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Anna Dolya
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Dans le contexte actuel de guerre dans l'Est de l'Ukraine, la question de la Crimée est, sans doute, devenue secondaire, mais rappelons que, dans l'Europe d'après-guerre, la péninsule représente actuellement un cas unique où, en temps de paix, un Etat a occupé et annexé une partie du territoire d'un autre Etat, brisant ainsi tous les accords internationaux et intergouvernementaux existants.
La Crimée, péninsule de 2 millions d'habitants d'une superficie de 27 000 km², est une région qui, au vu de son histoire, a toujours eu ses propres spécificités nationales et culturelles, ses habitants étant toujours porteurs de différentes identités ethniques et religieuses.
Les parlementaires français, qui se sont rendus durant l'été 2015 en Crimée, ainsi que d'autres partisans de l'annexion de la péninsule, se réfèrent constamment à deux arguments principaux pour justifier cette annexion : les mêmes arguments que le Kremlin a utilisés dans son propre pays pour présenter le referendum de mars 2014 comme un évènement tout à fait logique.
Tout d'abord, selon le Kremlin, la péninsule est un territoire historiquement russe. Pourtant, du point de vue historique, la Crimée a été habitée par une centaine de peuples au long des siècles : des Cimmériens [1] aux Krymchaks [2], son territoire a été sous le contrôle de nombreux empires, de l'Empire romain à l'Empire ottoman. Et c'est seulement en 1783 que l'Empire russe a conquis cette région, qui n'a finalement été russe, sous différents statuts, qu'un siècle et demi. Ce n'est qu'à la suite des nombreuses déportations des peuples habitant la Crimée, organisées par les pouvoirs russes successifs, que les Russes sont devenus, de façon artificielle, la majorité ethnique de la péninsule. A partir de 1944, le régime totalitaire de l'Union soviétique a déporté les Tatars, Tsiganes, Arméniens, Bulgares, Grecs, Italiens. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, la péninsule de Crimée avait ainsi perdu les deux tiers de sa population.
L'autre argument constamment employé pour légitimer cette annexion est l'histoire du soi-disant "cadeau" par laquelle Nikita Khrouchtchev, en 1954, aurait seul décidé d'offrir la Crimée à l'Ukraine. En réalité, Khrouchtchev n'a jamais été le décisionnaire exclusif de l'Etat soviétique : il était premier secrétaire du Parti communiste, tandis que le poste de Président du présidium du Soviet suprême était occupé par Kliment Vorochilov et le pouvoir exécutif était dirigé par le président du Conseil des ministres, Gueorgui Malenkov. La décision de transférer la Crimée a été prise collectivement par les organes politiques soviétiques. Les modifications correspondantes ont ensuite été ajoutées aux Constitutions de la République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR) et de la République socialiste soviétique d'Ukraine (RSSU). A la suite de l'indépendance de l'Etat ukrainien, plusieurs ont été adoptés et ont consolidé l'intégrité territoriale et l'inviolabilité des frontières de l'Ukraine.
Mais quel but les dirigeants soviétiques poursuivaient-ils en transférant la péninsule à l'Ukraine? La Crimée n'a pas été la seule région à subir un destin similaire au sein de l'URSS. La Transnistrie, région historiquement ukrainienne, a été transférée à la République socialiste soviétique de Moldavie ; le Haut-Karabagh, région historiquement arménienne, a intégré la République socialiste soviétique d'Azerbaïdjan ; l'Ossétie du Sud et l'Abkhazie sont devenues une partie de la République socialiste soviétique de Géorgie. Les historiens suggèrent différentes lectures de ces décisions du pouvoir soviétique, comme par exemple la création artificielle d'enclaves dans les Républiques soviétiques pour neutraliser de possibles tendances nationalistes. Mais un fait ne soulève aucun doute dorénavant : toutes ces régions restent des territoires à problèmes et servent de moyens de manipulation dans les projets impériaux de la Russie.
La flotte de la mer Noire
Suite à l'éclatement de l'URSS, l'un des principaux problèmes dans les relations russo-ukrainiennes a été la question de la péninsule de Crimée et de la flotte russe qui y était stationnée.
En 1992, la Crimée est devenue la République autonome de Crimée au sein de l'Etat ukrainien, en possédant ses propres Parlement et Conseil des Ministres.
En même temps, dès 1992, la Douma, chambre basse du Parlement russe, a adopté une résolution concernant les décisions prises en 1954 sur le rattachement de la Crimée à l'Ukraine : les députés russes ont abordé la question de la légitimité de ce transfert et la nécessité de discuter du statut de la péninsule et de la ville de Sébastopol de façon bilatérale. Les années suivantes ont été marquées par la montée des tensions sur la question de la Crimée. La confrontation s'est terminée par la signature à Kiev, le 31 mai 1997, du Traité d'amitié, de coopération et de partenariat entre la Russie et l'Ukraine, lors de la première visite officielle du président russe, Boris Eltsine, en Ukraine. Le traité a fixé l'intégrité territoriale des deux Etats : l'article 2 stipule que "Les hautes parties contractantes, en conformité avec les dispositions de la charte des Nations Unies et des obligations en vertu de l'acte final de la conférence sur la sécurité et la coopération en Europe respectent l'intégrité territoriale de l'autre et affirment l'inviolabilité de leurs frontières existantes" [3]. Dans le cadre de précédentes tentatives pour remettre en question l'appartenance de la Crimée et de Sébastopol à l'Ukraine, ce traité a eu une importance fondamentale. Au même moment, les deux parties ont signé une déclaration commune sur le sort de la flotte de la mer Noire : la base navale de la marine russe restait à Sébastopol, grâce à un bail de 20 ans renouvelable qui court jusqu'en 2017. Ainsi la flotte russe et la flotte ukrainienne ont eu chacune leur quartier général dans la ville. Les accords sont rentrés en vigueur le 6 juillet 1999.
Avec l'arrivée au pouvoir du président ukrainien, Viktor Yanoukovitch, connu pour ses positions pro-russes, la situation de la flotte russe sur le territoire ukrainien a radicalement changé. Dans les deux mois de son investiture, V. Yanoukovitch a signé l'accord de Kharkov, prévoyant le maintien de la flotte russe de la mer Noire dans le sud de l'Ukraine jusqu'en 2042 en échange de rabais importants sur le gaz russe. Le gouvernement précédent avait proposé à la Russie un plan d'évacuation des forces militaires russes de Crimée après 2017. Pour Moscou, beaucoup plus que pour Kiev, cette prolongation représentait un intérêt considérable. Durant la guerre russo-géorgienne de l'été 2008, la base russe de Sébastopol s'était révélée stratégique. Afin de bloquer des ports géorgiens et d'empêcher la livraison d'armes à la Géorgie, Moscou avait envoyé dans les eaux géorgiennes une escadre, dirigée par le croiseur lance-missiles "Moskva", malgré l'opposition de l'Etat ukrainien.
Les mécanismes de l'annexion
Les évènements en Ukraine de l'hiver 2013-2014, suite à la suspension de l'accord d'association avec l'Union européenne en novembre 2013 par le président ukrainien, ont sans doute été un signal d'alarme pour le Kremlin. Le renversement du pouvoir pro-russe à Kiev le 22 février 2014 a mis en danger tous les projets des dirigeants russes concernant l'Ukraine: l'Union eurasienne et le destin incertain de la flotte russe de la mer Noire. L'absence de stabilité politique en Ukraine a créé des conditions idéales pour que Moscou puisse conquérir la Crimée.
Le 27 février 2014, les unités spéciales russes ont pris le contrôle des bâtiments stratégiques de la péninsule, y compris les bâtiments du Parlement de la République autonome de Crimée. Durant le mois suivant, les Russes ont pris le contrôle total des installations stratégiques des infrastructures civiles et militaires, en bloquant les unités militaires ukrainiennes. Les occupants portaient des uniformes sans emblèmes nationaux ni insignes militaires ; ils ont ainsi été surnommés par la population locale "les petits hommes verts". Sachant que les évènements se sont déroulés très rapidement et que le Kremlin a envoyé des forces spéciales russes extrêmement bien entraînées, les commandants de l'armée ukrainienne sur la péninsule ont été tout simplement pris par surprise et n'ont pas pu riposter sans l'intervention des militaires de l'Ukraine continentale. Kiev a pris la décision de ne pas envoyer de forces supplémentaires en Crimée comprenant que la contre-attaque de l'armée ukrainienne provoquerait immédiatement un affrontement militaire d'une grande ampleur avec la Russie. Les Ukrainiens venaient tout juste de vivre les tragiques évènements de "la Révolution de la Dignité" et n'étaient pas prêts à revivre des pertes humaines.
Le référendum portant sur le rattachement de la péninsule de Crimée à la Russie a été organisé en deux semaines et s'est tenu le 16 mars 2014. Les résultats ont été annoncés le lendemain : 96,6% de "oui" au rattachement à la Russie avec un taux de participation de 82%. D'après la déclaration de Moustafa Djemilev, chef de file du Mouvement national des Tatars de Crimée, le taux de participation n'aurait été que de 32,4%. Le même jour, le Parlement de Crimée a proclamé l'indépendance de la péninsule et demandé son rattachement à la Russie. Le processus d'annexion a abouti officiellement, le 21 mars 2014, dans un processus législatif accéléré. Lors d'une cérémonie au Kremlin, Poutine a signé la loi créant deux nouvelles entités administratives russes : la Crimée et la ville portuaire de Sébastopol. Le Conseil de la Fédération, la chambre haute du parlement russe, et la Douma, la chambre basse, avaient ratifié peu auparavant le traité sur le rattachement. Le 15 avril 2014, le Parlement ukrainien (Verkhovna Rada) a reconnu la Crimée comme territoire temporairement occupé.
Malgré toutes les accusations, Moscou a nié la présence de militaires russes sur la péninsule ; mais un mois après le referendum, lors d'une "ligne directe avec le peuple", Vladimir Poutine a déclaré : "Je ne cache pas que notre objectif était d'assurer que la libre expression de la volonté de la Crimée se fasse dans de bonnes conditions Voilà pourquoi nos troupes assuraient les arrières des forces d'auto-défense de la Crimée" [4]. De nombreux experts affirment que ces forces d'auto-défense ont été formées par les forces spéciales russes, les Spetsnaz, qui avaient déjà participé aux opérations en Tchétchénie et en Géorgie. La création par le ministère russe de la Défense d'une nouvelle décoration militaire, la médaille "Pour le retour de la Crimée", fournit une confirmation officielle de l'opération militaire russe sur la péninsule ukrainienne.
Un an après l'annexion, le 15 mars 2015, la chaîne de télévision d'Etat russe "Rossiya 1" a diffusé un documentaire " Crimée, le chemin vers la patrie" sur les évènements du printemps 2014 en Crimée. Dans un entretien pour ce documentaire, le président russe a reconnu qu'il avait dirigé personnellement les actions militaires russes sur la péninsule : "Dans la nuit du 22 au 23 février 2014, j'avais dit à mes collègues : la situation est telle en Ukraine que nous devons commencer à travailler au retour de la Crimée au sein de la Russie, parce que nous ne pouvons pas abandonner aux nationalistes ce territoire et ses habitants en détresse" [5]. Plus loin, il ajoute : "Alors, je ne le cache pas, j'ai donné l'ordre au ministère de la Défense de transférer là-bas des unités spéciales des services secrets, des forces du corps des Marines, ainsi que des parachutistes". Dans le même documentaire, le président russe a affirmé qu'il était prêt à "mettre en état opérationnel" les forces nucléaires russes en cas d'intervention militaire des pays occidentaux. L'idée que leur président soit capable d'agiter la menace nucléaire, sans véritable danger extérieur, n'a paradoxalement dérangé ni la société russe ni la majorité de la population de Crimée.
En mars 2015, les Russes ont célébré avec la participation de Vladimir Poutine "le retour de la Crimée" au sein de leur pays. Une immense scène a été installée au pied du Kremlin pour de nombreux concerts et discours. Une grande majorité de Russes approuve ce que l'on appelle là-bas "le retour de la Crimée dans la mère patrie" et soutient aussi l'intervention militaire russe dans l'Est de l'Ukraine.
Et pourtant, en annexant le territoire de la péninsule de Crimée appartenant à l'Etat ukrainien, la Russie a violé trois traités internationaux signés par elle.
En 1994, le Mémorandum de Budapest avait été signé entre l'Ukraine, la Russie, les États-Unis et le Royaume-Uni. Par cet accord, l'Ukraine acceptait de se défaire du stock d'armes nucléaires dont elle avait hérité à la dislocation de l'URSS ; en contrepartie, les États signataires s'engageaient à respecter l'indépendance et la souveraineté ukrainiennes dans ses frontières et à s'abstenir de toute menace ou usage de la force contre l'Ukraine [6].
Le deuxième accord non respecté est le Traité d'amitié, de coopération et de partenariat entre la Russie et l'Ukraine, signé à Kiev en 1997.
Enfin le troisième traité est l'Accord entre la Russie et l'Ukraine sur la frontière russo-ukrainienne, signé à Kiev en 2003, selon lequel la Crimée est et demeure partie intégrante de l'Ukraine [7].
La violation des frontières ukrainiennes par l'annexion de la Crimée et, ensuite, par l'intervention militaire russe à l'Est de l'Ukraine a provoqué de nombreuses réactions de la communauté internationale.
Durant l'été 2014, en réponse à l'annexion illégale de la Crimée et à la déstabilisation délibérée de l'Etat ukrainien, l'Union européenne et les Etats‐Unis ont imposé des sanctions internationales contre la Russie : mesures diplomatiques, militaires et économiques. Depuis l'annexion de la Crimée, l'Union européenne a adopté trois séries de sanctions. La première phase de ses mesures, sous la forme de restrictions de voyage et de gels des avoirs ; ne touchaient qu'une liste de personnalités russes et ukrainiennes impliquées dans l'annexion illégale de la Crimée par la Russie. Cette liste de personnalités a été mise à jour plusieurs fois et compte désormais 95 personnes. La deuxième phase de sanctions comprend le gel de nouveaux programmes en Russie financés par la Banque européenne d'investissement (BEI) et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD). Enfin la troisième phase de mesures restrictives sectorielles comprend des sanctions économiques, notamment la limitation de l'accès aux marchés des capitaux européens primaires et secondaires pour 5 institutions financières russes détenues par l'Etat ; l'imposition d'un embargo sur le commerce des armes vers la Russie; l'interdiction d'exportation de biens à double usage pour des utilisateurs finaux militaires et la restriction de l'accès russe aux technologies sensibles dans le secteur de l'énergie.
Les 28 Etats membres de l'Union européenne ont également soutenu la suspension des négociations sur l'adhésion de la Russie à l'OCDE et à l'Agence internationale de l'énergie. De nombreuses autres négociations bilatérales avec la Russie ont été suspendues. De son côté, Moscou a pris des mesures à l'encontre de l'Union européenne, du Canada, de l'Australie et des États‐Unis, en imposant un embargo sur les produits frais, ciblant ainsi leurs filières agroalimentaires.
Dans ce contexte, des restrictions additionnelles pour la Crimée et Sébastopol ont été mises en place par l'Union européenne : toutes les importations venant de Crimée et de Sébastopol ont été interdites, ainsi que tout investissement européen sur la péninsule ; les opérateurs touristiques européens ne sont plus autorisés à offrir leurs services en Crimée ou à Sébastopol ; l'exportation de certains biens et technologies à destination d'entreprises de Crimée, ou pour une utilisation sur le territoire de la Crimée, est désormais interdite. En juin 2015, le Conseil européen a prolongé les sanctions jusqu'à l'été 2016.
En septembre 2015, la France a définitivement voté l'annulation de la livraison de deux navires de guerre de type Mistral à la Russie en raison du rôle joué par Moscou dans la crise ukrainienne
Les Tatars de Crimée
Malgré le discours russe, l'annexion de la péninsule n'a pas été vécue avec enthousiasme par toute la population de Crimée. De nombreuses familles ont quitté le territoire désormais russe par peur des violences contre les pro-ukrainiens. Ce sont surtout les Tatars de Crimée qui subissent au quotidien les persécutions de la part des autorités russes. La situation est doublement tragique pour les Tatars : ils ont déjà vécu les déportations organisées par les Russes durant la Seconde Guerre mondiale et c'est seulement à la fin des années 1980 que les survivants ont eu l'autorisation de revenir en Crimée. Selon les résultats du recensement national de la population en 2001, les Tatars représentaient 12% de la population de la Crimée [8].
Le groupe ethnique des Tatars de Crimée est issu des différents peuples qui ont migré en Crimée : Tauri, Scythes, Cimmériens, Sarmates, Grecs, Alains, Goths, Huns, Romains, Khazars, Coumans, Petchenègues et Mongols-Tatars. Ils ont été à l'origine du Khanat de Crimée, fondé en 1441. Au XVe siècle, la dynastie régnante de Crimée a reconnu la suzeraineté de l'Empire ottoman, et le Khanat devint ainsi un protectorat du sultan. Durant son existence, le Khanat de Crimée a mené des guerres quasi-permanentes avec ses voisins, les Cosaques Zaporogues, le grand-duché de Lituanie, la Moldavie, le Royaume de Pologne et la Moscovie. À la fin du XVIIIe siècle, le Khanat de Crimée est devenu une arène de la lutte d'influence entre les Empires ottoman et russe. En 1774, le Khanat a été déclaré indépendant de l'Empire ottoman, et très rapidement le gouvernement de Catherine II de Russie a annexé son territoire. Ainsi le Khanat de Crimée a cessé d'exister. Au cours des décennies suivantes, les Tatars sont devenus minoritaires en Crimée, car l'Empire russe y installait un grand nombre de paysans russes, leur proposant de multiples avantages. Ce fut le début d'une période tragique dans l'histoire des Tatars de Crimée, qu'ils appellent "l'âge noir". Les répressions par le pouvoir russe et l'expropriation des terres ont conduit à un exode massif des Tatars de Crimée vers des territoires de l'Empire ottoman, actuellement la Turquie, la Bulgarie et la Roumanie.
Mais c'est à la fin de la Seconde Guerre mondiale que les Tatars de Crimée ont vécu la plus grande tragédie de leur histoire. L'ensemble de la population, environ 200 000 personnes, a été déporté de Crimée sur ordre de Staline, sous prétexte de collaboration avec les nazis. Cette déportation, connue sous le nom le "Sürgün", pour sa motivation, sa formation et son champ d'application, était une action sans précédent dans l'histoire du régime soviétique car elle a touché un peuple entier. L'opération, à laquelle ont participé 32 000 agents du NKVD, a duré 2 jours, du 18 au 20 mai 1944. Les déportés disposaient de 5 à 30 minutes pour rassembler leurs affaires, avec la permission d'emporter seulement des objets personnels, des ustensiles de cuisine et de la nourriture dans la limite de 500 kg par famille. En réalité, les familles ne réussissaient à rassembler qu'une moyenne de 20 à 30 kg de biens et produits, tous les autres biens ayant ensuite été confisqués par le pouvoir soviétique. Ces familles ont été déplacées essentiellement vers l'Asie centrale : 82,5% vers l'Ouzbékistan, 2% vers le Kazakhstan et le Tadjikistan ; la partie restante a été envoyée en Russie, dans la Sibérie et l'Oural. Environ 46% de la population déplacée a succombé à la malnutrition et aux maladies durant les deux années qui ont suivi la déportation.
De nos jours, suite aux répressions massives de la part du Kremlin, environ 7 000 Tatars, un peuple autochtone de la Crimée, ont été obligés de fuir leur patrie historique. Ceux qui sont restés doivent faire un choix crucial : soit ils renoncent à leur nationalité ukrainienne en faveur de la nationalité russe, soit ils deviennent des "étrangers" dans leur propre pays. Moustafa Djemilev, chef de file du Mouvement national des Tatars de Crimée et Refat Chubarov, président du Majlis du peuple tatar de Crimée, ont l'interdiction par la Russie d'entrer en Crimée pendant 5 ans. L'unique chaîne de télévision des Tatars de Crimée, ATR, qui avait appelé ouvertement au boycott du référendum sur le rattachement à la Russie, a cessé d'émettre sur la péninsule en mars 2015. Elle est désormais installée à Kiev. Le gouvernement russe prévoit l'ouverture de sa propre chaîne de télévision pour les Tatars en Crimée, qui va servir comme instrument de Soft Power pour la promotion de l'image de la Russie. A l'occasion du premier anniversaire de l'annexion, Amnesty International a publié une synthèse intitulée "Violations of the rights to freedom of expression, assembly and association in Crimea [9]", dans laquelle elle explique comment les autorités russes en Crimée se livrent à toute une série d'atteintes aux droits de l'Homme contre les médias pro-ukrainiens, les organisations militantes, les Tatars de Crimée et les personnes qui critiquent le régime. Un certain nombre d'activistes se retrouvent emprisonnés et plusieurs personnes sont portées disparues. Le 25 août 2015, le cinéaste ukrainien, Oleg Sentsov, arrêté en Crimée en mai 2014 et accusé d'avoir créé une organisation terroriste visant à obtenir la restitution de la péninsule à l'Ukraine, a été condamné par un tribunal militaire russe, à Rostov-sur-le-Don, à 20 ans de réclusion criminelle. Son co-accusé, Alexandre Kolchenko, considéré comme membre de la même organisation terroriste, a été condamné à 10 ans de prison. Dans une déclaration, faite suite au verdict, la Haute représentante de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Federica Mogherini, affirmait : "L'Union européenne estime que ces condamnations violent le droit international et les normes élémentaires en matière de justice. Elle continue d'appeler la Russie à libérer immédiatement MM. Sentsov et Kolchenko et à garantir leur retour en Ukraine en toute sécurité" [10]. Fin novembre 2015, la justice russe a rejeté l'appel de Sentcov, confirmant sa condamnation à 20 ans de prison.
La Crimée russe
La propagande russe sur l'annexion de la Crimée s'est avérée assez efficace sur la péninsule, ainsi que parmi les citoyens russes. La stratégie du Kremlin a consisté à convaincre que le rattachement de la péninsule "à la patrie" était nécessaire et urgent, car les russophones de Crimée étaient menacés par "le Kiev fasciste". Rappelons qu'exactement le même prétexte a été utilisé par Moscou pour justifier son intervention militaire à l'Est de l'Ukraine. Une grande majorité de Russes est persuadée de la légitimité de cette annexion et considère cette action comme une preuve de la puissance de leur pays. Mais ils ne se posent pas de questions sur le coût possible de ce rattachement. En effet, la Crimée n'a jamais été une région autosuffisante et dépendait toujours de Kiev, qu'il s'agisse de subventions ou de services vitaux, comme l'eau et l'électricité. Ce sont par exemple 80% de l'électricité de Crimée qui provenaient d'Ukraine.
Depuis septembre 2015, la péninsule annexée par la Russie subit aussi un blocus routier : le passage des camions qui fournissent des produits alimentaires en Crimée est bloqué par des activistes tatars, des membres du mouvement nationaliste Praviy Sektor ("Secteur droit") et des bataillons de volontaires. Désormais, des restrictions sur la marchandise transportée via la frontière vers la Crimée sont imposées même aux véhicules privés.
Fin novembre 2015, les supports des quatre lignes électriques, qui alimentent la Crimée, ont été sabotés côté ukrainien avec des engins explosifs par des membres du "Blocus civil", interrompant toute livraison d'électricité ukrainienne vers la péninsule annexée. Ukrenergo, compagnie ukrainienne, a essayé de remettre partiellement en route l'alimentation de la péninsule à partir du continent mais en a finalement été empêchée par les activistes du blocus. L'état d'urgence a donc été décrété en Crimée, les entreprises de la péninsule ont arrêté de fonctionner, tandis que les habitations n'ont reçu de l'électricité que quelques heures par jour. Depuis, la Crimée s'alimente par des générateurs et par le "pont énergétique" qui la relie au système électrique russe. Ce câble à haute tension a été mis en route le 2 décembre, en présence de Vladimir Poutine.
En décembre 2015, le gouvernement de Kiev a proposé à la Russie de continuer à fournir de l'énergie électrique à la Crimée, mais à condition que dans le contrat la péninsule soit mentionnée comme appartenant à l'Ukraine. Suite à cette proposition, le président russe a commandé un sondage d'opinion en Crimée avant de conclure ce contrat avec l'Ukraine. Deux questions ont été posées aux habitants de la région annexée, a annoncé le ministre russe de l'Energie, Alexandre Novak : "Soutenez-vous, oui ou non, le contrat conclu avec l'Ukraine pour la fourniture d'une part de l'énergie électrique en Crimée et à Sébastopol, s'il y est stipulé que la Crimée et Sébastopol font partie de l'Ukraine?" et "Etes-vous prêt à subir des difficultés temporaires liées à des interruptions mineures de courant pendant les 3 ou 4 prochains mois?" [11]. Selon l'agence de presse russe, RIA Novosti, 93% des habitants de la péninsule annexée n'acceptent pas le contrat proposé par Kiev, tandis que 94% de la population sont prêts à subir des difficultés temporaires [12]. Même si le gouvernement russe affirme que 90% des besoins en électricité sont maintenant couverts en Crimée grâce à ces mesures, cela n'empêche pas les habitants de ne recevoir de l'électricité que par période de 3 heures.
Celui qui fut le premier président de l'Ukraine indépendante, Leonid Kravtchouk, estime que le blocus de la Crimée n'est peut pas être une méthode de négociation efficace dans le contexte actuel, car les activistes utilisent des rapports de force, tandis que le seul moyen de négocier avec la Russie serait de proposer des solutions rationnelles. Des hommes politiques et experts ukrainiens pensent que les habitants de la Crimée auront envie de redevenir des citoyens ukrainiens à condition que le niveau de vie en Ukraine leur paraisse supérieur à leur propre niveau de la vie. Leonid Kravtchouk est persuadé que cette solution sociale ne pourra jamais résoudre la question de la Crimée. Selon lui, seule une solution politique pourra être proposée à la Russie, compte tenu du rapport de force actuel. Dans une interview à la télévision ukrainienne "5 Kanal", il évoque un statut d'autonomie large pour la Crimée, mais en faisant partie de l'Etat ukrainien [13].
Le gouvernement russe a annoncé qu'en 2018 il terminera la construction du pont du détroit de Kertch qui devrait relier la péninsule de Kertch en Crimée à la péninsule de Taman, dans la région de Krasnodar en Russie. Le premier pilier de ce pont a été planté le 16 août 2015. Ce projet est doté d'un budget global de 3 milliards $ (2,16 milliards €).
De plus, malgré le discours officiel du Kremlin, les sanctions imposées à la Russie suite à l'annexion de la Crimée ont un coût considérable pour l'économie russe.
Au plan militaire, certaines sources affirment la présence d'armes nucléaires russes en Crimée. A la fin de 2014, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergei Lavrov, a affirmé que Moscou avait le droit d'installer son arsenal nucléaire sur tout le territoire de la Russie, y compris sur la péninsule de Crimée.
Conclusion
Même si Daech et le terrorisme sont passés au premier plan dans les préoccupations de la communauté internationale, l'annexion de la Crimée représente toujours une sérieuse menace non seulement pour l'Ukraine mais aussi pour le reste de l'Europe. L'Etat ukrainien a vécu ce rattachement comme une double trahison : de la part des habitants de la Crimée qui ont voté pour "la réunification" avec la Russie et de la part de la Russie qui durant des années s'est positionnée comme un peuple-frère et finalement n'a pas hésité à annexer militairement une partie du territoire ukrainien. Kiev n'est pas en mesure de récupérer la péninsule de Crimée actuellement, mais continue à considérer cette région comme un territoire ukrainien temporairement occupé par la Russie.
Pour d'autres pays, comme la Géorgie, la Moldavie ou les pays baltes, cette annexion est un signal de danger envisageable pour leur propre territoire : la Russie a montré qu'elle est capable d'agir rapidement et efficacement, tandis que la communauté internationale n'a pas trouvé d'autres réponses que d'imposer des sanctions contre la Russie. Même le Royaume-Uni et les Etats-Unis, signataires du Mémorandum de Budapest, qui étaient censés garantir la souveraineté et les frontières existantes de l'Ukraine, n'ont pas été en mesure de s'opposer à la Russie lors de cette annexion. Malheureusement, l'absence de forte réaction de la communauté internationale pourrait permettre au président russe d'envisager le même scenario dans d'autres Etats où existent une minorité russe.
[1] : Les Cimmériens - un peuple cavalier nomade initialement signalé dans la Steppe Pontique, au nord du Pont Euxin (mer Noire).
[2] : Les Krymchaks sont une communauté juive vivant en Crimée depuis des siècles, voire deux millénaires, qui parle une langue turque, le krymchak.
[3] : http://zakonbase.ru/content/part/680193 (en russe)
[4] : http://www.huffingtonpost.fr/2014/04/17/ukraine-poutine-armee-russe_n_5165088.html
[5] : http://www.dailymotion.com/video/x2lr5nl
[6] : http://www.un.org/french/documents/view_doc.asp?symbol=S/1994/1399
[7] : http://www.bundesheer.at/pdf_pool/publikationen/ukraine_zerissen_zw_ost_u_west_m_malek_ukraines_border_t_zhurzhenko.pdf
[8] : http://2001.ukrcensus.gov.ua/results/general/nationality/crimea/ (en russe)
[9] : https://www.amnesty.org/fr/documents/document/?indexNumber=eur50%2F1129%2F2015&language=en
[10] : http://eeas.europa.eu/statements-eeas/2015/150825_01_fr.htm
[11] : http://minenergo.gov.ru/node/3801 (en russe)
[12] : http://ria.ru/society/20160111/1357916637.html (en russe)
[13] : http://www.rbc.ua/styler/zhizn/eks-prezident-kravchuk-uveren-putin-gotov-1452340497.html (en russe)
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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