Entretien d'EuropePour une bioéthique européenne
Pour une bioéthique européenne

Santé

Philippe Meyer

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17 mars 2003

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Meyer Philippe

Philippe Meyer

Professeur émérite à l'Université Paris V (Faculté de médecine Necker) et professeur associé à l'Université Humboldt, Berlin (Max Delbrück Centre ; Berlin-Buch).

1. L'entité européenne

L'espace européen ne se définit pas facilement à l'Est géographique où les constructions géopolitiques sont changeantes au gré de l'histoire. Peut-être s'arrête-t-il, comme le dit Carbonell « là où s'arrêtent les phénomènes dominants de civilisation ayant une permanence historique et une densité territoriale » A l'instar de la géographie, l'Histoire européenne a aussi ses détracteurs. L'Europe a un passé mais elle n'a pas d'Histoire a prétendu Julien Benda de 1933 à 1957 : « Le fait que l'Europe n'a jamais constitué une entité politique se traduit par cet autre fait : on n'a jamais écrit une histoire de l'Europe. » Il faut néanmoins préciser que Benda raillait l'Europe divisée de son temps pour exhorter les politiques à construire ce qu'il appelait une "réalité européenne indivise". Dix ans après, en 1967, René Sédillot est encore plus sceptique : « Le bilan de l'histoire européenne est facile à dresser : il n'y a jamais eu d'Europe » Et Emmanuel Berl aussi lorsqu'il prétend que l'Europe n'est pas une entité mais une pure et simple expression.

Ce négativisme est enfin dépassé et considéré comme irrationnel aujourd'hui, au moins sur le continent où l'on construit une Union Européenne. L'incohérence européenne passée n'a procédé que de réactions primaires, terrifiées, et finalement relativement éphémères dans la durée des temps qu'ont suscité des manifestations récurrentes de nationalismes, les seuls coupables du flou de l'histoire. On sent bien que malgré les palinodies persistantes, séquelles des craintes ancestrales, une vocation européenne forte est née aujourd'hui.

Denis de Rougemont qui n'a eu de cesse de rendre son passé à l'Europe, rappelle que l'on en parle en fait depuis longtemps. En 732, aux lendemains de la bataille de Poitiers, les vainqueurs sont qualifiés d'Europenses par un clerc espagnol qui « répète avec complaisance ce nom qui indique l'éveil d'un sentiment nouveau » Europe et européens entrent dans le vocabulaire courant aux XIVème et XVème siècles lorsque les Turcs amputent la chrétienté de ses prolongements proche-orientaux, confondant pour la première fois l'Europe judéo-chrétienne et l'Europe géographique. La glorification ultérieure de l'Europe des Leibniz, Montesquieu, Kant, Beethoven et Victor Hugo est fondée sur la reconnaissance d'une culture commune en Europe et la perversité des nationalismes. C'est devenu une évidence que de dire qu'il est une philosophie, une littérature européennes, un art européen, et à un certain degré une science européenne tant la communication fut toujours intense entre les foyers de créativité. Voltaire a vite reconnu l'éclatante spécificité de l'Europe. Denis de Rougemont au terme de sa réflexion sur les analogies entre les pays qui constituent l'Europe et les différences entre les Européens et les "autres", s'est exclamé « Vue de loin, l'Europe est évidente »

Le réexamen de l'Histoire et la prise de conscience de l'exclusive responsabilité des nationalismes dans la dramatique récurrence de barbarie du siècle dernier, ont permis d'entériner, et sans doute pour toujours, la réalité européenne, convergence de familles indo-européennes dans un territoire dont la

conformation s'est prêtée à la ségrégation et l'individualisation des souches migrantes, ébauches de nations, mais que l'Histoire a réuni en quelque 29 siècles par des aventures partagées et des influences communes donnant lieu à une même culture, une même conscience et un même style, celui que l'on reconnaît de loin, même de l'Amérique « Vus d'Amérique, quelque soit notre nation, nous sommes tous des Européens », encore selon Rougemont.

Paul Valéry dit que « toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise, quant à l'esprit, à la discipline des Grecs, est absolument européenne » et que l' Europe est née des tensions et des complémentarités entre Jérusalem, Athènes et Rome "Athènes, c'est la découverte de l'individu..., Rome, c'est la création du citoyen..., Jérusalem, enfin, c'est la révélation de la personne".

Une éthique commune très spécifique est née de cette interaction culturelle, qui en est à la fois fondement et condition de pérennité. Platon et Aristote ont admis la réalité d'un Souverain Bien accessible par un éclairement de l'intellect, par un effort de « l'âme intellective », et la religion juive par l'acceptation des règles de l'Alliance proposée par Dieu à Moïse sur le mont Sinaï. La religion chrétienne est fille de ces courants de pensée par l'assimilation de Dieu au Souverain Bien, l'accessibilité de cette vertu supérieure aux hommes, enfants du Créateur qui ont la capacité de Lui ouvrir leurs coeurs. Rome l'a acceptée et lui a donné, selon ses principes, des rites et une hiérarchie.

Le christianisme affirme l'égalité des hommes devant Dieu et la solidarité des hommes entre eux ; il abolit les hiérarchies sociales et rend caduc le concept de barbarie. Cet humanisme inédit en Europe barbare a assuré sa diffusion sur l'ensemble du continent, dépassant les limites de l'empire romain et composant avec le païen ou le repoussant par une foi qui admet le recours aux armes. Les villes sont rapidement conquises et le monde rural est évangélisé dès le Vème siècle par les monastères. Au Xème siècle, les abbés de l'ordre de Cluny créent près de 2000 foyers, de l'Italie centrale à l'Allemagne et l'Angleterre. Au XIème, l'ordre cistercien, encore plus fort, s'étend de la pointe sud de l'Espagne à Hiddensee, sur les rivages de la mer Baltique. Le christianisme protège les âmes qui recherchent le Souverain Bien et les corps sont entretenus dans les cathédrales et les monastères qui soignent et nourrissent.

L'esprit européen est né au Moyen-Âge dans une foi commune en une religion qui reconnaît des Valeurs transcendantales et prône le respect de chaque vie humaine et la solidarité entre les hommes. Les désordres erratiques des nationalismes compliquent sans doute la conception d'une histoire européenne mais celle-ci est affirmée par l'adoption pratiquement universelle d'une religion humaniste et donc de la même éthique.

Les récurrences de barbarie qui ont endeuillé le vieux continent n'ont pas réussi à étouffer ses fondements moraux. Le respect de la vie humaine et l'altruisme enseignés par le christianisme ont conduit à une socialisation généralisée, en tout cas dans l'organisation de l'Europe contemporaine.

2. L'éthique européenne

Les frontières dont se sont dotées égoïstement les Etats européens au fil des siècles ont naturellement imposé leurs marques sur la forme de l'éthique appliquée même si ses fondements résistent au temps. Thomas Mann dans ses "Considérations d'un apolitique" a débattu entre ce qu'il appelle la "culture" qui s'occupe de l'âme et la "civilisation" soucieuse de progrès matériel et technique. I1 existe bien une culture éthique européenne ancestrale. Les variations nationales sont des évènements récents dus à des différences d'interprétation et d'application du progrès technologique. Ainsi, l'interruption volontaire de la grossesse est-elle admise à certaines conditions dans chaque pays européen mais ses limitations dans le temps varient d'un pays à l'autre. La codification du diagnostique préimplantatoire est également fluctuante. Le rang de personnalité morale n'est pas accordé aux fœtus européens et la perte accidentelle d'un fœtus ne donne lieu à aucune réparation, sauf en France où la Cour de Cassation, par l'arrêt dit Perruche, accorde un droit à la réparation à un infirme qui a contracté un handicap sévère pendant sa vie intra-utérine. La recherche sur des embryons surnuméraires et dépourvus de projet parental est licite au Royaume-Uni depuis deux ans et vient d'être acceptée en France mais elle demeure sérieusement encadrée en Allemagne. Le « clonage thérapeutique » par transfert d'un noyau somatique dans un ovocyte est admis au Royaume-Uni et interdit en Allemagne et en France. L'euthanasie est admise aux Pays-Bas et en Belgique et proscrite dans les autres pays.

Mais ces différences ne concernent pas l'essentiel. Elles reflètent seulement la marque des différences de "civilisation", selon Thomas Mann, qui se sont développées au cours des replis sur soi-même des nationalismes. Le philosophe Gilbert Hottois doute qu'elles puissent être dépassées par une Ethique communautaire européenne. Pourtant, il est clair que celle-ci existe déjà sous forme d'une version laïque des recommandations chrétiennes. L'Europe est un ensemble de peuples réunis par une philosophie morale commune prônant l'unicité de chaque homme, sa dignité et sa somptuosité qui n'admettent pas la commercialisation de son corps, et qui reconnaissent l'égalité des droits de chaque homme. C'est cette Ethique magnifique et démocratique qui mène et qui définit l'Europe, bien au-dessus des constructions historiques et des discussions frontalières.

Kant a promu l'indépendance de cette Ethique par rapport à Dieu et à la religion chrétienne en en faisant le produit d'une aspiration humaine autonome à distinguer le Bien du Mal, d'une « forme a priori » qui inspire une direction morale, à condition que les hommes la souhaitent. La civilisation européenne est assise sur ces bases : en 1784, le philosophe lui recommandait de se mettre en état "d'ascension continue [... ] vers une civilisation qui n'est rien d'autre que le progrès universel des mœurs » Les comités de bioéthique en Europe sont également inspirés par cette pensée kantienne, fondement d'une éthique commune.

L'Europe, consciente des différences résiduelles d'éthique entre ses diverses nations a mis en place des structures d'éthique communautaire auprès de ses ministres : Comité Ad Hoc d'experts pour la Bioéthique formé en 1985 et dépendant du conseil des ministres ; Comité directeur pour la Bioéthique également dépendant du conseil ; Groupe de rédaction d'une convention sur les droits de l'Homme et la dignité de l'être humain à l'égard des applications de la biologie et de la médecine dite Convention européenne de bioéthique. Cette Convention, demandée par le Conseil de l'Europe, est inachevée, et sa rédaction compliquée par les nombreuses différences juridiques de ses Etats membres. Mais son symbole est considérable, celui d'un respect de la devise des Lumières. Une dynamique, sans doute plus efficace par une moindre ampleur, unit désormais les comités de bioéthique nationaux : la collaboration franco-­allemande est particulièrement active dans ce domaine. Une loi fondamentale de l'Europe est en préparation dont le préambule affirmera le respect des droits de l'Homme.

3. La crise contemporaine des Lumières

Les Lumières ont été tragiquement mises en danger en Europe par des nationalismes ambitieux, intéressés et cruels qui paraissent bien dépassés aujourd'hui par la quête d'une unité européenne éthique mais aussi politique, économique et sociale. Une civilisation des droits de l'Homme y est fortement proclamée, construite sur les racines de la philosophie occidentale.

Cet enracinement est néanmoins menacé aujourd'hui tant par des mépris extérieurs à expression rapide que de l'intérieur par une nouvelle poussée de nationalisme, l'ultra nationalisme américain. Malgré le même héritage des Lumières, le Nouveau monde a profondément divergé de l'Ancien sous l'influence d'un accroissement illimité de sa puissance scientifique et technique. Ingérence, protectionnisme, conservatisme et guerre préventive en sont les conséquences. L'affront aux droits de l'Homme est patent dans la persistance de la peine de mort, l'inégalité devant la maladie, la commercialisation du corps humain et la dérégulation de la médecine non-universitaire. Aux Etats-Unis, Hobbes a aujourd'hui déplacé Kant. L'état de nature des hommes est devenu « un état de guerre de chacun contre chacun » ; rien ne s'oppose à ce qu'un homme possède ce qu'un autre homme possède ; Le Léviathan enseigne qu'on entend par liberté le droit « qu'a chacun d'user comme il le veut de son pouvoir propre » ; le Souverain, homme ou assemblée, est une « personne artificielle » née d'un transfert des libertés individuelles à son intention.

Les Etats-Unis se sont séparés de l'Europe comme la Rome impériale et brutale s'est séparée de la Grèce philosophe, avec la violence que confère une puissance matérielle indépassable. La Constitution des Etats-Unis est aujourd'hui décalée par rapport à la politique.

4. Retour à l'Europe

La connaissance scientifique, biologique et médicale a procuré des fondements objectifs aux croyances judéo-chrétiennes. L'unicité de chaque homme, que proclament les Eglises depuis plus de deux millénaires, a été démontrée sur des bases physico-chimiques. L'interaction des hommes et de leur milieu, autre mécanisme essentiel de l'élaboration de la magnifiscence humaine, est clairement exprimable dans un langage neuro-biologique. L'altruisme relève en partie d'une disposition du cerveau humain qui a été acquise pendant l'évolution des espèces vivantes. René Cassin a reconnu « la part immense de la science dans la conception, le contenu, le développement et le respect des droits de l'Homme ». Les scientifiques peuvent participer désormais pleinement aux débats éthiques, dans des comités ad hoc où leurs voix peuvent s'élever aussi fortement que celle des philosophes et des humanistes. Leur appui, selon René Cassin puis Jean-Pierre Changeux, doit être pris en compte dans « l'arrêt immédiat de la course aux armements et de la recherche sur les armes offensives, la mise à disposition des bénéfices de la recherche auprès de tous les êtres humains de la planète afin de soulager leurs souffrances, d'améliorer leur santé et leurs conditions de vie[... ], le consentement éclairé de toute personne se prêtant à la recherche, le respect des droits fondamentaux de la personne et de l'humanité des individus » Les qualités nécessaires au débat scientifique ; recherche de la certitude, évaluation des limites de l'ignorance, internationalisme, augurent du respect de l'homme, de la modération et de la transparence qu'exige le débat éthique.

Jean-Pierre Changeux se déclare aussi en faveur d'un débat éthique à l'échelle mondiale dans un comité placé auprès de l'ONU, ouvert, pluraliste et prenant en compte, malgré leur grand nombre, les innombrables facteurs culturels qui façonnent la morale particulière à chaque peuple.

Dans son Projet de paix perpétuelle publié en 1795, Kant met en garde contre l'utopie d'une telle réalisation qui risque d'être considérée comme une entreprise dominatrice visant à imposer au monde entier une morale unique, celle de l'Occident bien sûr, et peu capable de s'adapter à l'évolutivité de l'éthique. Il préfère construire une morale européenne avec une vision néanmoins mondialiste, c'est-à-dire avec l'idée qu'elle puisse être exemplaire pour le monde entier, qu'elle puisse devenir « cosmique » et même « cosmopolitique », rayonnant au-dessus de tous les peuples.

Jamais ce texte qui date de deux siècles n'aura été d'aussi grande actualité. La responsabilité du maintien des Lumières en Europe incombe à tous, mais surtout aux Européens eux-mêmes, et à l'Allemagne et à la France étroitement unies aujourd'hui.

Wolfgang Schmale, universitaire à Munich, a défendu l'idée que l'Europe souffre d'un déficit d'un mythe glorifiant ses origines et son épopée physique et culturelle. Le premier mythe européen fut sans doute celui des Grandes chroniques offertes au roi de France en 1274, remontant à Priam, pour lesquelles la légende française vaut pour l'Europe entière. Dans les années 1300, le juriste Pierre Dubois a proposé que la justice soit un fondement mythique de l'Europe. Le mythe européen du XXème siècle, selon Schmale, ne saurait être que culturel, un hymne à la somptuosité de l'âme européenne éprise d'humanisme. L'éthique, encadrement moral du progrès, est au centre de cette image [1].

Références bibliographiques :

C.O. CARBONELL : Une histoire européenne de l'Europe. Privat, Toulouse, 1999

E. KANT : Projet de paix perpétuelle, trad. P.Burger, Classiques Hachette Philosophie, Paris, 1998

T. HOBBES : Léviathan, Dalloz, Paris, 1999

J-P. CHANGEUX : L'Homme de Vérité, Odile Jacob, Paris, 2002

W. SCHMALE : Scheitert Europa an seinem Mythendefizit ? Dieter Winkler, Bochum, 1997

[1] Texte lu à l'atelier de l'Ecole Normale supérieure History of science, technology and medicine in Europe : history of science and social interest, accessibility, education, diffusion (7-8 mars 2003)

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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