Les relations transatlantiques
André Gattolin
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André Gattolin
Ancien sénateur, auteur en 2014 d’un rapport sénatorial intitulé « Le Groenland, un carrefour entre l’Europe et l’Arctique ? »
Face à l’offensive lancée en décembre dernier par Donald Trump contre son voisin septentrional, les Canadiens sont désormais traversés par un questionnement existentiel qui les conduit à repenser les liens qui, jusque-là, les attachaient aux États-Unis. La « trahison » américaine amène le pays à s’interroger sur sa souveraineté réelle et sa place à venir dans un ordre mondial bouleversé. Conséquence directe de ce chambardement, l’Europe connaît un net regain d’intérêt au sein de la société canadienne. Mais constitue-t-elle une alternative crédible à l’excessive dépendance du Canada à l’endroit de son voisin ? Est-il envisageable que le pays adhère un jour à l’Union européenne ? À défaut, quelles pourraient être les voies d’un destin partagé entre ces deux grandes entités du monde occidental ?
Depuis le 29 novembre 2024, Donald Trump n’a eu de cesse d’affirmer sa volonté d’annexer le Canada pour en faire le 51e État des États-Unis. Ce qui, au début, passait pour une rodomontade passagère du locataire de la Maison-Blanche s’est très vite commué en une menace réelle à travers l’édiction de mesures douanières et frontalières coercitives à effet immédiat. Passé le temps de la stupéfaction, un véritable vent de révolte, spontané et pacifique, s’est rapidement levé dans tout le pays. Le boycott des produits et des chaînes américaines de distribution ainsi que l’annulation massive de déplacements prévus vers les États-Unis en ont été les premières expressions. Loin d’être éphémères, ces signes de défiance semblent s’inscrire dans la durée. Selon une enquête récente [1], les deux tiers des Canadiens continuent de réduire leurs achats de biens américains et ils sont 70 % désormais à leur préférer des produits d’origine canadienne.
La prise de conscience tardive d’une dépendance toxique
Longtemps perçus comme le plus fidèle partenaire du Canada, les États-Unis font désormais l’objet d’une aversion inédite de la part de leurs voisins du nord, qui ne sont plus que 27% à considérer les États-Unis comme un allié, tandis que 26% les voient dorénavant comme un ennemi [2]. Le sentiment de trahison est d’autant plus violent que l’amitié réciproque qui régnait jusque-là entre les deux peuples était si intense qu’elle confinait parfois à l’intimité. Intimité géographique d’abord, avec une frontière terrestre partagée de près de 9 000 kilomètres. Deux Canadiens sur trois vivent à une distance de moins de 100 kilomètres de cette ligne. Ils sont plus de 400 000 à la franchir quotidiennement pour se rendre aux États-Unis [3]. S’ajoute le fait que plus de 800 000 Canadiens résident en permanence chez leur voisin et qu’ils sont par ailleurs 1,5 million à travailler dans des entreprises multinationales américaines installées au Canada [4]. La proximité linguistique et culturelle, ainsi qu’une longue histoire commune, lient ces deux nations qui ont combattu côte-à-côte en Europe lors des deux guerres mondiales, puis cofondé l’Organisation du traité de l’Atlantique nord en 1949. Durant la guerre froide, le Canada a accueilli sur son territoire pas moins de trois lignes de défense américaines afin de prévenir d’éventuelles attaques de l’Union soviétique. En dépit de quelques différends concernant l’Arctique ou l’accueil de déserteurs durant la guerre du Vietnam, l’amitié entre Ottawa et Washington a longtemps semblé indéfectible.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le commerce avec les États-Unis s’est amplifié pour représenter 70 % des flux canadiens au début des années 2020 [5]. La succession des accords commerciaux passés au fil du temps a créé entre les deux pays une zone libre-échange parmi les plus achevées au monde, au point de parler d’une économie de nature véritablement « symbiotique » [6]. Le Canada a largement bénéficié de cette dynamique tant en termes de création d’emplois, d’investissements, de flux commerciaux que de croissance économique.
Mais cette symbiose économique avec un pays dont le PIB est plus de douze fois supérieur au sien a également entraîné une profonde dissymétrie et une dépendance sans cesse accrue du Canada à l’endroit de son puissant voisin. Le chiffre de 94,4 milliards $ d’excédent commercial engrangé par Ottawa en 2023 [7] - largement exagéré par Trump pour justifier ses attaques [8] - est trompeur si on n’analyse pas précisément la nature des échanges entre les deux pays. La plus grande part des exportations vers les États-Unis concerne des matières premières brutes (produits pétroliers, produits miniers, foresterie, etc.) et des produits manufacturés sous-traités pour le compte d’entreprises américaines. Dans la chaîne de valeur, ce sont les entreprises américaines qui captent la grande part de la plus-value. Ainsi, les provinces de l’Ouest canadien exportent essentiellement du pétrole brut qui, raffiné aux États-Unis, est ensuite revendu au Canada ou à des pays tiers.
C’est un des paradoxes actuels les plus frappants du Canada : pays hautement développé, il continue de reposer largement sur une économie qu’on peut qualifier de « coloniale ». Et ce, au profit quasi exclusif de son voisin méridional. L’essentiel des infrastructures de transport d’énergie s’oriente suivant un axe nord-sud qui entrave les capacités de diversification de la clientèle vers d’autres pays. Cette dépendance de facto, longtemps acceptée en raison de la confiance que les Canadiens nourrissaient pour leur voisin, s’est soudainement révélée toxique et dangereuse à la suite du revirement opéré par Donald Trump. Le réveil a été d’autant plus brutal que le pays ne s’attendait pas à un tel déluge de menaces et de rétorsions douanières.
Le mea culpa des dirigeants canadiens
La crise ouverte par Washington a soudainement conduit le Canada à prendre conscience de ses faiblesses économiques, politiques et militaires. Car, dans la litanie des reproches qui lui sont désormais adressées, tout n’est pas sans fondement. L’Europe est souvent accusée d’avoir excessivement tiré les dividendes de la paix depuis l’effondrement de l’URSS. Que dire alors du Canada, dont les dépenses militaires sont tombées à 1% du PIB au milieu des années 2010 ? Les principales forces politiques canadiennes admettent à présent leur erreur et promettent d’atteindre le seuil symbolique de 2% à l’horizon de 2030. Le possible désengagement des États-Unis de l’OTAN n’est évidemment pas étranger à cette décision.
Largement dépendant de Washington pour assurer la défense du territoire, Ottawa l’est également en matière d’armement, de renseignement et d’équipements lourds. Ceux qui, en juin 2023, avaient donné leur aval à l’achat de quatre-vingt-huit avions de chasse F-35 américains semblent désormais s’en mordre les doigts, au point que l’actuel Premier ministre Mark Carney a ordonné le réexamen de ce contrat. L’hypothèse d’une production endogène ou d’achat d’appareils européens va être réétudiée. Difficile en l’état de savoir si le gouvernement canadien souhaite engager un véritable découplage ou s’il s’agit seulement d’établir un rapport de forces moins défavorable dans le cadre des négociations tarifaires qui s’ouvrent avec la Maison-Blanche. Toujours est-il que la question de l’autonomie défensive du Canada se pose avec d’autant plus d’acuité que le président américain ne cache plus ses ambitions arctiques et son intérêt pour le passage maritime du Nord-Ouest. Car si le Grand Nord canadien pèse assez peu économiquement et démographiquement, il est stratégiquement crucial dans l’affirmation par Ottawa de sa souveraineté. À pas feutrés afin de ne pas trop offusquer Washington, le Canada a récemment décidé de renforcer ses coopérations avec le Groenland et les États nordiques de l’Europe.
Il est un autre domaine où une plus grande affirmation géostratégique du Canada commence à être observée : celui de ses relations, longtemps trop bienveillantes, à l’égard de la Chine. Le reproche déjà ancien d’une mansuétude excessive d’Ottawa à l’égard de son principal rival est amplifié avec le retour de Trump. Les investissements chinois dans des domaines sensibles sont pourtant davantage contrôlés et les ingérences de Pékin plus souvent dénoncées. Le sujet demeure néanmoins assez sensible dans un pays où la diaspora chinoise est très influente et à un moment où la guerre tarifaire conduit le Canada à éviter l’ouverture d’un second front avec la deuxième puissance mondiale.
Au-delà des sujets militaires et géopolitiques, la question faisant dorénavant l’objet de l’autocritique la plus vive est naturellement celle de la dépendance économique extrême dans laquelle, gouvernement après gouvernement, le Canada s’est assez naïvement placé vis-à-vis des États-Unis. Récemment, quelques commentateurs ont exhumé les propos prémonitoires tenus par John Turner, chef de file des Libéraux, face au Premier ministre conservateur sortant lors des élections de 1988. Ottawa s’apprêtait alors à ratifier un nouveau traité supprimant la quasi-totalité des barrières douanières qui subsistaient encore avec les États-Unis. Hostile à ce traité, Turner déclara : « Nous avons construit [ce pays] sur une infrastructure qui a délibérément résisté à la pression continentale des États-Unis. D'un seul trait de plume, vous inversez cela [...] et vous allez nous réduire [...] à une colonie des États-Unis ». Et d’ajouter : « Je crois que les Canadiens ne vont pas voter pour Brian Mulroney, un homme qui serait gouverneur d'un 51e État ! ». Turner perdit les élections et le traité fut ratifié.
Mis au pied du mur, l’ensemble des dirigeants canadiens ont dû reconnaître leur erreur et promettre de s’engager dans la voie de la diversification des échanges pour desserrer l’étau dans lequel leur pays était pris. L’entreprise est bien plus délicate à mener qu’il y paraît. Le Canada ne manque certes pas d’atouts, notamment en matière de ressources naturelles et agricoles, mais la polarisation de longue date de ses infrastructures vers le Sud rend difficile, en l’état, la conquête de marchés extracontinentaux. L’exemple le plus flagrant est certainement celui des installations gazières et pétrolières. Les projets d’oléoducs à destination de la façade atlantique, pour faciliter les exportations vers l’Europe, ont jusqu’ici tous été abandonnés. Il faut dire que nombre d’États européens demeurent très réticents à l’idée d’importer des hydrocarbures issus des sables bitumineux.
De toute évidence, la réorganisation de fond en comble de l’économie pourrait prendre plusieurs décennies. Dans ce pays fédéraliste, les compétences dévolues aux provinces sont nombreuses et parfois source de rivalités internes fortes. Ainsi, et c’est un handicap, le Canada n’a jamais achevé l’unification de son marché intérieur. Les nombreuses barrières non tarifaires au commerce interprovincial existent toujours et représentent un obstacle au développement du commerce tant intérieur qu’extérieur. Conscient du problème, le Premier ministre Mark Carney a dévoilé le 6 juin dernier une législation visant à accélérer l’approbation des projets d’infrastructure et à éliminer les obstacles commerciaux internes au pays. Si un certain consensus paraît se dessiner à ce sujet entre les principaux partis fédéraux, les discussions avec les provinces risquent d’être âpres tant celles-ci restent jalouses de leurs prérogatives. Les mois à venir montreront si le soudain réveil politique qui s’est exprimé lors des élections du 28 avril dernier constituera ou non un tournant durable dans les orientations futures du pays.
Face à Trump, l’avenir des relations avec l’Europe s’invite dans le débat
L’attitude du nouveau président américain a bouleversé la donne électorale canadienne dans un sens qui, objectivement, ne lui est guère favorable. Le Parti libéral, au plus bas dans les sondages il y a encore six mois, s’est offert une incroyable « remontada » face au Parti conservateur, longtemps donné favori de l’élection. Pierre Poilievre, leader conservateur, a beaucoup souffert des accents néo-populistes imprimés à sa campagne. Son slogan, « Le Canada d’abord/Canada first », sorte d’écho canadien à l’« America first » si cher à Donald Trump, l’a vraisemblablement pénalisé face à son rival libéral qui, plus opportunément, avait opté pour la devise « Un Canada fort/Canada strong ». Clairement bipolarisé autour des deux formations historiques du pays, le vote s’est également fortement nationalisé. Au Québec, le Parti indépendantiste a été largement devancé par le Parti libéral, comme si les aspirations souverainistes de la province avaient été absorbées par la résistance nationale face aux ingérences américaines.
L’ancien Premier ministre, Justin Trudeau, usé par neuf années de pouvoir et cible personnelle de Donald Trump, s’est même offert un regain de popularité en fin de mandat. De mémoire, jamais depuis l’après-guerre des « élections générales fédérales » – habituellement focalisées sur des questions intérieures – n’auront autant porté sur des enjeux internationaux. À ce jeu-là, force est de reconnaître que ce sont les Libéraux – Justin Trudeau puis Mark Carney – qui, de loin, ont été les meilleurs. C’est en effet sous l’impulsion d’un Justin Trudeau démissionnaire de ses fonctions que le Canada a, début mars, rallié la « coalition des volontaires » initiée par plusieurs États européens en soutien à l’Ukraine face au revirement de Washington. Son successeur désigné, Mark Carney, lui a emboîté le pas et son premier déplacement officiel, trois jours après sa nomination, ne fut pas comme c’est l’usage pour la capitale américaine, mais pour la France et le Royaume-Uni, deux pays qui ont contribué à façonner l’existence du Canada. Le profil du nouveau Premier ministre n’est sans doute pas étranger à ce renforcement des liens avec le vieux continent : reconnu internationalement pour ses compétences économiques et financières, il a été de 2013 à 2020 le premier gouverneur non-britannique de la Banque d’Angleterre. Jusqu’à peu, il possédait la double nationalité canadienne et britannique et il a joué un rôle majeur lors des délicates négociations post-Brexit. Un atout évident pour affronter les pourparlers tarifaires avec l’administration Trump. Renouer des liens plus étroits avec l’Europe constitue indiscutablement un de ses objectifs. Et nombre de Canadiens semblent être en accord avec cette idée.
C’est d’ailleurs le sens d’un sondage réalisé fin février 2025, qui a fait beaucoup de bruit au Canada et bien au-delà : 46% des Canadiens se déclaraient favorables à ce que leur pays rejoigne l’Union européenne (contre 29% qui y étaient opposés). Du pain bénit pour les Européens et preuve que l’Union, si souvent vilipendée pour la complexité de son fonctionnement, reste plus que jamais désirable loin de ses frontières.
Des deux côtés de l’Atlantique, des débats – parfois oiseux – se sont engagés pour savoir s’il était envisageable qu’un pays non-européen soit éligible à une telle candidature. Certains, arguant que Charles III - souverain du Canada, bien que non citoyen de l’Union, était un Européen - jugeaient l’hypothèse envisageable. D’autres préféraient insister sur la forte convergence des valeurs politiques, la grande proximité des systèmes économiques et les intérêts partagés en matière de défense pour justifier la pertinence d’un tel rapprochement. Très peu d’analystes, en revanche, se sont interrogés sur la signification profonde des résultats de cette enquête. En matière de sondages, les réponses obtenues à des questions mal maîtrisées par les personnes interrogées prêtent souvent à confusion. Il est alors indispensable de discerner ce qui relève d’une opinion ancrée et argumentée d’une simple réaction émotionnelle suscitée par le contexte spécifique du moment. Car, dans les faits, les Canadiens connaissent mal l’Union européenne, son périmètre, ses compétences, son fonctionnement et ses longues procédures d’adhésion. Ainsi, dans la même étude, 47% des répondants déclaraient qu’une telle adhésion viendrait améliorer les relations entre le Canada et le Royaume-Uni.
Un destin européen très incertain
Cet intérêt nouveau porté par le Canada à l’Europe résulte d’une vive réaction émotionnelle à l’égard des États-Unis, bien plus que le fruit d’une attirance longue et maturée. Même si la « trahison » américaine risque de laisser des traces durables, il n’est pas assuré que les Canadiens soient disposés à se prêter à un revirement d’alliance aussi net et aussi rapide. La volonté de rééquilibrage et la nécessité de recouvrer une plus grande souveraineté sont une chose, le choix de l’Union européenne en est une autre. À titre d’exemple, on imagine assez mal qu’un pays dont la prospérité économique repose largement sur ses exportations et un taux de change assez favorable de sa monnaie nationale, accepte un jour de rejoindre la zone euro. Il n’est pas certain non plus que le pays se conformerait au principe de liberté de circulation des personnes en vigueur au sein de l’Union. Sans compter que la fin de la grande perméabilité de sa frontière avec les États-Unis entraînerait de lourdes conséquences humaines, économiques et sociales pour sa population.
Si les liens historiques entre l’Europe et le Canada sont indiscutables, il n’en demeure pas moins que l’idée que les Canadiens se font de l’Europe excède largement le périmètre actuel de l’Union. Leur tropisme naturel à l’égard du Royaume-Uni est au moins aussi fort que celui qu’ils nourrissent pour le reste du continent. Le Canada n’entend pas choisir l’un contre l’autre, comme le rappelle très clairement le premier voyage officiel de Mark Carney à Paris et à Londres. Sur le strict plan commercial, les échanges globaux avec le Royaume-Uni représentent en volume plus de la moitié de ceux effectués avec l’ensemble de l’Union européenne.
De plus, il n’est pas garanti que la totalité des vingt-sept États qui composent l’Union européenne voient d’un bon œil l’entrée du Canada en son sein. On observe ces dernières années que nombre d’entre eux sont pris d’un doute existentiel profond lorsqu’une nouvelle adhésion est envisagée. Surtout si la taille et le poids économique du pays sont très significatifs. Les motifs d’inquiétude varient, mais il est bien réel concernant la Turquie, l’Ukraine et, très potentiellement, le Canada. Par ailleurs, et souvent pour des raisons agricoles car le Canada est le huitième exportateur mondial dans ce domaine, les accords de libre-échange signés par l’Union européenne font à présent l’objet d’oppositions de plus en plus affirmées.
Développer des coopérations étroites au sein d’un périmètre élargi
Si l’adhésion à l’Union européenne ne semble pas une perspective réaliste, la possibilité d’un approfondissement des coopérations entre l’Europe et le Canada constitue bel et bien une ouverture à saisir. D’abord parce que la montée des régimes autoritaires et le recul du multilatéralisme à l’échelle globale appellent un rapprochement accru avec les nations qui partagent les mêmes valeurs. Le Canada n’est pas seulement membre historique de l’OTAN, de l’OCDE, de la Cour pénale internationale (CPI), du G7 et de bien d’autres organisations internationales, il est aussi membre de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) depuis sa création. Il dispose également depuis 1996 d’un statut d’observateur officiel au sein du Conseil de l’Europe.
La situation nouvelle du pays crée une véritable fenêtre d’opportunité pour l’Europe. Le Canada n’est d’ailleurs pas le seul pays du Commonwealth à s’interroger sur le devenir de ses relations avec les États-Unis. L’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni, même s’ils ne font pas l’objet d’attaques aussi virulentes que le Canada, se préoccupent aussi de l’avenir de leurs alliances. L’occasion pour l’Union européenne et une partie du Commonwealth de se rapprocher est forte. L’établissement d’un forum permanent entre ces pays pourrait faciliter l’instauration de liens plus étroits.
En matière de politique de défense, l’OTAN sous sa forme actuelle semble menacée. Le projet d’Europe de la défense porté par l’Union peine à avancer dans le périmètre très divisé des Vingt Sept. Celui-ci n’aura d’ailleurs que peu de crédibilité sans la participation active du Royaume-Uni. Par ailleurs, les enjeux géostratégiques qui entourent l’Arctique et la partie septentrionale de l’Atlantique rendent de plus en plus indispensable l’implication du Canada et de plusieurs autres pays nordiques non-membres de l’Union. C’est donc l’occasion de mettre en place une architecture ad hoc, du type de celle esquissée à travers la récente création de la « coalition des volontaires », qui excéderait le périmètre actuel de l’Union européenne.
Le Canada est également un grand acteur de la recherche et des technologies nouvelles. Ses centres de recherche sont particulièrement reconnus dans les domaines de l’intelligence artificielle (IA), du quantique, des neurosciences, des technologies de la santé et de l’automatisation. En juillet 2024, le pays a officiellement intégré une partie du programme cadre Horizon Europe. Bien d’autres coopérations peuvent encore être développées. Comme en Europe, les grandes universités canadiennes déploient actuellement d’importants moyens pour attirer et recruter des chercheurs américains qui souhaitent quitter le pays en raison des atteintes qui pèsent sur les libertés académiques et des réductions des subventions publiques qui s’opèrent. Il serait essentiel de mieux coordonner ces efforts dans un cadre plurinational plutôt que de se livrer à une compétition acharnée. D’autant que le Canada, grâce à sa proximité culturelle et géographique, dispose d’un fort potentiel d’attractivité dans ce domaine.
Le pays possède également d’importantes réserves de terres rares et de minéraux critiques, indispensables à de nombreuses industries. Les menaces actuelles concernant l’approvisionnement de l’Europe conduisent déjà certains États comme l’Allemagne à discuter avec Ottawa à ce sujet. Alors que la majorité de la production canadienne est pour l’instant exportée vers les États-Unis, le gouvernement entend diversifier ses débouchés et l’Union européenne pourrait occuper une place plus importante à condition d’avancer plus unie et d’investir plus significativement dans les infrastructures nécessaires à l’exploitation de ces ressources minérales au Canada.
Dans ce domaine, comme dans l’ensemble des autres secteurs commerciaux, l’Union européenne et le Royaume-Uni sont a priori des partenaires de choix pour le Canada dans sa politique volontariste de diversification. Ils ne doivent cependant pas oublier que la concurrence avec d’autres puissances est âpre. Une enquête réalisée fin avril souligne que le pourcentage de Canadiens souhaitant un renforcement des relations commerciales avec la Chine est passé de 7 à 31% en moins de deux ans. La volonté canadienne de relancer ses échanges avec l’Europe n’est pas récente, mais l’impact des mesures déjà prises reste encore limité. Ainsi, l’Accord économique et commercial global signé entre le Canada et l’Union européenne, partiellement entré en vigueur en septembre 2017 après plus de treize années de négociations, est encore loin de montrer sa pleine mesure. La faute en échoit à une dizaine d’États membres, dont la France, qui n’ont toujours pas accepté de ratifier ce traité. À l’heure où chacun s’accorde à considérer qu’il serait pertinent d’affermir nos liens avec le pays à la feuille d’érable, certains responsables politiques seraient bien avisés de reconsidérer les raisons qui les ont amenés à s’opposer à cette ratification.
En l’état, le destin européen du Canada demeure encore très improbable. Peut-être n’est-il pas souhaitable, tant l’Europe peine encore à définir son propre devenir dans un monde en profond bouleversement. C’est pourquoi, devant l’incertitude, l’improbable ne doit pas nous interdire de penser des voies nouvelles, et parfois inédites, pour un cheminement commun. Dans ce sens, l’accord visant à renforcer la coopération en matière de défense et de commerce, signé le 23 juin dernier entre l’Union européenne et le Canada – impliquant notamment la participation de ce dernier au programme « ReArm Europe/Readiness 2030 » ainsi que l’instauration d’un dialogue annuel sur la sécurité et la défense – constitue une première avancée concrète et pragmatique qui devrait prochainement en augurer d’autres.
[1] Selon la dernière vague du baromètre, publiée en juin 2025 par l’institut Léger, sur la perception des politiques tarifaires des États-Unis
[3] Relations Canada-États-Unis
[4] L’emploi dans les entreprises multinationales du Canada – Statistique Canada (https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/13-605-x/2019001/article/00012-fra.htm)
[5] Rapport de l’économiste Trevor Tombe pour la Chambre de commerce du Canada, octobre 2024
[6] « Canada-États-Unis : deux économies symbiotiques » - Note de la Direction générale du Trésor et de l’ambassade de France à Ottawa ; octobre 2024
[7] Statistiques du commerce international du Canada, décembre 2024
[8] Dans sa conférence de presse tenue à Mar-a-Lago le 7 janvier 2025, Donald Trump évoque un chiffre farfelu « d’environ 200 milliards de $ de « subventions » accordées annuellement au Canada »
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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