Entretien d'EuropeLa technique promotionnelle et les aides d'état à la production cinématrographique en droit italien et français, à la lumière de la construction européenne
La technique promotionnelle et les aides d'état à la production cinématrographique en droit italien et français, à la lumière de la construction européenne

Démocratie et citoyenneté

Lucia Belluci

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15 septembre 2003

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Belluci Lucia

Lucia Belluci

Boursière de la Fondation Robert Schuman.

1. Le rôle de l'Etat vis-à-vis de la culture en droit constitutionnel italien et français.

L'article 9, alinéa 1, de la Constitution italienne de 1948 prévoit une véritable fonction promotionnelle de la République dans le domaine culturel. Il faut dire que ce rôle de la République se situe dans le cadre d'un système promotionnel que la Constitution prévoit dans d'autres domaines. On peut à ce propos citer les articles 4, alinéa 1 et 35, alinéa 3, en matière de droit du travail ou l'article 45, alinéa 1, en matière de coopération.

La doctrine interprète cet article comme un devoir d'intervention des pouvoirs publics afin de promouvoir la culture dans le pays. A l'exception de très peu d'auteurs [2], la doctrine exprime l'idée que le terme "République" se réfère autant à l'Etat qu'aux collectivités locales. Elle estime aussi que l'intervention publique ne doit pas exclure celle du secteur privé et ne doit jamais véhiculer une culture d'Etat, mais tout simplement garantir l'égalité des chances d'accès à la culture et à l'expression culturelle. Cet accès est la condition nécessaire pour que soit respecté l'article 3 de la Constitution, pour que puisse se réaliser un véritable pluralisme culturel et pour qu'il y ait une participation effective des citoyens à la vie politique et sociale de la République. En effet, l'article 3 de la Constitution dispose que l'Etat doit garantir l'égalité substantielle et non seulement formelle de tous les citoyens. On peut souligner que la doctrine fait, à l'unanimité, le lien entre l'alinéa 1 de l'article 9 de la Constitution et l'alinéa 1 de l'article 33. Celui-ci dispose que : "l'art et la science sont libres ainsi que leur enseignement". Cet article protège la liberté de l'art séparément de la liberté d'expression, prévue de son coté par l'article 21 de la Constitution. C'est-à-dire que l'exercice de la fonction promotionnelle de la République, dans le domaine culturel, doit respecter la liberté de l'art prévue par la Constitution. Il s'agit là d'un article dicté par le souvenir du fascisme et la crainte du retour de conditions favorables à limiter la liberté de la création artistique. Cela explique pourquoi on retrouve la même idée dans la Constitution allemande de l'après guerre, influencée par le souvenir encore vif du nazisme.

En revanche, en analysant le bloc de constitutionnalité français on s'aperçoit que la seule référence explicite à la culture est celle du treizième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946. En effet, la sensation de rechercher un objet juridique limité et un peu méconnu est partagée par certains auteurs français [3]. Cela dit, en France, d'après un nombre considérable d'ouvrages, la tradition de l'intervention publique dans la culture et de son soutien est très importante et rend ce pays unique au monde. Il faut pourtant remarquer que peu de juristes se sont traditionnellement occupé du sujet, investi par d'autres chercheurs. Il est très possible que cela s'explique par le fait que, en dépit de cette tradition interventionniste, la seule disposition constitutionnelle sur le sujet établit un droit d'accès des citoyens à la culture, mais pas un devoir explicite de promotion de celle-ci comme on le retrouve dans la Constitution italienne.

Il faut aussi rappeler que dans le droit constitutionnel français on ne retrouve pas expressément protégée la liberté de l'art, séparément de la liberté d'expression. En effet, comme nous venons de le montrer, sa protection a été dictée, dans l'après guerre italien, mais aussi allemand, par le souvenir du fascisme et du nazisme qui ont été profondément différents de l'expérience autoritaire du gouvernement de Vichy, en France.

Cela dit, il ne faut pas croire que le lien entre un soutien public et un potentiel conditionnement de la liberté des artistes, soit complètement absent de la réflexion des juristes français. On trouve, en effet, une référence à ce sujet en matière de libertés publiques [4].

2. Les aides d'Etat après la Seconde guerre mondiale et la Communauté européenne

La plupart des mesures de soutien à la production cinématographique qui se développent, en France et en Italie, à partir de la moitié des années quarante, prennent corps avant la guerre. Cependant, si en Italie le système est presque complètement édifié dans l'avant guerre, en France on introduit des nouvelles mesures de soutien surtout à partir des années cinquante. Au fil des années le système croît et commence à prévoir aussi des mesures telles que les obligations légales d'investir dans la production audiovisuelle, imposées aux organismes de radiodiffusion télévisuelle. La France parvient ainsi à avoir le système de soutien au cinéma le plus important en Europe.

Et c'est justement vers l'Europe qu'il faut se tourner pour comprendre le développement des systèmes nationaux de soutien à la production cinématographique et pouvoir formuler des hypothèses sur leur avenir. La Communauté européenne et son droit ont, en effet, un rôle toujours plus important en ce qui concerne les aides d'Etat à la cinématographie. Le droit communautaire des aides d'Etat concerne actuellement une partie très importante des mesures nationales de soutien à la production cinématographique, qui pourrait aussi s'accroître dans l'avenir. En effet, la Commission dispose, en matière d'aides d'Etat, d'un vaste pouvoir d'appréciation et la notion d'aide d'Etat est vaste et flexible, susceptible d'être ajournée dans le temps. On pourra la définir comme une notion 'floue'. Elle a par exemple été innovée par la dérogation introduite par le traité de Maastricht dans l'article 92 (qui devient l'article 87 avec le traité d'Amsterdam), paragraphe 3, point d), du traité CE. Parmi les aides qui peuvent être considérées comme compatibles avec le marché commun il existe donc aussi celles « destinées à promouvoir la culture et la conservation du patrimoine, quand elles n'altèrent pas les conditions des échanges et de la concurrence dans la Communauté dans une mesure contraire à l'intérêt commun ». Néanmoins, il semble que l'introduction de ce point dans l'actuel article 87 du Traité n'ait pas bouleversé l'orientation de la Commission européenne, dans sa pratique décisionnelle.

Le domaine des aides d'Etat à la production cinématographique intéresse presque toutes les institutions de la Communauté européenne, mais l'institution la plus concernée par le sujet est sans doute la Commission. Plus précisément, il faut dire que les directions les plus concernées sont la Direction générale de l'éducation et de la culture et la Direction générale de la concurrence.

La première s'occupe, en effet, du cadre normatif européen de l'audiovisuel. Son action a trouvé un fondement juridique dans le traité de Maastricht et, en particulier, dans son titre IX, article 128, consacré à la culture, qui devient le titre XII, article 151, avec le traité d'Amsterdam. Le traité de Maastricht donne également une place importante à la culture dans le quatrième considérant de son Préambule et dans l'article 3, paragraphe 1, point p), qui concerne l'action de la Communauté européenne et qui devient, avec le traité d'Amsterdam, l'article 3, paragraphe 1, point q).

Il ne faut pas oublier que la Communauté européenne avait mené, bien avant Maastricht, une action culturelle et qu'un instrument fondamental dans la promotion de l'audiovisuel européen tel que le programme MEDIA trouve son fondement dans la politique industrielle, plutôt que dans la politique culturelle. Néanmoins, on ne peut pas nier que le traité de Maastricht consacre une compétence communautaire (non exclusive), en matière de culture.

Mais c'est la Direction générale de la concurrence qui joue un rôle particulièrement important, car elle est compétente en matière de contrôle de compatibilité des aides d'Etat au cinéma, avec le marché commun. L'étude du droit communautaire de la concurrence apparaît donc fondamentale pour comprendre l'incidence de la construction européenne sur les aides d'Etat à la production cinématographique.

Il est aussi important d'analyser les décisions de la Commission en matière d'aides d'Etat à la production cinématographique. De l'étude de la pratique de la Commission on s'aperçoit d'abord que la procédure de contrôle de la compatibilité des aides, prévue par l'article 88 du Traité, peut révéler une « négociation » entre la Commission et les Etats. [5] Ensuite, on voit que la décision N 3/98 (décision française) peut être considérée comme une ligne de partage ; plus précisément entre les premières décisions de la Commission, dans lesquelles cette dernière s'est surtout concentrée sur les discriminations à l'égard des ressortissants des Etats membres, liées à des conditions de nationalité, et les suivantes.

En effet, dans cette décision, la Commission expose des critères de compatibilité spécifiques pour autoriser les aides à la production cinématographique conformément à la dérogation prévue à l'article 87, paragraphe 3, point d). En outre, à la lumière des critères exposés dans cette décision concernant la France, la Commission a entrepris de réexaminer les régimes des autres Etats membres. Pour cela, elle a lancé une enquête leur demandant des informations sur les régimes d'aides. Elle s'est aperçue alors que la majorité des régimes ne lui avaient pas été notifiés et donc n'avaient pas été soumis à l'autorisation préalable.

Les critères exposés dans la décision de 1998 sont repris par la Communication de la Commission […] concernant certains aspects juridiques liés aux œuvres cinématographiques et autres œuvres audiovisuelles [6], de 2001. Elle constitue le texte de référence, dans le cadre normatif communautaire, en matière des aides d'Etat à la production cinématographique. Elle est le résultat des apports de la Direction générale de l'éducation et de la culture et de la Direction générale de la concurrence, au sujet. Tandis que la position du Conseil est mise en exergue dans ses résolutions sur les aides nationales au cinéma et à l'audiovisuel, du 12 février 2001 [7] et sur le développement du secteur audiovisuel, du 21 janvier 2002 [8].

Dans sa communication de 2001, la Commission explique que la question de savoir si on peut considérer comme des aides d'Etat en tant que telles, les obligations légales d'investir dans la production audiovisuelle, imposées par l'Etat aux organismes de radiodiffusion télévisuelle, « doit être examinée à la lumière de la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes, après son arrêt du 13.3.2001 dans l'affaire C-379/98 (PreussenElektra) [9] ». C'est donc la problématique de l'origine de l'aide [10], qui devient essentielle pour essayer de prévoir les éventuels changements futurs dans l'appréciation des aides d'Etat de la part de la Commission.

Si d'une analyse 'interne' au cadre normatif communautaire, on passe à une analyse 'externe', on comprend l'importance des accords commerciaux internationaux, sur les mesures de soutien à la production cinématographique.

La position de la Communauté européenne sur ce sujet s'est développée surtout au cœur des négociations de l'Uruguay Round, dans lesquelles ont été formulées les notions d''exception culturelle' et de 'spécificité culturelle'. Cette dernière s'est par la suite transformée en 'diversité culturelle'. Elle est sortie du domaine des discours et entrée dans le langage normatif communautaire.

La position actuelle de la Communauté dans les négociations menées dans le cadre de l'OMC, est donc en faveur de la 'diversité culturelle' et elle est officiellement prise dans la Communication de la Commission […] Principes et lignes directrices de la politique audiovisuelle de la Communauté à l'ère numérique, de 1999 [11], ainsi que dans la Résolution du parlement européen sur l'Accord général sur le commerce des services (AGCS) dans le cadre de l'OMC, y compris la diversité culturelle, de 2003 [12].

Il est en tout cas évident que le bargaining power [13] de la Communauté est lié à sa capacité à mener une action unitaire. Les compétences communautaires dans le domaine du commerce des services culturels et audiovisuel, comme modifiées par le Traité de Nice [14], se présentent donc comme un défi pour l'avenir, un banc d'essai pour les rapports entre les institutions communautaires et les Etats membres.

Conclusions

La technique promotionnelle des aides d'Etat à la production cinématographique existe, en droit italien et français, depuis les années vingt. Elle a existé aussi bien avec des formes de gouvernement autoritaire que des formes de gouvernement démocratique. Elle agit aussi bien sur la liberté de l'art ou, de façon plus générale, sur la liberté d'expression, que sur le développement de l'identité culturelle ou, plus précisément, sur la diversité culturelle.

La construction européenne ne compromet pas l'existence de systèmes nationaux d'aides d'Etat au cinéma, bien qu'elle apporte des modifications qui pourraient croître dans le futur.

La Communauté se fait marraine d'une intervention publique vis-à-vis du cinéma, dans les négociations internationales en matière de commerce. Dans le cadre de ces négociations la possibilité de mener une action unitaire semble avoir une incidence considérable.

Au total, les systèmes français et italien ont su tout à la fois garantir la production de ces deux pays et servi de base à la législation européenne.

[1] Il faut particulièrement signaler Andrea Orsi Battaglini, L'intervento economico statale a favore della cinematografia, dans AA. VV., Intervento pubblico e libertà di espressione nel cinema, nel teatro e nelle attività musicali, Giuffré, Milano 1974, p. 3 ss. [2] Cf., S. Mastropasqua, Cultura e scuola nel sistema costituzionale italiano, Giuffrè, Milano 1980, p. 5 ; D. Resta, "I beni culturali nella costituzione e nella legislazione ordinaria" Amministrare, 4, octobre-décembre 1977, p. 443. [3] Cf. J.-M. Pontier "Entre le local, le national et le supranational : les droits culturels", AJDA, 20 septembre 2000 spécial, pp. 50-51 ; J.-P. Costa, Alinéa 13, dans Le Préambule de la Constitution de 1946, Dalloz, Paris 2001, p. 314 ; A. Riou, "Culture et constitutionnalité", Les petites affiches, 10 février 1995, 18, p. 4. [4] G. Burdeau, Les libertés publiques, L.G.D.J., Paris 1972, p. 302 ; J. Rivero, Les libertés publiques, P.U.F., Paris 1996, pp. 249, 314, 319. [5] Cf. aussi, en ce qui concerne l'article 169 (maintenant article 226 du Traité), F. Snyder, « The Effectiveness of European Community Law », The Modern Law Review, 56, 1, janvier 1993, p. 27 ss. [6] 26.9.2001, COM (2001) 534 final. [7] 2001/C 73/02. [8] 2002/C 032/04. [9] Arrêt de la Cour du 13 mars 2001, Affaire C-379/98, PreussenElektra AG c. Schleswag AG, Rec. 2001, I, p. 2099. [10] Cf. G. Tesauro, Diritto communitario, Cedam, Padova 2001, p. 657 ss. ; M. Wathelet et P.-E. Partsch, Délimitation des contours de la notion d'aide d'Etat en droit communautaire, dans Les aides d'Etat en droit communautaire et en droit national, Bruylant, Bruxelles 1999, p. 23 ss. ; L. Rubini, "Brevi note a margine del caso Preussen Elektra, ovvero come 'prendere seriamente' le norme sugli aiuti di Stato e la tutela dell'ambiente nel diritto comunitario", Diritto comunitario e degli scambi internazionali, luglio-settembre 2001. [11] 14.2.1999, COM (1999) 657 final [12] Cf. http://www3.europarl.eu.int/omk/omnsapir.so/. [13] Cf. D. Simon, « La compétence de la Communauté pour conclure l'accord OMC : l'avis 1/94 de la Cour de justice », Europe, décembre 1994, p. 3. [14] Cf. article 133, paragraphe 6, alinéa 2, du traité CE.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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