Franco-allemand
Marion Gaillard
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Marion Gaillard
L'axe franco-allemand remis en cause ?
Pourtant, rien ne le laissait présager en mai 1981. Lorsque le candidat socialiste arrive au pouvoir, l'inquiétude se fait sentir outre-Rhin. Le chancelier social-démocrate a nettement marqué, durant la campagne électorale française, sa préférence pour le président sortant.
En effet, il partage avec lui la même approche économique, tandis que le programme keynésien et l'alliance avec les communistes de François Mitterrand soulèvent son incompréhension et suscitent sa désapprobation. Les relations entre eux sont donc tendues au départ, d'autant plus que le nouveau locataire de l'Elysée a manifesté son souhait de sortir de l'exclusivité du couple franco-allemand. Il récuse la notion d'axe et s'emploie à développer des relations bilatérales avec les autres pays européens, notamment avec ceux du Sud, gouvernés à gauche, mais aussi avec le Royaume-Uni de Margaret Thatcher.
Il se rend cependant rapidement compte qu'aucun autre partenaire de la Communauté ne peut remplacer l'Allemagne, qui demeure le seul avec lequel la France partage, malgré des divergences, une vision similaire de l'Europe. Le changement de chancelier en octobre 1982 permet à la relation franco-allemande de retrouver son caractère privilégié.
Le contact entre François Mitterrand et Helmut Kohl est d'emblée meilleur.
Les deux hommes ont le même souci de la paix, tant ils ont été marqués, dans leur histoire personnelle, par les guerres fratricides entre Européens. Dès leur première rencontre en octobre 1982, ils évoquent le passé, leurs souvenirs et leur volonté de rendre la guerre impossible entre leurs deux pays. Ils attachent une importance fondamentale à la construction européenne, en laquelle ils voient un rempart contre les conflits.
Au-delà de ce souci commun, l'intérêt de leur pays les pousse l'un comme l'autre à vouloir relancer une construction européenne enlisée depuis une décennie, en raison de la crise économique et du blocage relatif à la contribution britannique. Ils sont en outre en accord sur la question géostratégique essentielle du moment, celle des euromissiles.
Helmut Kohl doit en effet faire voter par son parlement le déploiement des Pershing américains, décidé par l'OTAN en 1979 en réponse à l'installation par l'URSS des SS20 en RDA.
Or, mis à part Helmut Schmidt, les députés sociaux-démocrates s'y opposent et les mouvements pacifistes manifestent fréquemment leur hostilité au déploiement. C'est dans ce contexte qu'ont lieu les célébrations du vingtième anniversaire du Traité de l'Elysée, en janvier 1983. François Mitterrand est alors invité à s'exprimer devant le Bundestag.
Son discours y est retentissant. Bien sûr, il évoque la réconciliation franco-allemande et la construction européenne, mais le point marquant de son intervention porte sur la question des euromissiles. Il soutient très clairement devant les députés allemands, et donc devant ses collègues sociaux-démocrates, l'installation des missiles américains, estimant que l'équilibre des forces a été rompu par les Soviétiques et qu'il convient de le rétablir, car c'est de cet équilibre que dépend la dissuasion et donc la paix.
Ce discours, salué par les capitales occidentales, et notamment par Washington, apparaît comme un soutien politique à Helmut Kohl à quelques semaines des élections générales en RFA.
De là naît une solidarité entre les deux hommes, qui ne se démentira pas. Certes, dès leur premier entretien, une complicité était déjà apparue évidente entre eux, mais ce geste politique fort du président socialiste contribue à renforcer leur lien.
De la volonté de François Mitterrand de sortir de l'axe franco-allemand ne reste plus alors que le vocabulaire (il n'emploie pas en effet le terme) : toute sa politique est tendue vers la construction européenne, et de ce fait vers l'Allemagne, car la route de Bruxelles passe par Bonn, comme les mois qui suivent le discours du Bundestag en attestent.
L'entente franco-allemande au profit de l'Europe
A partir de son choix de rester dans le SME en mars 1983, le président français concentre tous ses efforts sur la relance de l'Europe. Or, il prend la présidence tournante de la Communauté en janvier 1984. Il souhaite en profiter pour « désembourber » l'Europe, selon ses propres termes.
Pour ce faire, il est indispensable de régler la question du « chèque britannique ». Face à la ténacité de la « Dame de fer », il doit impérativement pouvoir compter sur ses autres partenaires de la CEE. Il entame donc une tournée européenne pour s'entretenir avec chaque chef de gouvernement et évaluer la possibilité d'un compromis.
Mais c'est avec l'Allemagne qu'il travaille le plus étroitement durant son semestre de présidence. Les deux ministres des Affaires étrangères préparent ensemble le Conseil européen qui doit se tenir à Fontainebleau en juin 1984, tandis que les conseillers du président et du chancelier ne sont pas en reste non plus. Paris et Bonn vont même jusqu'à préparer un plan d'Europe à Neuf, sans le Royaume-Uni. Bien entendu ce plan, sensé être secret, est habilement diffusé auprès des autorités britanniques afin de leur montrer la détermination de leurs partenaires à avancer sans elle si cela s'avérait nécessaire.
Durant le Conseil de Fontainebleau, Margaret Thatcher tente pourtant de jouer sa dernière carte : briser la solidarité franco-allemande. L'Allemagne étant avec le Royaume-Uni le principal contributeur net au budget des Communautés, elle pense pouvoir rallier le chancelier à sa cause.
Or, il n'en est rien. Ce dernier se montre solidaire de la France et, voyant qu'elle ne pourra diviser les deux partenaires, Margaret Thatcher finit par céder. La Grande-Bretagne se verra rembourser 66% de la différence entre ce qu'elle verse au budget et ce qu'elle en reçoit par le biais des politiques communes, et non les 80, voire 90% qu'elle demandait. Le règlement de cette question rend possible une relance de la construction européenne, dans la mesure où le Royaume-Uni a dû accepter, en échange de son « chèque », une augmentation des ressources propres de la Communauté, permettant de développer d'autres politiques communes. Par ailleurs, c'est lors de ce conseil que les Dix décident de lancer la réflexion sur l'approfondissement, qui mènera en février 1986 à la signature de l'Acte unique.
La solidarité franco-allemande a ainsi permis de sortir l'Europe de la crise qu'elle traversait depuis une décennie.
Le développement de la coopération bilatérale
Par ailleurs, François Mitterrand et Helmut Kohl souhaitent développer la coopération bilatérale. Avec Helmut Schmidt déjà, le président français avait décidé de mettre en œuvre le volet du Traité de l'Elysée portant sur la défense. C'est ainsi qu'est décidée la création d'un Conseil de Sécurité franco-allemand, qui vise à développer la coopération en matière d'armements, la concertation stratégique et les échanges d'officiers, dans le but d'accroître l'interopérabilité des deux armées.
Par ailleurs, Français et Allemands décident également de créer un Conseil économique et financier commun, afin de coordonner davantage leur politique dans ce domaine.
Il s'agit pour Paris de s'attacher la solidarité de Bonn dans ce domaine sensible de la relation franco-allemande. En effet, depuis les années soixante-dix et la fin de la détente, la RFA souhaite obtenir de la France un appui en termes de sécurité, tandis que cette dernière est désireuse de voir l'Allemagne la soutenir sur le plan économique et monétaire. Chacun a donc quelque chose a obtenir de l'autre, sans compter que pour la France, le développement de la coopération franco-allemande en matière militaire est une porte ouverte sur une future défense européenne, moyen d'atteindre enfin l'autonomie tant recherchée par Paris dans ce domaine depuis la période gaulliste.
Or, François Mitterrand est depuis longtemps sceptique face à l'engagement des Américains à défendre l'Europe et souhaite que celle-ci soit capable de se défendre seule, d'où son attachement à la force de frappe française. En outre, s'il donne en partie satisfaction aux demandes allemandes, c'est aussi en raison du poids du pacifisme dans la société allemande, qui lui fait craindre une éventuelle neutralisation de la RFA, qui placerait alors la France en première ligne face à l'Union soviétique. Il va donc jusqu'à concéder à ses partenaires allemands ce qu'aucun président n'avait fait jusqu'alors : la France informerait l'Allemagne en cas d'utilisation sur le sol allemand (au sens large, c'est-à-dire RDA comprise) de ses missiles tactiques. Certes, François Mitterrand refuse la dissuasion élargie ou concertée, car il estime que c'est à lui seul de décider de l'emploi de l'arme nucléaire et que la dissuasion repose sur le flou concernant la définition du sanctuaire. Mais il n'en reste pas moins que sa concession représente le maximum que les Allemands aient jamais obtenu de la France en la matière.
Pour les deux dirigeants, l'intensification de la relation bilatérale est fondamentale. Cependant, ils estiment que la garantie de la paix demande plus qu'une coopération technique entre leurs deux pays. Il faut aussi toucher les opinions publiques. Pour cela, il faut donner à la mémoire collective des images qui la touchent et soient capables de susciter une émotion forte chez les deux peuples. D'où leur souci de mettre en scène leur relation. L'exemple le plus marquant de leur attachement à la symbolique est sans doute la cérémonie de Verdun en septembre 1984, durant laquelle les mains des deux hommes se rejoignent devant le catafalque représentant les morts de la Première guerre mondiale.
La relation franco-allemande est donc au centre de la politique européenne du président Mitterrand et du chancelier Kohl. Elle s'intensifie au cours des années, et ce malgré les nombreux désaccords qui la jalonnent : déficit commercial français vis-à-vis de l'Allemagne, libéralisation des échanges de capitaux au sein de la CEE, fiscalité de l'épargne, relation avec les Etats-Unis, cette dernière représentant sans doute la plus importante source de malentendus entre Paris et Bonn. Or, la solidité de l'amitié franco-allemande est bientôt soumise à un test qui permettra de voir si la coopération et la confiance instaurées depuis un septennat n'ont pas été vaines.
La relation franco-allemande à l'épreuve de la réunification
Lorsque tombe le Mur de Berlin, le 9 novembre 1989, la perspective de l'unification allemande devient possible. Face à ce qui représente un bouleversement majeur de l'ordre international, François Mitterrand réagit avec réalisme et pragmatisme.
S'il se réjouit de la liberté retrouvée pour les peuples de l'Est, il n'en demeure pas moins préoccupé par les conséquences que cela implique.
Pourtant, il ne remet pas en cause le droit légitime des Allemands à se réunifier, comme il l'a d'ailleurs rappelé dans une interview dès juillet 1989, quatre mois avant la chute du Mur. Il pose cependant des conditions à cette réunification : qu'elle soit démocratique et pacifique. Il faut donc que le peuple allemand s'exprime et que ses dirigeants prennent garde à ne pas remettre en question la paix sur le continent européen.
Pour cela, il convient d'une part de préserver Mikhaïl Gorbatchev, et donc de prendre soin de ne pas brusquer l'URSS, et d'autre part de respecter les frontières existantes, au premier rang desquelles la ligne Oder-Neisse.
Or, sur ce dernier point, le chancelier Kohl tergiverse. Non qu'il souhaite effectivement la modification de la frontière germano-polonaise, mais il subit la pression des lobbys d'exilés. François Mitterrand se montre très ferme et demande à son partenaire que l'Allemagne se prononce sur l'intangibilité de cette frontière avant l'unité. Il va même jusqu'à inviter les dirigeants polonais à Paris pour montrer la solidarité de la France avec les inquiétudes de ce pays. Cette question suscite ainsi une forte tension entre Paris et Bonn, mais François Mitterrand finit par obtenir gain de cause : les deux Parlements, celui de RDA et celui de RFA, proclament le 21 juin 1990 le caractère définitif de la frontière avec la Pologne.
Enfin, François Mitterrand insiste sur la nécessité d'accompagner l'unification allemande d'un approfondissement de la construction européenne, notamment par l'engagement de l'Allemagne en faveur de la monnaie unique. Il rejoint là les préoccupations des fondateurs français de la construction européenne qui ont toujours vu dans celle-ci le moyen d'encadrer la puissance allemande. De la CECA, permettant d'intégrer la renaissance de l'industrie militaire de la RFA dans un ensemble européen, à la CEE en passant par la CED, conçue comme un rempart contre la création d'une armée allemande indépendante. Il décide donc d'utiliser la présidence française de la Communauté pour obtenir la décision d'ouvrir une conférence intergouvernementale sur l'union économique et monétaire. C'est chose faite lors du conseil européen de Strasbourg le 8 décembre 1989.
Au printemps 1990, le président et le chancelier décident d'envoyer une lettre commune au Premier ministre irlandais, président en charge de la CEE, pour demander l'ouverture d'une deuxième conférence intergouvernementale, sur l'union politique cette fois. Ce sont ces deux conférences qui déboucheront en 1992 sur le traité de Maastricht.
Ainsi, François Mitterrand a veillé à encadrer l'unification de l'Allemagne dans une Europe approfondie et à préserver la paix sur le continent européen. Il a pourtant été vivement critiqué sur sa politique, ses détracteurs lui ayant reproché d'avoir mis en danger l'amitié franco-allemande et d'avoir refusé l'unité, notamment en cautionnant le régime est-allemand par son voyage en RDA en décembre 1989. Pourtant, ce voyage était prévu de longue date et avait été approuvé par Bonn dans la mesure où il remplissait certaines conditions, notamment une rencontre avec des étudiants à Leipzig et un entretien avec Kurt Masur, opposant au régime de Berlin-Est. En outre, James Baker, le Secrétaire d'Etat américain, s'était lui-même rendu en RDA quelques temps auparavant. Les critiques ont aussi porté sur sa visite à Mikhaïl Gorbatchev, le 6 décembre 1989, à Kiev.
D'aucuns ont en effet estimé que le président français allait y renouer avec la vieille alliance franco-russe et y chercher auprès du numéro un soviétique un allié de poids contre l'unification allemande. Pourtant, cette rencontre est justifiée du côté de l'Elysée par le fait que François Mitterrand, en charge de la présidence de la Communauté, se devait d'aller à la rencontre du dirigeant soviétique, comme il l'avait fait pour le locataire de la Maison blanche, suite à l'entretien que les deux supergrands avaient eu à Malte les 2 et 3 décembre.
Peut-être la perspective de l'unité allemande a-t-elle réveillée chez le président français la classique peur de cette génération face à l'Allemagne, mais en homme d'Etat réaliste, il n'a pas cherché à empêcher une issue qu'il estimait non seulement légitime mais aussi inéluctable. Plutôt que de tenter de l'éviter, mieux valait donc à ses yeux l'encadrer. C'est ce qu'il a fait en utilisant le lien d'amitié et de confiance tissé avec le chancelier et le ministre des Affaires étrangères allemands pour faire avancer la construction européenne et préserver l'intangibilité de la frontière germano-polonaise. La relation franco-allemande n'a en outre pas souffert, sur le long terme, de la fermeté de François Mitterrand sur ce dernier point, comme en témoignent l'étroite coopération entre Paris et Bonn dans la préparation du traité de Maastricht ou les dernières rencontres entre le président et le chancelier à la fin du mandat du premier.
Ainsi, la politique allemande de la France durant les années quatre-vingt a été marquée par la volonté de son président de consolider la paix, qu'il convient de ne jamais considérer comme acquise, et de maintenir, voire de développer, l'influence de la France en Europe et dans le monde. Ces deux objectifs passant par la construction européenne, la France a donc favorisé durant ces années sa relation à l'Allemagne, partenaire indispensable au sein de la Communauté. Se fondant sur les acquis des décennies précédentes et sur la base juridique du traité de l'Elysée, François Mitterrand a ainsi veillé à intensifier la relation entre Paris et Bonn, et ce grâce à l'appui du chancelier Kohl, avec lequel il partageait la même conviction européenne.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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