Climat et énergie
André Merlin
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André Merlin
L'Europe s'est trouvée, le 4 novembre 2006, plongée dans le noir pendant une heure. Le pire, le black-out général, a fort heureusement été évité. Il n'en reste pas moins que cette panne, qui a affecté plusieurs millions d'Européens, constitue un incident extrêmement grave qu'il convient d'analyser à l'aune des enjeux de la politique européenne de l'énergie.
L'enchaînement précis et les causes de cet incident ne seront connus avec exactitude qu'à l'issue de l'enquête menée à la demande de la Commission européenne par l'Union pour la coordination du transport d'électricité en Europe [1], avec l'implication étroite d'ETSO [2], (Association européenne des gestionnaires de réseaux de transport d'électricité), dont est membre RTE, le gestionnaire du réseau français que je préside depuis sa création en 2000. Le Conseil des régulateurs européens de l'énergie [3] mènera, par ailleurs, sa propre enquête.
Dans ces conditions, il convient d'être extrêmement prudent quant à l'analyse des causes et du déroulement exact de la panne. Cependant, RTE dispose, d'ores et déjà, d'un certain nombre d'éléments qui permettent d'ouvrir des pistes de réflexion pour l'avenir.
1 - Quelle était la situation de l'équilibre des réseaux de transport d'électricité, le samedi 4 novembre, avant l'incident ? Que s'est-il passé ?
La consommation d'électricité correspondait aux prévisions, en France comme en Allemagne, pour un samedi habituel en cette saison. A 22 h 00, la consommation était de 55 700 MW en France. Le parc de production européen d'électricité était très largement suffisant pour satisfaire la demande sur l'ensemble des réseaux européens. Des centrales électriques sont d'ailleurs habituellement arrêtées pour le week-end.
Par ailleurs, les pays européens s'échangeaient, comme à l'accoutumée, de l'électricité grâce au réseau interconnecté [4]. L'analyse des flux d'électricité aux interconnexions indique qu'à 22h10 la France exportait 6300 MW d'électricité dont 3900 vers l'Europe continentale.
Ainsi, la rupture d'approvisionnement qui a eu lieu le 4 novembre n'est pas liée à une insuffisance des moyens de production pour faire face à la demande. Les causes de l'incident doivent, en réalité, être recherchées dans l'analyse d'un événement apparemment anodin.
A l'heure actuelle, les informations disponibles sur l'incident à l'origine des coupures d'électricité en Europe sont les suivantes.
Le samedi 4 novembre au soir, dans le Nord de l'Allemagne, E.ON Netz prévoyait d'effectuer une manœuvre maintes fois réalisée : pour permettre à un navire de croisière, le Norvegian Pearl, de quitter le chantier naval Meyer à Papenburg pour rejoindre la Mer du Nord en descendant la rivière Ems, une ligne électrique à très haute tension (400 kV), qui enjambait l'Ems, devait être mise temporairement hors tension. Le navire devait, ainsi, passer sous les câbles électriques sans que son mât ne crée de court-circuit.
Cette opération était prévue. Elle avait fait l'objet de simulations prévisionnelles, avant d'être avancée de quelques heures, et d'une concertation avec les gestionnaires de réseaux de transport d'électricité voisins.
La mise hors tension de la ligne double a été réalisée à 21h38. Plus tôt que prévue semble-t-il. Suite à cette manœuvre, le centre de dispatching de E.ON Netz (en quelque sorte la "tour de contrôle" qui permet de superviser, en temps réel, les flux d'énergie électrique sur cette partie de l'Allemagne) a constaté des flux d'électricité très importants sur les lignes électriques en service dans le sens Est-Ouest. Selon les déclarations d'E.ON faites le 15 novembre, certaines erreurs d'appréciation auraient été à la source des surcharges de certaines de ces lignes électriques.
L'incident a conduit au déclenchement en cascade de lignes à très haute tension du Nord au Sud. Le réseau électrique européen s'est, alors, scindé en 3 zones :
• la zone Ouest (partie Ouest de l'Allemagne et de l'Autriche, Slovénie, Benelux, Suisse, France, Espagne, Italie, Portugal, partie de la Croatie) ;
• la zone Nord-Est (partie Est de l'Autriche et de l'Allemagne, Danemark, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie) ;
• la zone Sud-Est (Grèce, Albanie, Macédoine, Bulgarie, Serbie, Monténégro, Bosnie-Herzégovine, Est de la Croatie).
En outre, l'interconnexion entre l'Espagne et le Maroc s'est mise hors service, pour protéger le système électrique du Maghreb.
La séparation du réseau en trois zones a fait apparaître des déséquilibres entre la production et la consommation dans chaque zone. Le réseau européen n'était alors plus en mesure de respecter les exigences fondamentales du bon fonctionnement des systèmes électriques, c'est-à-dire l'équilibre instantané entre la production et la consommation d'électricité à la fréquence de 50 Hertz :
• dans la zone Nord-Est, la production d'électricité était supérieure (d'environ 6 000 MW) à la consommation d'électricité, ce qui a entraîné une augmentation instantanée de la fréquence du réseau de 50 à 51 Hertz ;
• dans les zones Ouest et Sud-Est, la production d'électricité était inférieure à la consommation d'électricité. La fréquence du réseau a, donc, chuté immédiatement à 49 Hertz dans la zone Ouest où se trouve la France. La fréquence du réseau a diminué de façon beaucoup moins importante dans la zone Sud-Est, dont le déficit de production d'électricité était plus faible.
Conformément au plan d'urgence prévu dans ce type de situation, la coupure immédiate de 10 % de la consommation dans la zone Ouest, et notamment en France, s'est avérée nécessaire pour éviter un "black-out" complet.
Dans la zone Ouest, l'excès de consommation par rapport à la production a provoqué une forte diminution de la fréquence sur les réseaux et, donc, le freinage des centrales électriques (conséquence physique d'effets électromagnétiques au sein du système électrique). Dans les zones du Nord-Ouest et du Sud-Est, les ajustements de production ont permis de stabiliser en quelques minutes la fréquence à des niveaux acceptables. En revanche, dans la zone Ouest, le déséquilibre entre production et consommation était si important que la fréquence a atteint le seuil de 49 Hz.
Cette chute de la fréquence est un phénomène extrêmement dangereux s'il n'est pas stoppé immédiatement. En effet, à partir de 48,5 Hz, les centrales thermiques (y compris nucléaires) ne peuvent plus fonctionner et se déconnectent automatiquement du réseau, ce qui provoque un black-out, c'est-à-dire un effondrement complet des réseaux. De nombreuses heures, voire plusieurs jours, sont alors nécessaires pour revenir à la normale, à l'instar de ce qui est survenu en 2003 aux Etats-Unis et au Canada.
Dans ces conditions, dès que la fréquence atteint le seuil de 49 Hz, l'ajustement production-consommation doit être réalisé sans délai. Les gestionnaires de réseaux ne peuvent agir que sur le niveau de la consommation d'électricité, en opérant des coupures automatiques de consommation (appelées délestages), plutôt que sur le niveau de production, dont le relèvement est beaucoup trop lent pour permettre un rééquilibrage instantané du réseau (par exemple, la simple ouverture des vannes de barrages hydroélectriques nécessite plusieurs minutes).
Ces actions de sauvegarde sont prévues par les règles de l'UCTE. Chaque système électrique dispose d'un plan de délestage. L'ordre des délestages est prédéfini dans un plan d'urgence qui les répartit sur tout le territoire, en fonction de la gravité de la situation et en protégeant dans la mesure du possible les consommateurs prioritaires définis par les pouvoirs publics.
Il s'agit d'une action similaire au fait de débrancher une machine, dans un logement, quand trop d'appareils électriques fonctionnent en même temps pour éviter que le système entier ne disjoncte. Cette manœuvre est exécutée à partir du signal donné par le niveau de fréquence du réseau grâce à l'installation préalable d'automates sur les réseaux de distribution. Ces automates sont programmés pour agir de manière graduelle (par échelon correspondant chacun à environ 10 % de la consommation globale), répartie sur l'ensemble du territoire et sélective pour préserver les fournitures vitales et prioritaires comme celle des hôpitaux ou des centres d'urgence. Dès que la fréquence chute à 49 Hertz ou en dessous, ces automates coupent instantanément une partie de la consommation afin de sauvegarder la plus grande partie possible de l'alimentation électrique du pays. Une fois l'incident maîtrisé, RTE coordonne avec les gestionnaires de réseaux de distribution la ré-alimentation progressive des consommations interrompues.
Le 4 novembre, les automatismes du premier échelon de délestage ont été activés dans les pays de la zone Ouest de l'Europe. Environ 10 % de la consommation a donc été interrompue, la chute de la fréquence a été stoppée et le black-out a pu heureusement être évité. Si une partie des consommateurs n'avait pas été immédiatement coupée, le système électrique d'Europe de l'Ouest se serait littéralement écroulé, comme ce fut le cas en France en décembre 1978 ou en Italie en septembre 2003. Au lieu des 10 millions de consommateurs affectés par la panne durant une période allant de quelques minutes à 1 heure, ce sont quelques 200 millions de personnes qui auraient été privées d'électricité pendant plusieurs heures, voire plusieurs jours.
Au total, en France, quelques secondes après la séparation du réseau européen en trois zones, environ 5200 MW (1 MW = 1 000 kW) de consommation d'électricité ont été délestés sur l'ensemble des départements métropolitains. Ces interruptions d'électricité ont duré le temps d'accroître la production d'électricité et de reconnecter les consommateurs coupés. Dans les premières minutes suivant l'incident, le centre national de dispatching de RTE a lancé des demandes aux producteurs pour augmenter la production d'électricité la plus rapide à mobiliser, à savoir la production hydroélectrique. Cette opération ne permet pas de diminuer le nombre de consommateurs privés de courant, mais vise à réduire la durée de la coupure. Entre 22h30 et 23h, l'ensemble des consommateurs français coupés ont été ré-alimentés. Moins d'une heure après le déclenchement de l'incident européen, l'électricité a, ainsi, été rétablie. Par ailleurs, peu avant 23h00, la coordination des GRT a permis de reconnecter les 3 zones séparées du réseau européen. A 23h00, la situation en Europe était revenue à la normale.
2 - Quels enseignements tirer de l'incident qui a affecté un très grand nombre de consommateurs en France et en Europe ?
Il est encore trop tôt pour connaître les conclusions de l'enquête menée par l'UCTE. Néanmoins, il convient tout d'abord de réaffirmer que, contrairement aux apparences dans le cas d'espèce, l'interconnexion des réseaux européens améliore la sécurité d'approvisionnement électrique de l'Union européenne en général et de chacun des Etats membres en particulier.
Il existe en Europe continentale une solidarité entre les réseaux électriques. Les liaisons transfrontalières (interconnexions) assurent les échanges d'électricité entre pays. Initiées avant la guerre pour garantir la sécurité d'approvisionnement des pays européens, ces interconnexions ont eu pour objectif premier d'assurer un secours mutuel entre les compagnies d'électricité : la défaillance d'une production peut être compensée par d'autres productions disponibles ailleurs en Europe. L'interconnexion des réseaux de transport ouest européens a été engagée au milieu du XXème siècle et a entraîné la création de l'UCPTE (Union pour la coordination de la production et du transport de l'électricité) devenue en 1999 UCTE (Union pour la coordination du transport d'électricité) autour du noyau constitué par les réseaux français, suisse et allemand. Elle s'est progressivement étendue à toute l'Europe. Elle relie actuellement 23 pays européens.
Ainsi, dans le cas de situations exceptionnelles, par exemple dans le cas d'une consommation record comme celle que la France a vécu fin février 2005 ou dans le cas de canicule limitant la production française comme en août 2003, les interconnexions permettent de faire venir de l'électricité, par exemple d'Allemagne ou d'Espagne.
Toutefois, la panne électrique européenne du 4 novembre met en évidence le fait que des progrès sont nécessaires pour améliorer encore la sécurité des systèmes électriques européens interconnectés, qui doivent impérativement s'adapter aux évolutions de la production et de la consommation dans le nouveau contexte d'ouverture des marchés de l'électricité.
Parmi les actions prioritaires à mener au niveau européen, il m'apparaît nécessaire d'appuyer fermement les trois propositions suivantes, qui ont d'ailleurs été formulées en réponse à la consultation de la Commission européenne dans le cadre de son Livre vert de mars 2006 en faveur d'une stratégie européenne de l'énergie :
• La coordination des réseaux de transport d'électricité des Etats membres, qui sont fortement interdépendants et solidaires les uns des autres, doit être améliorée. Cette coordination existe déjà. Cependant, elle pourrait être indéniablement renforcée et plus opérationnelle. C'est pourquoi un Centre européen de coordination du transport de l'électricité devrait être créé pour limiter au maximum les risques d'incident majeur et de black-out. Ce centre aurait vocation à sécuriser les échanges d'électricité entre les Etats membres de l'Union, en adaptant la gestion des flux électriques, notamment pour tenir compte de la nature intermittente de nouveaux moyens de production tels que l'éolien par exemple.
• Un effort d'harmonisation doit être mené en ce qui concerne les compétences et les décisions des autorités de régulation nationales. Conformément à la directive de 2003 sur l'ouverture des marchés énergétiques, il existe un régulateur dans chaque Etat membre. Toutefois, les pouvoirs et les modes d'action des régulateurs nationaux sont, encore, très différents d'un Etat membre à un autre. Ils doivent être harmonisés pour faciliter le développement du marché unique de l'électricité et parvenir à un fonctionnement optimum du système électrique européen.
• Des bilans prévisionnels sur l'équilibre offre/demande d'électricité doivent être élaborés dans chaque Etat membre et consolidés au niveau européen pour jouer pleinement leur rôle d'alerte en faveur des investissements nécessaires dans les infrastructures de production et de transport d'électricité. Dans le secteur électrique, les cycles d'investissement sont particulièrement longs. Le dispositif de bilan prévisionnel à l'horizon de 5 à 15 ans a vocation à jouer un rôle d'alerte pour anticiper les pénuries et construire à temps des nouvelles infrastructures de production et de transport. En France, ce mécanisme existe déjà : RTE établit tous les deux ans un bilan prévisionnel pour le système électrique français. Les pouvoirs publics utilisent ces informations pour orienter les décisions en cohérence avec la politique énergétique dans le cadre de la Programmation Pluriannuelle des Investissements (PPI). Mais il faut aller plus loin en harmonisant les règles d'établissement des bilans prévisionnels en Europe, pour être en mesure de les consolider, en tenant compte des capacités d'échanges et des marges de sécurité disponibles dans chaque système électrique national. Pour accompagner cette évolution du point de vue opérationnel, j'appelle de mes vœux la création d'un Groupe formel des gestionnaires de réseaux de transport d'électricité chargé de conseiller les instances européennes et de régulation sur les règles techniques de sécurité des systèmes électriques, sur leur contrôle opérationnel et sur d'éventuelles sanctions en cas de non-respect des règles de sécurité.
Enfin, il me semble nécessaire de conclure sur la nécessité de renforcer et d'adapter les infrastructures des réseaux européens de transport d'électricité dans des délais plus courts qu'aujourd'hui. Les délais administratifs actuels nécessaires à la construction des ouvrages sont excessifs au regard des enjeux de notre sécurité énergétique. Les réseaux risquent d'être en retard sur l'évolution des productions et des consommations, avec des risques pour la sécurité du système électrique européen dans son ensemble. De nouvelles dispositions européennes, adoptées en septembre 2006 par le Conseil et le Parlement européen, permettent de désigner un coordinateur pour faciliter les projets prioritaires d'interconnexion entre Etats membres. Il s'agit d'un progrès. Néanmoins, il faut sans doute aller plus loin, par exemple par l'encadrement et l'harmonisation des délais des procédures d'autorisation administratives nationales, en faisant prévaloir l'intérêt général européen des projets d'ouvrages.
Les décideurs politiques européens doivent fixer des règles du jeu transparentes, efficaces et cohérentes entre les Etats membres. Ils doivent veiller à faciliter l'accomplissement de la mission d'intérêt général des gestionnaires de réseaux, en cohérence avec le développement du marché qui acquiert progressivement une dimension européenne. Ils doivent enfin s'appuyer sur des outils pertinents pour anticiper toute pénurie dans le secteur électrique européen. La panne du 4 novembre dernier vient nous rappeler sévèrement combien l'enjeu est de taille : il en va de la sécurité énergétique de tous les citoyens européens.
[1] UCTE (Union pour la coordination du transport d'électricité en Europe) : http://www.ucte.org/
[2] ETSO (European transmission system operators): http://www.etso-net.org
[3] CEER (Council of European Energy Regulators): http://www.ceer-eu.org
[4] L'interconnexion des grands réseaux européens remonte à l'immédiat après-guerre. Elle améliore considérablement la sûreté des réseaux de transport d'électricité grâce à des mécanismes de solidarité qui permettent d'exporter ou d'importer de l'électricité en temps réel pour faire face à un déséquilibre sur le réseau. L'interconnexion des réseaux a, par exemple, permis d'éviter un black-out, en France, le 30 décembre 2005 lors de l'avarie simultanée des 4 groupes de la centrale nucléaire de Paluel. Elle a, également, été indispensable à la France pour faire face au record de consommation le 28 février 2005 (86 000 MW dont 3200 couverts par des importations).
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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