Liberté, sécurité, justice
Julien Boucher
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Julien Boucher
1. De l'extradition au mandat d'arrêt européen : la décision-cadre du Conseil de l'Union européenne du 13 juin 2002
L'idée d'un mandat d'arrêt européen est née du constat d'un décalage : alors que la libre circulation des marchandises, des capitaux, des services, des travailleurs et, plus largement, des personnes [3] est progressivement devenue une réalité quotidienne au sein de l'Union européenne, cette liberté fondatrice du marché unique ne s'étend pas aux décisions de justice, dont l'effet reste confiné dans les limites des frontières nationales.
Autrement dit, le principe de territorialité de la compétence étatique, qui n'est qu'une expression parmi d'autres de la souveraineté des Etats, continue dans bien des cas de faire obstacle à l'exécution des décisions de justice, dès lors que vient s'y mêler un élément d'extranéité. Non seulement un Etat ne peut pas procéder lui-même à l'exécution de telles décisions sur le territoire d'un autre Etat, mais aucune règle n'impose a priori à ce dernier (l'Etat requis) d'y procéder lui-même pour le compte du premier (l'Etat requérant). Il ne le fera que dans la mesure où il y aura consenti, le plus souvent en vertu d'une convention, elle-même généralement assortie d'une multitude de clauses de sauvegarde, déclarations et autres réserves visant à tempérer la rigueur et l'automaticité des engagements qu'elle comporte.
Les inconvénients d'une telle situation sont évidents, tant en matière civile (avec par exemple la situation des couples binationaux) qu'en matière pénale.
Dans ce dernier domaine, qu'il s'agisse de mener des investigations policières (notamment avec le concours de ces organismes de coordination que sont Interpol ou Europol) ou d'étendre la recherche judiciaire des preuves au-delà des frontières nationales (par le biais de commissions rogatoires internationales), la rigueur intacte du principe de souveraineté engendre un alourdissement considérable des procédures, astreintes à des détours hasardeux par les chancelleries où, parfois, elles se perdent sans retour [4]. Cela est plus vrai encore lorsqu'un Etat entend se voir remettre une personne, soit pour la juger, soit, lorsqu'elle a été condamnée, pour lui faire exécuter sa peine. Dans un tel cas, en effet, il lui faut saisir les autorités de l'Etat sur le territoire duquel se trouve cette personne d'une demande d'extradition.
Actuellement régie, dans l'Union européenne, par un maillage complexe de conventions bilatérales et multilatérales, dont la principale est la convention européenne d'extradition signée à Paris le 13 décembre 1957 sous les auspices du Conseil de l'Europe, et par des procédures nationales dont la loi française du 10 mars 1927 relative à l'extradition des étrangers donne un exemple, l'extradition est une procédure longue, soumise aux aléas des relations diplomatiques et dont l'issue est le plus souvent suspendue, en dernier ressort, au bon vouloir de l'exécutif de l'Etat requis [5]. Elle n'est ni plus ni moins, pour reprendre une expression d'Alain Fournier, qu'un « acte de collaboration entre deux Etats se témoignant leur solidarité dans la lutte contre la délinquance internationale » [6].
Dès lors, si, au sein de l'Union européenne, rien n'est plus aisé pour une personne recherchée que de passer d'un Etat membre à un autre, plusieurs années de procédure peuvent être nécessaires pour obtenir son retour. C'est ce que le magistrat antiterroriste Jean-Louis Bruguière, premier vice-président au tribunal de grande instance de Paris, appelle un « phénomène de cliquet » [7].
Un constat de cette nature avait déjà, lors de l'institution de ce qu'il est convenu d'appeler le « troisième pilier » de l'Union européenne par le traité de Maastricht, justifié l'inclusion, dans les objectifs de la « coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures », de la coopération judiciaire en matière pénale [8]. C'est d'ailleurs sur le fondement de l'article K.3 de ce traité qu'ont été établies par le Conseil les conventions du 10 mars 1995 relative à la procédure simplifiée d'extradition entre les Etats membres de l'Union européenne et du 27 septembre 1996 relative à l'extradition entre les Etats membres de l'Union européenne [9].
Par la suite, le traité d'Amsterdam, qui a inscrit dans le traité sur l'Union européenne l'ambition de créer un « espace de liberté, de sécurité et de justice » [10], tout en faisant rentrer dans le giron communautaire (« premier pilier ») les règles relatives aux visas, à l'asile, à l'immigration ainsi qu'à la coopération judiciaire en matière civile, a notamment assigné comme objectif à l'action en commun dans le domaine de la coopération judiciaire en matière pénale [11] de faciliter l'extradition entre Etats membres.
C'est précisément pour mettre à profit les progrès réalisés par le traité d'Amsterdam, entré en vigueur quelques mois plus tôt [12], que les chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union ont, à l'occasion du Conseil européen de Tampere des 15 et 16 octobre 1999, donné une impulsion politique décisive en élevant les questions liées à l'espace de liberté, de sécurité et de justice au premier rang de leurs priorités.
Il était notamment affirmé, à cette occasion, que le « principe de la reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires et des jugements » avait vocation à devenir « la pierre angulaire de la coopération judiciaire en matière tant civile que pénale au sein de l'Union » [13]. Plus précisément, le Conseil estimait « que la procédure formelle d'extradition devrait être supprimée entre les Etats membres pour les personnes qui tentent d'échapper à la justice après avoir fait l'objet d'une condamnation définitive et remplacée par un simple transfèrement de ces personnes » et qu'il convenait « d'envisager des procédures accélérées d'extradition, sans préjudice du droit à un procès équitable ».
Il fallut toutefois le traumatisme des attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis pour que ces intentions se concrétisent, la prise de conscience de la menace terroriste ravivant brusquement l'intérêt pour le volet pénal des conclusions de Tampere. C'est ainsi que le Conseil européen extraordinaire réuni à Bruxelles le 21 septembre 2001 décidait d'adopter un « plan d'action » contre le terrorisme, dont le premier point consistait dans la mise en place d'un mandat d'arrêt européen permettant « la remise directe des personnes recherchées d'autorité judiciaire à autorité judiciaire » et ayant vocation à se substituer au système actuel d'extradition entre Etats membres, considéré comme ne reflétant pas « le niveau d'intégration et de confiance » entre ces derniers.
Dans la foulée, la Commission européenne adoptait deux propositions de décisions-cadres, l'une relative à la lutte contre le terrorisme et l'autre au mandat d'arrêt européen [14].
Dès le 11 décembre 2001, un accord politique était trouvé sur cette dernière proposition, accord immédiatement entériné par le Conseil européen de Laeken des 14 et 15 décembre suivants. Le 13 juin 2002 était définitivement adoptée par le Conseil de l'Union européenne la décision-cadre « relative au mandat d'arrêt européen et aux procédures de remise entre Etats membres » [15].
Ce nouvel instrument présente, à grands traits, quatre caractéristiques majeures :
• Il a d'abord vocation à se substituer à la procédure d'extradition entre les Etats membres de l'Union européenne. En cela, il n'a plus grand chose à voir avec ce qu'on appelle aujourd'hui un peu abusivement un « mandat d'arrêt international », qui n'est en réalité qu'un mandat d'arrêt national transmis aux fins d'obtenir, pour l'exercice de poursuites, l'extradition d'un individu qui se trouve sur le territoire d'un Etat étranger [16]. Défini par l'article 1er de la décision-cadre comme une « décision judiciaire émise par un Etat membre en vue de l'arrestation et de la remise par un autre Etat membre d'une personne recherchée pour l'exercice de poursuites pénales ou pour l'exécution d'une peine ou d'une mesure de sûreté privatives de liberté », le mandat d'arrêt européen recouvre donc les deux hypothèses classiques de l'extradition [17] ; il peut être émis lorsque les faits reprochés à la personne concernée sont passibles d'une peine privative de liberté d'un maximum d'au moins douze mois, ou, lorsque cette personne a déjà été condamnée, en vue de l'exécution d'une peine d'au moins quatre mois.
L'article 31 de la décision-cadre tire les conséquences de la caducité des procédures d'extradition en précisant que ses dispositions « remplacent » les stipulations de même objet des conventions en vigueur entre les Etats membres (sans préjudice, bien entendu, de leur application dans les relations de ces derniers avec des Etats tiers).
• La procédure d'extradition, qui, on l'a dit, laissait souvent le dernier mot au pouvoir exécutif, cède la place à une procédure exclusivement judiciaire, fondée sur le principe de reconnaissance mutuelle des décisions de justice.
Le mandat d'arrêt européen est transmis d'autorité judiciaire à autorité judiciaire, sans détour par la voie diplomatique, l'intervention des autorités centrales étant limitée à un simple rôle de coordination administrative. Il est attendu de cette « judiciarisation », outre, bien entendu, l'automaticité de la remise lorsque les conditions en sont réunies, un raccourcissement des procédures, l'article 17 de la décision-cadre posant en principe qu'« un mandat d'arrêt européen est à traiter et exécuter d'urgence ».
Des délais sont d'ailleurs fixés, les uns indicatifs, les autres impératifs : ainsi, la décision définitive sur l'exécution du mandat d'arrêt doit normalement intervenir dans les 10 jours du consentement lorsque la personne consent à sa remise ou dans les 60 jours de l'arrestation dans le cas contraire, ce délai pouvant être prolongé de 30 jours.
La remise, quant à elle, doit impérativement avoir lieu au plus tard 10 jours après la décision finale sur l'exécution, sauf force majeure, faute de quoi la personne intéressée, si elle avait été incarcérée (« placée sous écrou extraditionnel », selon la terminologie actuelle), est remise en liberté.
• Pour 32 catégories d'infractions graves, la remise a lieu sans contrôle de la double incrimination du fait reproché, c'est-à-dire que l'autorité judiciaire d'exécution ne peut refuser de faire droit à la demande de remise au motif que les faits reprochés ne constitueraient pas une infraction au regard du droit pénal de son Etat d'appartenance.
L'abandon du principe de double incrimination représente une innovation importante par rapport aux procédures traditionnelles d'extradition, et ses modalités ont constitué un des principaux points d'achoppement des discussions préalables à l'adoption de la décision-cadre. Le choix d'établir une liste « positive » d'infractions non soumises au contrôle de la double incrimination [18] est le résultat du compromis finalement atteint. On y trouve pêle-mêle le terrorisme, le trafic illicite de stupéfiants, la corruption, le blanchiment du produit du crime, ou encore le racisme et la xénophobie.
En dehors de ces hypothèses, l'autorité d'exécution peut, sans y être tenue, refuser d'exécuter un mandat d'arrêt européen si la condition de double incrimination des faits reprochés n'est pas remplie.
• Enfin, la décision-cadre prévoit des motifs limitatifs de non-exécution du mandat d'arrêt européen.
Ces motifs, classiques en droit de l'extradition (amnistie, règle ne bis in idem, exonération de responsabilité pénale en raison de l'âge, pour se limiter aux cas de non-exécution obligatoire visés à l'article 3), sont significatifs surtout par ceux qu'ils excluent, notamment l'hypothèse où la personne dont la remise est demandée possède la nationalité de l'Etat de l'autorité d'exécution. C'est la fin, hautement symbolique, dans les rapports entre Etats membres de l'Union européenne, du refus d'extradition des nationaux [19].
On a pu souligner, à juste titre, que, prises isolément, aucune de ces caractéristiques du mandat d'arrêt européen n'est proprement révolutionnaire, notamment par rapport aux procédures d'extradition résultant des conventions établies par le Conseil de l'Union européenne en 1995 et 1996 [20].
Mais la décision-cadre du 13 juin 2002 a pour elle de systématiser des avancées éparses dans l'océan des conventions d'extradition, en imposant un mécanisme uniforme pour l'ensemble des Etats membres de l'Union européenne dans leurs rapports entre eux.
Certes, le mandat d'arrêt européen ne pourra qu'être regardé comme un pas bien timoré aux tenants d'une marche vers une justice de type fédéral, car il n'implique aucun transfert de souveraineté à une instance supranationale, les décisions d'émettre un mandat comme de l'exécuter appartenant aux autorités judiciaires nationales [21] : mais il suffit, pour se convaincre du caractère au moins prématuré d'un tel transfert, de se rappeler les difficultés auxquelles se heurte le projet d'institution d'un parquet européen (qu'Eurojust, pour l'heure, ne préfigure que timidement). De façon plus réaliste, la décision-cadre pose un jalon en matière de reconnaissance mutuelle des décisions de justice, transposant à la coopération judiciaire un principe, respectueux des spécificités nationales, qui a fait la preuve, dans le champ communautaire, de son efficacité pratique et de ses potentialités intégratrices.
2. La transposition de la décision-cadre du 13 juin 2002 en droit français : les paradoxes d'une révision constitutionnelle
L'instrument juridique auquel il a été recouru pour mettre en place le mandat d'arrêt européen est, on l'a vu, la décision-cadre, qui constitue un équivalent affaibli, adapté aux logiques intergouvernementales du « troisième pilier », de la directive communautaire. En vertu de l'article 34 du traité sur l'Union européenne [22], en effet, les décisions-cadres, qui ont pour objet le « rapprochement des dispositions législatives et réglementaires des Etats membres », sont adoptées à l'unanimité par le Conseil de l'Union européenne, à l'initiative de tout Etat membre ou de la Commission – que le Conseil européen peut, comme ce fut le cas en l'espèce, inviter à faire usage de son pouvoir de proposition.
Contrairement aux conventions visées au même article 34 (§ 2, d), qui, après leur établissement par le Conseil, doivent être ratifiées par les Etats membres « selon leurs règles constitutionnelles respectives », les décisions-cadres, une fois qu'elles ont été adoptées par les ministres, ne nécessitent aucune mesure supplémentaire d'approbation de la part des autorités nationales et lient immédiatement les Etats membres.
C'est en cela que, bien que le maintien de la règle de l'unanimité leur confère un caractère intergouvernemental, elles constituent, étant adoptées par un organe de l'Union, et non individuellement par chaque Etat membre, de véritables actes de droit dérivé du traité sur l'Union européenne [23].
Toutefois, l'article 34 de ce traité précise que les décisions-cadres, qui lient les Etats membres « quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens », « ne peuvent entraîner d'effet direct ».
Autrement dit, si leur entrée en vigueur est immédiate, elles doivent faire l'objet, à l'issue d'un délai qu'elles déterminent, d'une transposition dans le droit interne de chaque Etat membre pour pouvoir être mises en application, étant entendu que le choix de la nature (législative ou réglementaire) des textes à adopter à cette fin relève de l'organisation interne des pouvoirs au sein de chaque Etat.
L'insistance de l'article 34 sur l'absence d'effet direct n'est pas fortuite : elle vise à interdire l'extension aux décisions-cadres de la jurisprudence par laquelle la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) a, sous certaines conditions, admis l'invocabilité des directives communautaires par les particuliers.
En l'espèce, le délai de transposition de la décision-cadre du 13 juin 2002, fixé par son article 34, expirera le 31 décembre 2003.
A cette date, les Etats membres devront avoir pris les mesures nécessaires pour mettre en œuvre les objectifs qu'elle détermine, sauf à se placer en contravention avec leurs engagements qui, pour ne résulter que d'un acte de droit dérivé, sont revêtu du même caractère obligatoire que s'ils étaient directement issus du traité.
Certes, il n'existe pas, dans le « troisième pilier », toute la panoplie de procédures qu'offre le traité de Rome pour assurer la sanction du défaut de transposition ou de la transposition incomplète par les Etats membres des directives communautaires, comme l'« action en manquement » que la Commission peut engager devant la CJCE sur le fondement de l'article 226 de ce traité.
C'est à dessein, en effet, que les Etats membres ont souhaité, dans le domaine sensible de la coopération judiciaire en matière pénale, limiter la compétence de la CJCE, dont la jurisprudence audacieuse a démultiplié les virtualités intégratrices du traité de Rome.
La Cour n'est cependant pas totalement absente du titre VI du traité sur l'Union européenne ; en particulier, le paragraphe 7 de l'article 35, issu du traité d'Amsterdam, lui donne compétence pour « statuer sur tout différend entre Etats membres concernant l'interprétation ou l'application des actes adoptés au titre de l'article 34, paragraphe 2, dès lors que ce différend n'a pu être réglé au sein du Conseil dans les six mois qui ont suivi la saisine de celui-ci par l'un de ses membres ».
Si cette voie de droit n'a jusqu'à présent jamais été mise en œuvre, elle pourrait à l'avenir être utilisée pour obtenir la sanction juridictionnelle d'un défaut de transposition d'une décision-cadre [24].
En France, la transposition de la décision-cadre du 13 juin 2002 nécessitera le vote d'une loi, dans la mesure où sont en cause des règles de procédure pénale, lesquelles ressortissent à la compétence d'attribution du législateur en vertu de l'article 34 de la Constitution du 4 octobre 1958 [25].
Dans cette perspective, le Premier ministre a saisi le Conseil d'Etat, comme le lui permettait l'article 23 de l'ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945, d'une demande d'avis sur la question de savoir si la transposition en droit français de la décision-cadre sur le mandat d'arrêt européen serait susceptible de se heurter à des obstacles d'ordre constitutionnel. L'avis rendu par le Conseil d'Etat le 26 septembre 2002 [26] conclut globalement à la conformité de la décision-cadre à la Constitution : il rappelle notamment que ni la pratique consistant pour la France à refuser l'extradition de ses nationaux, ni la règle de la double incrimination ne trouvent leur fondement dans un principe de valeur constitutionnelle.
Mais, s'il relève que la décision-cadre préserve le droit des Etats membres de refuser la remise d'une personne si elle est demandée dans un but politique [27], qui est en France une obligation constitutionnelle (la fameuse « clause française »), il estime qu'elle n'assure pas le respect du principe, lui-même de valeur constitutionnelle, « selon lequel l'Etat doit se réserver le droit de refuser l'extradition pour les infractions qu'il considère comme des infractions à caractère politique » [28].
Tirant les conséquences de cet avis, le Gouvernement a alors déposé, le 14 novembre 2002, un projet de loi constitutionnelle tendant à compléter l'article 88-2 de la Constitution afin de permettre la transposition de la décision-cadre [29]. C'est ce texte, amendé par l'Assemblée nationale sur des points de détail [30], puis voté en termes identiques par le Sénat [31], qui a été adopté par le Congrès le 17 mars dernier.
Cette seizième révision de la Constitution française, pour être passée très largement inaperçue du grand public, n'en présente pas moins un caractère tout à fait inédit. Ce n'est certes pas la première fois que le texte constitutionnel est révisé pour des raisons liées à la construction européenne : ce fut notamment le cas pour permettre la ratification des traités de Maastricht [32] et d'Amsterdam [33]. Le Conseil constitutionnel, saisi sur le fondement de l'article 54 de la Constitution préalablement à la ratification de ces traités, avait en effet, après avoir constaté l'inconstitutionnalité de certaines de leurs stipulations, déclaré que cette ratification ne pourrait intervenir qu'après une révision de la Constitution. Une telle déclaration, qui n'est rien d'autre que la traduction procédurale du caractère suprême, en droit interne, de la norme constitutionnelle, ouvrait une alternative au constituant : soit il décidait de procéder à la révision de la Constitution, rendant ainsi possible la ratification et l'intégration dans l'ordre juridique interne du traité ; soit il se refusait à une telle révision, ce qui interdisait alors au législateur ordinaire d'autoriser la ratification de ce traité. Un tel mécanisme de contrôle de constitutionnalité préventif respecte donc la souveraineté du constituant, à qui revient le dernier mot [34], sans pour autant, en raison précisément de son caractère préventif, comporter le risque d'une violation par la France de ses engagements internationaux. En revanche, une fois que ces derniers sont entrés en vigueur, leur inconstitutionnalité ne peut plus être invoquée par l'Etat qui les a volontairement souscrits : c'est là un principe général de droit international public qui a été réaffirmé avec force, dans l'ordre juridique communautaire, par la CJCE.
C'est dire qu'il est logique (voire nécessaire) que les traités régulièrement introduits dans l'ordre interne, ainsi que les actes pris sur leur fondement, jouissent, en pratique, d'une immunité juridictionnelle complète, que ce soit devant le Conseil constitutionnel ou devant les juridictions ordinaires, pour lesquelles le traité fait « écran » à la Constitution. Pour des raisons à la fois théoriques et pratiques, un contrôle juridictionnel de tels engagements ne se conçoit qu'au niveau auquel ils ont été pris, c'est-à-dire par une juridiction internationale.
Seul un contrôle de constitutionnalité préventif des engagements internationaux est donc compatible avec le respect du droit international, et notamment européen. Or un tel contrôle est malaisé à mettre en œuvre s'agissant des actes de droit dérivé, qui lient les Etats parties au traité originaire dès leur adoption [35] : de fait, ce n'est qu'a posteriori que s'est révélée l'inconstitutionnalité de la décision-cadre du 13 juin 2002.
Cette situation inédite plaçait les pouvoirs publics, et notamment le Président de la République, chargé par l'article 5 de la Constitution de veiller au respect de cette dernière, devant une alternative délicate :
• soit ils décidaient de ne pas procéder à la révision de la Constitution, mais, outre qu'il n'est certainement pas satisfaisant de laisser subsister un engagement inconstitutionnel, ils prenaient le risque d'une censure de la loi de transposition par le Conseil constitutionnel, qui ne contrôle les lois qui lui sont déférées qu'au regard du « bloc de constitutionnalité », lequel n'inclut pas le droit international [36] ;
• soit ils engageaient une procédure de révision, mais alors, comme les parlementaires n'ont pas manqué de le souligner [37], le constituant n'avait guère d'autre choix que de procéder à la révision demandée, sauf à accepter délibérément de placer la France en contravention avec ses engagements internationaux.
Autrement dit, dans un tel cas de figure, souveraineté du constituant et principe pacta sunt servanda entrent directement en conflit.
Cet épisode ne manquera donc pas de réactiver le débat sur les modalités d'un possible contrôle de constitutionnalité des actes de droit dérivé de l'Union européenne.
On peut se demander, toutefois, si le véritable enjeu se situe au niveau national.
La difficulté d'un contrôle de constitutionnalité préventif efficace est en effet inhérente à la logique intégratrice du droit dérivé qui, même atténuée, joue aussi, comme on l'a vu, dans le « troisième pilier » de l'Union, lequel n'est en réalité que partiellement intergouvernemental [38]. Or cette difficulté, et l'impossibilité corrélative de concevoir un contrôle a posteriori des actes de droit dérivé qui soit compatible avec les impératifs de l'organisation internationale, ne peuvent en réalité être compensées que par un renforcement des contrôles au niveau européen.
Au-delà du débat de principe sur la hiérarchie des normes, en effet, l'équivalent matériel d'un contrôle de constitutionnalité du droit dérivé paraît devoir être recherché dans la garantie juridictionnelle effective des droits fondamentaux protégés par l'article 6 du traité sur l'Union européenne [39], l'effectivité de cette garantie étant d'autant plus impérieuse dans le champ du « troisième pilier » que la justice pénale touche de très près aux droits et libertés fondamentaux de l'individu. Il y a donc une logique profonde au renforcement des compétences de la CJCE opéré par le traité d'Amsterdam en contrepartie de l'institution de la décision-cadre comme instrument-clef de la coopération judiciaire en matière pénale. L'inévitable limitation des possibilités de contrôle par les autorités nationales qui en découle rendait nécessaire l'institution corrélative, sur le modèle des articles 230 et 234 du traité de Rome, d'un « recours pour excès de pouvoir » contre de telles décisions-cadres ainsi que la reconnaissance (conditionnelle) de la compétence de la CJCE pour statuer à titre préjudiciel sur les questions de validité et d'interprétation des actes pris en application du titre VI (points 6 et 1 de l'article 35 du traité sur l'Union européenne).
On ne peut dès lors que se féliciter que la Convention sur l'avenir de l'Europe envisage de faire rentrer, avec certaines adaptations, la coopération judiciaire en matière pénale dans le « droit commun » [40], ce qui devrait permettre de lever les réserves qui hypothèquent encore aujourd'hui l'efficacité de l'intervention de la CJCE en la matière, en particulier le caractère facultatif de sa compétence préjudicielle et la limitation de l'accès à son prétoire.
C'est ainsi, en définitive, dans le renforcement de la garantie juridictionnelle des droits fondamentaux au niveau européen que semble devoir être recherchée une solution pratique au conflit entre Constitution et droit dérivé.
La logique de l'intégration européenne implique d'abandonner le monopole du contrôle des actes de droit dérivé aux institutions de l'Union, l'effectivité d'un tel contrôle devant en retour permettre au constituant national, sans craindre d'amoindrir le niveau de la garantie des droits et libertés fondamentaux, de lever par avance les obstacles d'ordre constitutionnel qui pourraient contrarier la mise en œuvre législative de tels actes.
La stabilité et l'autorité de la Constitution ne pourront qu'en sortir renforcées.
* Les idées ou opinions exprimées dans la présente synthèse n'engagent que leur auteur.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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