Avenir et perspectives
Catherine Wihtol de Wenden
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Catherine Wihtol de Wenden
Directrice de recherche émérite au CNRS
Les accords de Schengen ont été signés en 1985 dans un village-frontière entre la Belgique, le Luxembourg et l’Allemagne, choisi comme symbole de l’abolition des frontières. L’objectif des pays signataires était la libre circulation des Européens à l’intérieur du territoire établi.
Un processus évolutif
Au fil du temps, ils ont été adoptés pour préparer l’Europe de la liberté de circulation intérieure et de la sécurité extérieure. La liberté de circulation à l’intérieur de l’Europe prévalait alors sur le contrôle extérieur des frontières externes de l’Europe, qui est devenu depuis le trait essentiel de ces accords. Ces accords venaient compléter la libre circulation des travailleurs européens établie en 1968, onze ans après les traités de Rome de 1957 où la migration n’était pas un thème prioritaire. Mais la libre circulation intérieure a eu pour corollaire le renforcement des frontières extérieures en Europe, mis en œuvre par l’établissement de visas pour pénétrer en Europe pour les ressortissants de pays tiers, parallèlement à la mise en place du passeport européen en 1986. Les visas dits « Schengen » sont valables sur tout le territoire des pays signataires et pour une durée inférieure à trois mois. Pour les séjours de plus longue durée, les visas sont nationaux, valables pour un seul Etat européen d’accueil. Plus de soixante Etats (hors Schengen) sont cependant exemptés de visas. La distinction institutionnelle entre Européens et non-Européens devient néanmoins primordiale par rapport à l’ancienne frontière juridique séparant les étrangers des nationaux.
Les accords de Schengen ont été accompagnés d’une convention Schengen, adoptée par les Etats signataires en juin 1990. Tous les Etats membres de l’Union européenne n’en sont alors pas signataires (Royaume-Uni, Irlande et Danemark), mais ce dernier pays a participé aux négociations : le Royaume-Uni s’est retiré de l’Union européenne après le Brexit. Quatre Etats, la Suisse, la Norvège l’Islande, le Liechtenstein ont adhéré à Schengen sans être un membre de l’Union.
En 1992, le traité de Maastricht, en son article 8, définit la citoyenneté européenne par la liberté de circulation, d’installation et de travail pour les ressortissants de l’Union, mais aussi par la possibilité pour les Européens de voter et de se faire élire au Parlement européen, y compris dans un autre pays que le leur quand ils y résident ainsi que de voter et de se faire élire à l’échelon local dans leur pays de résidence même s’ils n’en ont pas la nationalité. Ils ont également le droit de saisir le médiateur européen, la Cour européenne de Justice et de s’adresser à un autre pays que le leur à l’étranger quand ils n‘ont pas d’ambassade pour les représenter. La citoyenneté des Européens est donc une citoyenneté moderne, fondée sur la mobilité, facilitée par le système Schengen qui assure la libre circulation des personnes et harmonise le contrôle des voyageurs en son sein.
La mise en œuvre des accords de Schengen a eu lieu à partir de 1995, de façon progressive au fur et à mesure de l’intégration de nouveaux Etats dans l’Union européenne : France, Allemagne, Benelux en 1995 ; Italie et Autriche en 1997 ; Espagne, Portugal, Grèce en 2000. En 2001, outre la Finlande et la Suède, la Norvège, non membre de l’Union, a adhéré, suivie de de l’Islande et de la Suisse en 2008, et du Lichtenstein en 201. La Croatie a rejoint en 2023, et la Roumanie et la Bulgarie le 1er janvier 2025.
Les accords incluent dorénavant 29 membres, dont 25 Etats membres de l’Union européenne (sauf Irlande et Chypre), mais comprennent aussi la Suisse, la Norvège, le Lichtenstein et l’Islande. Un processus est en cours pour Chypre.
Les six régions ultra-marines de la France ne font pas partie de Schengen ni du territoire européen (PTOM). En revanche, les Açores, Madère, les Canaries, proches de l’Europe, en font partie.
Les instruments de Schengen
Les instruments sont essentiellement tournés vers le contrôle des frontières de l’espace Schengen : le Système d’information Schengen (SIS), pour la prise informatisée des empreintes digitales de ceux qui sont entrés dans l’espace Schengen, sert à l’identification de sans-papiers entrés à nouveau dans le territoire européen, de déboutés du droit d’asile et de délinquants qui n’ont plus le droit de pénétrer dans les pays de l’espace Schengen. Il a été dernièrement renouvelé en 2023.
Le système intégré de vigilance externe (SIVE) est un système de contrôle des frontières aux abords de l’Europe qui s’exerce sur les côtes méditerranéennes, notamment au large de l’Espagne et a été adopté au sommet européen de Séville de 2002. Il a eu pour effet de déplacer les flux, hier nombreux autour de Gibraltar vers d’autres points de passage.
Les accords de Dublin sur l’européanisation de l’asile à l’échelle européenne ont été adoptés en 1990, pour éviter les candidatures multiples adressées à plusieurs Etats européens (« asylum shopping ») et la diversité des réponses selon les Etats. Une acceptation ou un rejet du statut de réfugié vaut désormais pour l’ensemble des Etats membres de l’Union européenne. Ces accords ont été complétés en 2002 par Dublin II, en vertu duquel c’est dans le premier pays de l’Union européenne où les demandeurs d’asile ont mis le pied que leur demande d’asile doit être traitée. Adopté pour assurer le « partage du fardeau » entre les pays qui recevaient beaucoup de demandeurs (Allemagne, Autriche) et ceux qui en recevaient peu (Europe de l’Est), ce dispositif a eu pour effet de renvoyer vers les pays situés sur les frontières externes de l’Europe (Sud notamment) les demandeurs en vertu du principe « one stop one shop ». Ce sont les « dublinés ». Plusieurs Etats membres de l’Union européenne ont été condamnés par la Cour européenne des droits de l’Homme pour avoir renvoyé vers la Grèce des demandeurs d’asile, car moins de 1% des demandes étaient suivies de la reconnaissance du statut de réfugié. En 2014, les accords de Dublin III ont conservé ce système qui conduit à faire des pays de l’Europe méridionale des « pays-frontières » de l’Europe, car ils reçoivent l’essentiel des demandeurs d’asile avec des centres de tri mis en place lors de la crise syrienne - les « hot spots » -, moyennant des assouplissements concernant notamment les mineurs et ceux qui ont des liens réels et forts avec leurs familles installées dans un autre pays européen.
Le système EURODAC cherche à éviter les demandes d’asile multiples. Ce système de dactyloscopie des empreintes digitales des demandeurs d’asile entrés dans l’Union européenne, adopté en 2000, a pour objectif d’éviter les demandes de la part d’un même candidat sous des noms différents, pour dissuader les fraudeurs.
L’agence Frontex, appelée Agence européenne de garde côtes et de garde-frontières, née en 2004 avec un budget de 6 millions €, a été créée après la fin de l’opération « Mare Nostrum » en Italie en 2013, où le Premier ministre d’alors Enrico Letta avait pris l’initiative de sauver les naufragés au large de l’île de Lampedusa. Le pays a sauvé plus de 140 000 personnes en une année avant de confier à Frontex les opérations de recherche et de sauvetage en mer Méditerranée. L’agence a désormais un budget annuel de 900 millions €, avec pour fonction essentielle de contrôler les frontières extérieures de l’Europe, notamment en mer Méditerranée. Mais la polémique autour de « push backs » (bateaux repoussés en mer) entre la Turquie et la Grèce dont la responsabilité est toujours en cours de détermination a conduit à un changement de directeur de l’agence et à des contrôles par drones et hélicoptères, plutôt que par des bateaux de sauvetage assumés essentiellement par des associations telles que SOS Méditerranée ou d’autres ONG.
Tous les accords font partie de l’acquis Schengen dans le droit communautaire qui constitue le cadre juridique et institutionnel de l’Union européenne. Les Etats membres peuvent toutefois et de manière temporaire rétablir des contrôles à l’intérieur de l’Europe en cas de crise comme par exemple en 2011 lors des révolutions arabes et en 2015 à l’occasion de la crise syrienne ou en cas de menace, comme par exemple en 2024 dans huit Etats membres.
Le Pacte européen sur l’immigration et l’asile, adopté en avril 2024 reprend l’essentiel du dispositif relatif à la politique européenne d’immigration et d’asile, sans être un accord. C’est une feuille de route indiquant les orientations de la politique de l’Union, mais il traite essentiellement de l’asile, sans concerner la politique migratoire, ce qui affaiblit son champ d’action car asile et immigration sont liés. Son approche restrictive difficilement négociée n’a pas mis fin aux accords de Dublin. Ceux-ci avaient pourtant été annoncés comme devant être réformés car fonctionnant mal. L’objectif d’harmoniser la politique de l’asile, inscrit de longue date à l’agenda européen, peine en effet à être mis en œuvre, compte tenu de la diversité des réponses des Etats selon les profils de demandeurs d’asile bien que l’Agence de l’Union européenne pour l’asile cherche à harmoniser le droit d’asile. Le Pacte entrera en vigueur en 2026. La commission vient de faire un rapport à mi-mandat.
Hors d’Europe, le système Schengen de renforcement des frontières extérieures a conduit à l’apparition de zones-tampons (buffer zones), transformant les pays de la rive sud de la mer Méditerranée en pays d’immigration et de transit. La frontière s’y épaissit parfois, car l’Europe signe avec eux des accords bi- et multilatéraux d’externalisation des frontières (interdiction de sortie du territoire pour les migrants situés sur leur sol) et de reconduction des sans-papiers de plus en plus loin des frontières de l’Europe, avec les pays du Sahel et du Proche Orient. Des sommes très importantes sont allouées à ces accords, comme par exemple avec la Tunisie, en échange de politiques de retour et de développement sans qu’un bilan ait été dressé des résultats obtenus au regard du coût du contrôle.
L’Europe, dont la démographie est en berne, affiche une politique sécuritaire sur ses frontières externes mise en avant de plus en plus souvent par les Etats, mais au prix de morts par milliers en mer Méditerranée, transformée en vaste cimetière… du fait notamment des trafics organisés par des réseaux criminels de passeurs qui y ont cours. En 2016, la photo du petit Aylan Kurdi, enfant de trois ans retrouvé noyé sur la plage de Bodrum dont les parents avaient fui la Syrie et cherché à accoster en Europe, avait frappé l’opinion et donné mauvaise conscience à certains. Le pape François, lors de son voyage à Marseille à l‘automne 2023, avait alors dénoncé la banalisation de l’indifférence à l’égard de la situation aux frontières extérieures méditerranéennes. Ailleurs, les tentatives de la Biélorussie de faire pression sur la frontière polonaise, à l’Est en massant des candidats à l’asile chassés par les conflits du Proche Orient apparues en 2021, ont été manifestement exploitées pour affaiblir l’Union.
***
Si les accords de Schengen constituent une avancée extraordinaire sur la voie de la suppression des frontières pour les Européens, ils semblent avoir aggravé, dans un climat de montée des peurs et d’affirmation des souverainismes, le respect des droits de l’Homme tout autour des frontières extérieures de l’Europe.
Les accords de Schengen ont été élaborés à une époque où beaucoup de décideurs européens pensaient que les grandes migrations de main d’œuvre étaient terminées, après la crise industrielle, que les migrants originaires du Sud retourneraient dans leur pays et que les Européens, grâce à leur mobilité, viendraient remplacer les migrants non européens. Aucun de ces scenarios ne s’est vérifié, et les accords de Schengen, expérimentaux à l’origine, ont été maintenus. Ils permettent la gestion des frontières à distance, une externalisation avec les visas accordés dans les consulats européens des pays de départ.
La crise migratoire a été l’occasion de suspendre les frontières ouvertes entre les pays européens signataires de Schengen, en 2011 et 2015 (Italie/France à Vintimille) et dans l’Europe de l’Est et les Balkans en 2015 où plusieurs pays comme la Hongrie, la République tchèque ou la Pologne ont fermé leurs frontières, clause prévue par le code Schengen en cas de sécurité menacée, pendant une période limitée.
Le fait que certains pays européens aient attendu avant de mettre en œuvre l’accord, comme l’Italie et l’Espagne, que d’autres aient fermé leurs frontières pendant la crise de l’accueil des réfugiés a conduit à nombre d’effets pervers : attractivité de l’Europe du Sud pour les sans-papiers jusqu’en 1997, manque de solidarité entre pays européens en 2015, liens de plus en plus manifestes entre l’obligation de visas et le développement d’une économie du passage contournant les visas en mer Méditerranée.
Faut-il supprimer Schengen ? Non, car les accords permettent la liberté de circulation, d’installation et de travail, prélude à la citoyenneté européenne, instituée en 1992, un progrès considérable pour tous ceux qui vivent en traversant les frontières en Europe (frontaliers, étudiants, commerçants, touristes, seniors). Mais il convient de remettre à plat la politique européenne de contrôle des frontières extérieures de l’Europe, souvent inefficace et mortifère, soumise à une forte pression migratoire.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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