britanniques hésitent toujours à adhérer.
1.1. L'opinion publique est hésitante
Les récents sondages indiquent que l'opinion publique reste globalement sceptique à l'égard de l'adoption de la monnaie unique. A la mi-septembre 2002, 66% des Britanniques interrogés par MORI [2] étaient contre l'adhésion et 34% en faveur de celle-ci. L'attitude générale est donc au minimum réservée, quelle que soit la catégorie de population interrogée, et les chefs d'entreprises ne sont guère plus convaincus même si la résistance est la plus marquée dans les petites et moyennes entreprises. Au total, 32% sont favorables à une éventuelle adhésion tandis que 29% souhaitent garder la livre à tout prix.
Une analyse plus détaillée des réponses aux sondages montre cependant que cette opposition est « molle », caractérisée par l'existence d'un groupe important d'hésitants. Ainsi, en avril dernier, 46% des personnes interrogées déclaraient pouvoir changer d'avis. Les enthousiastes et les sceptiques oublient souvent dans leurs échanges passionnés que l'issue d'un référendum dépendra largement de la capacité à convaincre des indécis dont l'incertitude repose à la fois sur l'ignorance et le manque d'intérêt. L'évolution des attitudes, tous instituts de sondage confondus, dégage cependant une légère tendance favorable sur le long terme, en particulier depuis janvier 2002. Ainsi, selon ICM, le nombre d'électeurs travaillistes envisageant de voter « Non » lors d'un référendum est passé en un an de 71% à 58%. De fait, l'arrivée de l'Euro est de plus en plus perçue comme inévitable : 31% des personnes interrogées par ICM il y a un an considéraient que le Royaume-Uni adhérerait dans les dix ans. Ils sont à présent 62%.
Les journaux populaires, dont le capital est détenu par un petit nombre de propriétaires, jouissent d'une très large distribution mais sont, majoritairement et viscéralement, partisans de la défense de la livre sterling. Les allergies provoquées par les nouvelles pièces ont ainsi fait couler beaucoup d'encre dans le Sun, le Mail et le Telegraph, tous trois opposés à l'adhésion.
La diffusion combinée de ces trois titres approche les 7 millions d'exemplaires quotidiens, dépassant de près de deux millions, les principaux défenseurs de l'Euro – le Guardian, l'Independent, le Financial Times et le populaire Mirror.
Il est certes difficile d'évaluer dans quelle mesure la presse réagit à l'opinion ou contribue à la façonner mais il ne fait guère de doute que la virulence d'une partie importante de celle-ci envenime le débat.
1.2. Les partis politiques sont divisés
La question de la monnaie unique est, depuis plusieurs années, un sujet de discorde pour la plupart des partis politiques.
Le dernier gouvernement conservateur, dirigé par John Major, a été affaibli par les divisions au sein du Cabinet, avivées par l'adoption du traité de Maastricht. Son successeur à la tête du parti, William Hague, n'a pas réussi à faire taire les dissensions au sein de son équipe. Conforté par le soutien massif des adhérents [3] exprimé lors d'un référendum interne organisé en octobre 1998, il a choisi de centrer la campagne pour les élections législatives de 2001 sur le thème de l'Euro, au détriment de celui de la réforme des services publics, pourtant privilégié par l'électorat.
La stratégie n'a pas été payante et le parti conservateur a essuyé une seconde défaite. L'élection de son remplaçant a également été dominée par la question de l'Euro, en raison notamment des profils des deux principaux candidats. Logiquement, les militants ont élu un eurosceptique, Iain Duncan Smith, contre le médiatique et pro-européen ancien Chancelier Kenneth Clarke.
Conscient du danger représenté par la division de son parti, Iain Duncan Smith a imposé au Cabinet Fantôme (Shadow Cabinet) nommé à l'automne 2001 une stricte position de rejet de l'Euro et exigé de ses troupes qu'ils évitent d'aborder le sujet.
Le parti travailliste n'échappe pas à de tels désaccords bien que les opposants constituent une minorité peu visible. Alors que le parti s'est, par le passé, caractérisé par son opposition à l'intégration européenne, il est devenu l'un des champions de celle-ci. La position officielle est favorable à l'adhésion "si les conditions économiques sont remplies" et sous réserve d'un référendum, promis dès 1996. Aucun calendrier n'a cependant été suggéré et les annonces répétées de début de la campagne référendaire par des pro-Européens impatients n'ont toujours pas eu de suite. En revanche, le scepticisme des syndicats a crû. Deux des plus grands d'eux expriment désormais leur crainte que l'adhésion ne limite les capacités d'investissement du gouvernement dans les services publics. Or la crise qui frappe les secteurs de l'éducation, de la santé et des transports ne donne guère de signe d'apaisement.
Les petits partis se montrent moins divisés sur la question de l'Euro. L'engagement pro-européen des travaillistes peut s'appuyer sur le parti Libéral-Démocrate, qui demeure sans conteste le parti britannique le plus européen. Son leader, Charles Kennedy, a rappelé aux militants du parti réuni en conférence annuelle en septembre qu'un tel engagement remonte aux années 1940. Cet enthousiasme n'empêche néanmoins pas une analyse critique des dysfonctionnements de la machine communautaire. Les partis nationalistes (le Plaid Cymru gallois et le Scottish National Party) sont également caractérisés par leurs convictions européennes, qui s'expliquent en grande partie par leur volonté de voir leur "nation" traiter d'égal à égal avec les régions européennes au sein d'un ensemble confédéral. Dans ce cadre, les deux partis sont favorables à l'organisation d'un référendum en faveur duquel ils feraient campagne. Les autres petits partis se montrent en revanche résolument opposés, qu'il s'agisse des Verts ou des organisations monothématiques tels que le Referendum Party. En 1997, l'organisation de James Goldsmith a joué un rôle dans la défaite du gouvernement Major [4]. L'UK Independence Party, qui lui a succédé comme fer de lance des anti-européens, a été propulsé au rang de quatrième parti du pays par son score aux élections européennes de 1999.
1.3. Le gouvernement est prudent
Depuis 1997, les travaillistes se sont distingués de leurs intransigeants adversaires conservateurs en soulignant qu'une adhésion à l'Euro était suspendue à la fois à une analyse minutieuse des conditions économiques de celle-ci et à l'organisation d'un référendum. Cinq ans plus tard, la position globale du gouvernement reste remarquablement ambiguë, oscillant entre enthousiasme, attentisme et extrême réserve.
La décision d'adhérer est officiellement liée au passage de cinq tests économiques (portant sur la convergence économique, la flexibilité et l'impact sur les investissements, les services financiers et l'emploi) décidé en dernier ressort par le Chancelier. Or les études des intentions de vote et des critères de décisions semblent indiquer que non seulement l'électorat est particulièrement sensible à des justifications économiques mais aussi que l'engagement du gouvernement jouera un rôle clé dans la campagne. Le silence de Gordon Brown, « Européen réticent » plus qu'eurosceptique, contribue à alimenter les rumeurs de divisions au sein du Cabinet. Mais l'on assiste sans doute à un partage des tâches entre un Premier Ministre optimiste et son Chancelier, gardien de l'intérêt économique et commercial du pays. Grâce à sa réputation de rigueur, la conversion ultime de Gordon Brown à la monnaie unique devrait pouvoir être utilisée comme un argument de poids.
Lors de son discours devant la conférence annuelle du parti travailliste à Blackpool, le 1er octobre dernier, Tony Blair a réitéré sa conviction que le "destin du Royaume-Uni" se jouera dans un étroit partenariat avec l'Europe. Les observateurs spéculent donc à présent sur une décision en 2003, conformément à la déclaration faite aux Communes en février 2001 de prendre une décision dans les deux ans suivant les élections générales.
En effet, les cinq tests économiques pourraient être satisfaits d'ici l'été prochain, permettant au gouvernement de lancer une campagne référendaire en profitant de l'effet d'accoutumance à la monnaie unique des Britanniques de retour de vacances sur le Continent.
L'argument du référendum est important pour les travaillistes car il souligne la volonté de laisser aux électeurs le dernier mot. Or ces consultations sont rares au Royaume-Uni. En effet, la souveraineté appartient au Parlement qui hésite à la concéder, même temporairement, à l'électorat.
L'histoire des référendums au Royaume-Uni se limite donc à des consultations sur la dévolution (organisées dans les nations périphériques en 1973, 1979 et 1997) et sur l'Europe (en 1972). L'organisation d'un référendum étant une prérogative du Premier Ministre, il est improbable que celui-ci ne se lance dans une telle campagne sans être quasiment assuré de l'emporter. Les atermoiements reflètent donc l'état de l'opinion et la prudence extrême de Tony Blair.
A l'heure actuelle, aucune pré-campagne de préparation de l'électorat n'a vraiment été mise en place. Et, bien que les entreprises utilisent couramment l'Euro, le gouvernement n'incite toujours pas à une adaptation rapide à l'arrivée de la monnaie unique.
2. ...sont révélatrices d'inquiétudes plus profondes
L'opposition a l'Euro est le symptôme d'un malaise plus profond à l'égard de l'évolution de l'Union Européenne.
2.1. Une mentalité insulaire
Les particularités historiques et géographiques du Royaume-Uni confortent une mentalité insulaire, caricaturée sous le terme de « little Englander », suspicieuse à l'égard des Européens. Les différences avec les "Continentaux" sont exagérées et analysées comme les preuves d'une impossible entente. Les "nations périphériques", et l'Ecosse en particulier, se montrent généralement moins rétives au projet européen qui leur permet d'affirmer leur autonomie vis-à-vis de l'Angleterre.
Le manque chronique d'information concernant l'Europe, voire la désinformation, renforcent ces tendances. Le débat est en effet dominé par une presse écrite pour qui l'Union Européenne est un bouc émissaire facile. Les journaux populaires ont fait de la préservation des traditions nationales et du rejet des "diktats" européens leurs sujets de prédilection. Ainsi, les commerçants refusant d'abandonner les mesures impériales pour le système décimal sont-ils présentés comme des héros et les représentants de l'Europe comme de dangereux bureaucrates. Le Sun et le Mail n'hésitent d'ailleurs pas à se livrer à des attaques xénophobes, parfois extrêmement violentes, notamment contre les Allemands et les Français.
Accentués par ces campagnes médiatiques, les sentiments anti-européens restent très présents. Bien que tabou dans la classe politique, la question d'un retrait de l'Union européenne est envisagée favorablement par une fraction importante de l'électorat. Ainsi, selon MORI, 49% des personnes interrogées en mai 2001 [5] déclaraient leur intention de voter en faveur d'un retrait si un tel référendum était organisé.
Ce courant d'opinion rencontre un fort écho à la base du parti conservateur, comme le démontre le caractère récurrent de ce thème lors des réunions organisées à la marge de la conférence annuelle du parti. Néanmoins, il ne faut pas en surestimer l'importance. Depuis une vingtaine d'années, l'essor de l'industrie du tourisme et le développement du marché unique ont considérablement rapproché les Britanniques des autres Etats européens. Symptomatique de cette évolution est la décision du parti conservateur de chercher à l'étranger, et en particulier en Europe, l'inspiration pour le renouvellement de leur programme politique.
2.2. La perte de souveraineté nationale
L'un des soucis majeurs des « sujets » britanniques est la perte de souveraineté nationale. Cette crainte se traduit par une réticence à l'égard de toute évolution en direction d'une intégration plus poussée du Royaume-Uni dans l'Union européenne. Nombre de Britanniques craignent en effet que leurs partenaires ne conçoivent une intégration politique plus poussée comme le développement naturel de l'Europe. Le rejet d'un tel « super-Etat », souvent fantasmé, se confond avec celui d'une hypothétique fédération. La monnaie unique est analysée comme le premier pas en ce sens. Les travaux de la Convention ont d'ailleurs alimenté ces réticences et renouvelé les inquiétudes à l'égard d'un projet de constitution européenne [6].
Dans un contexte dominé par la « découverte du local » et la conviction, affichée par les deux principaux partis, que l'une des solutions à la crise des services publics passe par une forme de décentralisation et un renforcement de l'autonomie des autorités locales en matière d'éducation et de santé, la perspective d'un transfert de pouvoirs vers Strasbourg ou Bruxelles est vue avec suspicion.
Les institutions européennes sont en outre dénoncées comme lointaines et non démocratiques. Fiers de l'ancienneté de leur régime représentatif, les Britanniques voient d'un mauvais œil l'ingérence d'autorités étrangères dans les décisions affectant le pays. La Commission, non élue et donc non responsable devant les électeurs, est la cible des plus vives critiques. Elle est contrastée régulièrement avec le Parlement britannique, détenteur de la souveraineté nationale et dont les défenseurs voient, avec réticence, les prérogatives progressivement rognées, notamment par la Cour de Justice et les directives européennes.
Les projets de diplomatie et de défense communes accentuent ces préoccupations, particulièrement dans les sphères conservatrices attachées à la préservation de « relations privilégiées » avec les pays anglophones. L'insularité conforte la méfiance historique à l'égard des Etats européens et favorise la vision d'un Royaume-Uni proche non seulement des pays du Commonwealth mais également des Etats-Unis. En 2001, les Conservateurs ont ainsi fait campagne avec le slogan « en Europe mais pas contrôlé par l'Europe ».
2.3. L'argument économique
Tout débat européen au Royaume-Uni porte inévitablement un intérêt particulier à l'argument économique car l'intégration est largement analysée en termes de coûts et de bénéfices. Depuis le milieu des années 1980, les principaux arguments anti-européens se sont concentrés sur le caractère dispendieux des fonds de développement ou de la Politique Agricole Commune. Les dérogations obtenues par le Royaume-Uni ont souvent été justifiées en termes commerciaux et économiques, qu'il s'agisse de dérogations à la Charte sociale ou de rabais sur leur contribution au budget européen. Le coût de l'élargissement constitue une source de préoccupation supplémentaire. Les montagnes d'excédents agricoles et l'éventualité de subventions massives aux agriculteurs des pays candidats incitent à exiger une réforme.
Partisans et adversaires du projet européen s'attachent donc à démontrer que la voie qu'ils défendent est la mieux à même de répondre aux besoins de l'industrie et du commerce britanniques. Bien que plus de la moitié des échanges commerciaux du Royaume-Uni soient aujourd'hui effectués avec les pays de l'Europe des Quinze, les indicateurs de convergences économiques ont longtemps montré que l'économie du pays est structurellement plus proche de celle des Etats-Unis que des pays de l'Europe Continentale. Dans un tel contexte, une uniformisation des politiques économiques et monétaires est peu susceptible de satisfaire les intérêts des différents partenaires. Enfin, dans un pays où les impôts sont un enjeu électoral majeur, la perspective de taxes européennes suscite un tollé. C'est en grande partie parce que l'argument économique prédomine et que la rhétorique utilisée mélange technicité et appels au sens commun que l'Euro est le catalyseur des oppositions à l'intégration européenne.
Conclusion
L'Europe occupe une place importante dans le débat politique britannique. Elle mobilise les passions de la presse et des hommes politiques. Pourtant, ni l'adhésion à l'Euro, ni l'intégration, ni l'élargissement ne figurent parmi les priorités des électeurs dont les préoccupations principales portent sur l'état de délabrement des services publics. Les conservateurs l'ont appris à leurs dépens lors des deux dernières campagnes électorales. Toujours divisés sur la question, ils ont à présent décidé d'éviter ce sujet dangereux. L'attentiste du gouvernement, l'alternance de déclarations enthousiastes et de mises en garde, reflètent en revanche mieux l'attitude de la population. Les Britanniques ne sont en effet toujours pas convertis à l'Europe et ne s'identifient pas à son destin.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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