Ukraine, Bielorussie : Deux elections pour deux transitions

L'UE et ses voisins orientaux

Alexandra Goujon

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6 mars 2006

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Goujon Alexandra

Alexandra Goujon

Maître de conférences à l'Université de Bourgogne - Enseigne également à l'Institut d'études politiques de Paris (Sciences Po).

A une semaine d'intervalle, deux élections vont avoir lieu dans deux Etats post-soviétiques, l'Ukraine et la Biélorussie, engagées dans deux voies distinctes de la transition politique depuis leur indépendance en 1991. L'élection présidentielle du 19 mars en Biélorussie place le pays devant une alternative politique en laissant le choix aux citoyens soit de conforter le régime autoritaire d'Alexandre Loukachenko, élu pour la première fois en 1994 et qui brigue un troisième mandat, soit d'engager un changement de régime avec un renouvellement des dirigeants du pays. Le choix est toutefois limité compte tenu du monopole médiatique en faveur du président sortant et du contrôle de la procédure électorale par l'administration présidentielle. Les élections législatives du 26 mars en Ukraine soulèvent un enjeu autre puisqu'il s'agit, un peu plus d'un an après la Révolution orange, de mesurer la popularité des forces politiques dans le pays. L'issue de la consultation électorale est d'autant plus importante que les modalités de l'élection ont changé et que les élections s'accompagnent de la mise en place d'un nouvel agencement institutionnel. La campagne électorale en Ukraine reflète les débats continus sur la construction de la démocratie qui progresse même si, comme dans tous les Etats post-soviétiques, les rivalités politiques n'ont pas atténué la personnalisation du pouvoir. L'élection est le symbole de la compétition politique en Ukraine alors qu'elle a pour objet de consacrer le pouvoir en place en Biélorussie.

Les élections de mars 2006 dans les deux pays sont donc organisées autour d'un enjeu commun : l'alternance politique. Pour l'Ukraine, il s'agit de confirmer ou de rejeter l'alternance politique de 2004 qui a permis l'arrivée au pouvoir de l'opposition à Leonid Koutchma et qui a propulsé l'ancienne majorité présidentielle dans l'opposition. Les élections législatives posent la question de la revanche politique, après un troisième tour de l'élection présidentielle au mois de décembre 2004 qui n'a pas fait l'unanimité et qui a consacré l'existence de clivages politiques dans la société ukrainienne. En Biélorussie, l'élection présidentielle est organisée pour montrer qu'il n'existe pas d'alternative politique crédible à Loukachenko.

I. Le contraste entre deux systèmes politiques post-soviétiques

Les échéances électorales du mois de mars 2006 en Ukraine et en Biélorussie s'inscrivent dans un questionnement plus général sur l'évolution des régimes post-soviétiques.

A. Respect ou rejet de la compétition politique

La situation politique en Ukraine et en Biélorussie se distingue par un élément important qui concerne la compétition politique. Depuis son indépendance, l'Ukraine s'est engagée sur la voie d'une démocratisation qui a subi quelques entorses, notamment sous la présidence de Leonid Koutchma que certains spécialistes, comme le politologue américain Lukan Way, ont qualifié d'autoritarisme compétitif, mais qui n'a jamais remis en cause le principe de la démocratie représentative. Le respect de la compétition politique suppose l'existence du multipartisme, la reconnaissance d'une opposition parlementaire et la tenue d'élections libres. La réalisation de ce principe a permis au Parlement ukrainien de devenir un contrepoids au pouvoir présidentiel au point de le mettre à mal à plusieurs reprises, de valoriser l'activité des partis politiques, de promouvoir le débat entre les différents acteurs politiques et de créer une opposition capable de former une alternative politique crédible qui a fait ses preuves lors des élections parlementaires de 2002 et qui a par la suite remporté l'élection présidentielle en 2004.

La situation est très différente en Biélorussie. Depuis l'arrivée au pouvoir de Loukachenko en 1994, la compétition politique a été progressivement annihilée : depuis la révision constitutionnelle de 1996, le Parlement biélorusse, devenu bicaméral, a perdu la plupart de ses prérogatives constitutionnelles. Il ne dispose pas d'opposition politique aujourd'hui. De fait, la cooptation a évincé l'élection même si, formellement, les parlementaires sont élus au suffrage universel direct. La Chambre des représentants (chambre basse) est composée de députés élus en fonction de leur loyauté au président, qui disposent de ressources administratives et sont, pour la plupart, qualifiés d'indépendants, c'est-à-dire sans affiliation partisane. Cette assemblée ne fonctionne pas comme un lieu de délibération où s'exprimerait la diversité des opinions politiques. Depuis 1996, l'opposition en Biélorussie n'a plus aucune visibilité dans les institutions politiques du pays et, compte tenu de la répression à laquelle elle est soumise, s'apparente davantage à un mouvement de résistance. Cette situation explique les difficultés à envisager un changement de pouvoir dans ce pays aujourd'hui.

L'élection présidentielle du 19 mars souligne toutefois une certaine ouverture du régime biélorusse à la compétition politique puisque quatre candidats ont été reconnus lors d'une cérémonie solennelle le 17 février dernier. Il s'agit, outre Loukachenko, d'un candidat proche du pouvoir, dirigeant du Parti libéral-démocrate, Sergueï Gaïdoukevitch et de deux candidats de l'opposition : le candidat des forces démocratiques et ancien maire adjoint à Grodno, Alexandre Milinkievitch, et le leader de l'un des partis sociaux-démocrates du pays et ancien recteur de l'Université d'Etat, Alexandre Kazouline. A la différence des campagnes des précédents scrutins, les candidats ont obtenu la possibilité de diffuser deux émissions enregistrées d'une demi-heure sur la chaîne télévisée et les radios nationales pour présenter leurs programmes. Ces changements ne signifient pas tant une acceptation de la compétition politique qu'un changement de stratégie. Alors que la Biélorussie est critiquée pour sa violation des libertés fondamentales, les apparats de la démocratie sont utilisés pour désamorcer les critiques interne et externe du régime. La concurrence politique est, en effet, loin d'être admise : la tenue de l'élection présidentielle a été précipitée pour limiter le temps de préparation de l'opposition et la durée de la campagne électorale a été réduite à un mois dans le même but. Bénéficiant d'une couverture médiatique ininterrompue, le président a décidé de ne pas utiliser sa demi-heure de présentation télévisée, signifiant ainsi sa supériorité politique face aux autres candidats. Dans une réunion populaire pan-biélorusse composée de 2500 délégués qui s'est réunie les 2 et 3 mars pour soutenir le programme présidentiel, Loukachenko a affirmé, en s'appuyant sur les sources des services secrets, que l'opposition préparait un coup d'Etat. Il met ainsi fin à l'acceptation de la compétition électorale pour promouvoir une interprétation criminelle qui justifie les exactions à l'égard de ses adversaires.

B. Le débat sur la nature des régimes

En Ukraine, le souci d'organiser la compétition politique à l'échelle du pays se manifeste notamment à travers le changement de mode de scrutin et le passage d'un scrutin mixte à un scrutin proportionnel intégral avec un seuil de 3 %. Ce changement devrait encourager la représentation des partis politiques au Parlement et réduire ainsi la personnalisation de l'activité politique. Il doit inciter les partis à rechercher un ancrage social et à développer des structures locales. Cette modification électorale s'est réalisée parallèlement à la discussion, engagée sous L. Koutchma, sur une révision constitutionnelle. Celle-ci a été adoptée dans le cadre du règlement de la crise politique de décembre 2004. Elle est entrée en vigueur le 1er janvier 2006 et doit pleinement se réaliser au lendemain des élections législatives. Elle confère plus de pouvoirs au Parlement qui devient un acteur clé dans la nomination du Premier ministre et du Cabinet, lesquels sont responsables devant lui. Le Président conserve toutefois une grande partie de ses prérogatives, c'est pourquoi, le nouveau régime est qualifié de "présidentiel-parlementaire" afin de souligner le consensus institutionnel qu'il représente. Ce changement de régime n'est pas mineur : il permet d'asseoir le rôle du Parlement dans la vie politique du pays. Il implique aussi la possibilité d'avoir une équipe dirigeante divisée avec un Premier ministre choisi par le Parlement et pouvant être de sensibilité politique différente de celle du Président. Il rend possible un scénario de cohabitation à la française sachant toutefois que les clivages entre formations politiques sont moins institutionnalisés qu'en France. Dans son discours annuel devant les parlementaires, prononcé le 9 février dernier, le président Iouchtchenko a demandé une nouvelle révision de la Constitution et son approbation par référendum, ce qui laisse supposer que la question du système politique ukrainien n'est pas totalement résolue et qu'elle reste un élément central du débat sur la transition démocratique dans le pays.

En Biélorussie, la révision constitutionnelle de 1996, au contraire, a consolidé le régime présidentiel introduit en 1994, alors que l'opposition de l'époque mettait l'opinion publique en garde contre les dérives autoritaires de ce type de régime. Depuis, le président Loukachenko se vante d'avoir mis en place un système politique qui garantit la stabilité et permet de répondre efficacement aux besoins des citoyens. Ce système repose sur une valorisation de la relation directe qu'entretient le chef de l'Etat avec le peuple, qualifié de "populisme autoritaire", le populisme de Loukachenko visant à légitimer, en dernier ressort, un régime autoritaire. Ce populisme permet de vanter les origines populaires et les qualités extraordinaires du président en écartant toute forme d'intermédiaire entre celui-ci et les citoyens. L'usage du référendum est ainsi privilégié (il a été utilisé à trois reprises : 1995, 1996, 2004) et concurrence les élections législatives. C'est pour cette raison que Loukachenko revendique son respect de la démocratie directe, opposée à la démocratie représentative qui conduirait à une division politique de la société. Les partis politiques sont fustigés comme étant des groupements d'intérêts privés. Le président étant le seul homme politique garant de l'intérêt général, seules ses initiatives sont louées dans des médias d'Etat qui ne laissent aucune visibilité aux autres hommes politiques du pays (députés, haut fonctionnaires, opposants, militants). Dans ce contexte, la question d'un changement de régime politique n'est envisagée que par les partis d'opposition qui souhaitent avant tout mettre fin au monopole du pouvoir de Loukachenko. La plupart des opposants, mais aussi des analystes indépendants, s'accordent pour rejeter le régime présidentiel : certains proposent l'instauration d'un régime parlementaire pour mettre fin à la concentration du pouvoir, d'autres proposent un régime mixte du type de celui qui a été adopté en Ukraine. Mais, à la différence de l'Ukraine, il n'existe pas de débat public, et encore moins de débat parlementaire, sur la question. Un changement de régime ne pourra être réellement à l'ordre du jour qu'après le départ du président Loukachenko.

II. Les thèmes de campagne

La vie politique dans les Etats post-soviétiques est marquée par la recherche de la stabilité et de l'ordre après la période d'incertitude provoquée par l'anéantissement du régime soviétique et les difficultés liées à la construction d'un nouveau système politique, économique et social. La question du rétablissement de l'ordre politique n'est pas propre à l'Ukraine et à la Biélorussie comme en témoignent Gilles Favarel et Kathy Rousselet, chercheurs au CERI, qui évoquent, à propos de la Russie, une société en quête d'ordre. Celle-ci se manifeste de manière singulière dans les républiques occidentales de l'ex-URSS.

A. La possible revanche politique en Ukraine

En Ukraine, l'opposition au président Iouchtchenko, qui avait déjà cherché à faire valoir le risque de guerre civile au moment de la Révolution orange, se présente aujourd'hui comme la seule alternative politique capable de remédier à la situation chaotique qui, selon elle, est la conséquence de l'arrivée au pouvoir d'une nouvelle équipe dirigeante. Dans une réunion organisée avec les diplomates du pays au mois de février dernier, Viktor Ianoukovitch, président du Parti des régions, principal concurrent de Notre Ukraine, déclare que "le catastrophique déclin de la croissance économique, accompagnée par une destruction du système administratif, présente un danger pour l'Ukraine". Le leader du parti de l'opposition précise que la nouvelle équipe n'a pas cherché à unifier l'Ukraine mais, au contraire, a contribué à agrandir la division entre l'Est et l'Ouest. Dans son discours, Ianoukovitch cherche aussi à rassurer les diplomates occidentaux en expliquant que le Parti des régions respecterait dorénavant la démocratie : "en étant dans l'opposition et ayant été victime de la répression de masse du soi-disant gouvernement démocratique, le Parti des régions a réalisé la réelle valeur des droits de l'homme et des libertés". Dans le domaine économique, il assure ne pas vouloir mettre en place des "mesures radicales qui effraieraient les investisseurs étrangers" et vouloir mener une politique de rapprochement avec l'Union européenne, sans insister toutefois sur une future adhésion afin de "ne pas énerver les dirigeants européens". Le Parti des régions se présente avant tout comme le seul parti pouvant restaurer l'ordre politique et la stabilité économique dans le pays.

Il est vrai que le renouvellement des élites s'est traduit par une instabilité politique qui a culminé avec le limogeage du gouvernement Timochenko et la démission de plusieurs responsables des principales structures de la présidence au mois de septembre 2005. Viktor Iouchtchenko a eu ensuite des difficultés à faire approuver la nomination de son nouveau Premier ministre, Iouri Iekhanourov, par le Parlement, laquelle a nécessité un pacte avec ses anciens adversaires du Parti des régions. Enfin, si la résolution de destitution du gouvernement de ce nouveau Premier ministre, votée par le Parlement en janvier dernier, n'est pas entrée en vigueur, elle a conforté l'idée d'un pouvoir politique en crise.

Les résultats économiques ne contribuent pas non plus à valoriser le bilan de la présidence Iouchtchenko. La croissance pour 2005 est estimée à 4 % : elle sera ainsi inférieure de trois points à celle de 2004 et atteint son plus bas niveau depuis cinq ans. L'indice des prix à la consommation est reparti à la hausse depuis le milieu de 2004. L'inflation continue de s'accélérer et atteint 6,7 % pour les sept premiers mois de 2005. Elle pourrait être de 13,5 % pour l'ensemble de l'année. Cette accélération de l'inflation est liée à l'augmentation des revenus de la population (16,5 % en 2004 et 19,5 % en 2005). Plutôt que de s'engager dans des réformes structurelles, la nouvelle équipe dirigeante a augmenté les dépenses afin de réaliser son programme électoral en matière sociale, centré sur la redistribution des ressources. Ces dépenses, qui ont conduit à un creusement du déficit public, étaient destinées à améliorer les conditions de vie des Ukrainiens : hausse du salaire minimum, augmentation des pensions des militaires, des bourses des étudiants et des aides à la maternité.

Ce volet social sert de support au programme du bloc Notre Ukraine ; il est présenté comme un élément positif du bilan de la présidence Iouchtchenko, à l'instar les progrès en matière de démocratisation et de respect de la liberté d'expression. La re-privatisation de l'usine Krirovojstal sert également d'exemple à la politique engagée contre les oligarques. Le programme de Notre Ukraine, qui se veut réformiste, est introduit par ces mots : "Notre objectif est de poursuivre notre travail et de rendre irréversible les transformations en cours. Le temps des erreurs est terminé". Les dirigeants expliquent qu'un nouveau changement de pouvoir conduirait l'Ukraine sur la voie de la régression, d'une instabilité chronique et empêcherait la réalisation des idéaux de la Révolution orange en portant un coup d'arrêt aux réformes engagées. "Nous disons Non à la revanche politique de ceux qui ont soutenu le régime anti-populaire de Koutchma-Medevedtchouk-Ianoukovitch et qui ont falsifié l'élection présidentielle : nous ne serons jamais du côté de ceux qui vendent les intérêts nationaux" précise le programme de Notre Ukraine.

Les discours électoraux de Iulia Timochenko, dont le maître mot est justice, s'inscrivent dans le même schéma d'argumentation sociale : ils prônent une dissociation entre l'économique et le politique afin de procéder à une réelle redistribution des richesses. Ces discours reposent aussi sur une critique du Parti des régions que Timochenko considère comme étant une "corporation" qui souhaite, contrairement à son mouvement, valoriser "le capital en politique". Elle met l'accent sur l'existence d'une telle tendance au sein du parti Notre Ukraine dont elle critique les leaders, "qui n'ont pas arrêté leur business". Elle est moins virulente à l'égard du président ukrainien qui pourrait redevenir un allié politique après les élections du 26 mars.

B. L'ordre face au discours réformiste en Biélorussie

Le discours du leader de l'opposition en Biélorussie, Alexandre Milinkievitch, rejoint les arguments réformistes du programme de la formation ukrainienne au pouvoir. Ces deux forces politiques qui se situent à droite de l'échiquier politique partagent des valeurs similaires et ont des propos réformistes qui rompent avec l'ordre politique vanté par leurs adversaires. Sans le dire, ils admettent que les réformes peuvent être sources d'instabilité mais qu'elles sont un élément nécessaire à la démocratisation du système et à la libéralisation des échanges économiques. Le passage par l'instabilité est la seule manière de contrer la prééminence des oligarchies, qu'elles soient collectives et multiples comme en Ukraine, ou individualisée comme en Biélorussie. Milinkievitch dénonce même l'usage de la notion de stabilité par le pouvoir en l'associant à la stagnation. Son programme est centré autour de trois notions qui sont censés représenter une rupture avec le régime actuel : Liberté, Vérité et Justice. Les notions de liberté et de vérité marquent une importante différence avec l'Ukraine, elles soulignent clairement que les principes de base d'un régime démocratique ne sont pas respectés et demandent à être restaurés. Quant à la notion de justice, elle est associée à la justice sociale mais aussi à l'indépendance du pouvoir judiciaire, au respect des droits des individus et à un usage démocratique des normes juridiques qui sont élaborées par les organes de la présidence.

Le changement de "style de gouvernement" annoncé par Milinkievitch est critiqué par le président sortant sur deux points. Le premier concerne le financement étranger de l'opposition qui lui ôterait toute crédibilité interne. Le second, associé au premier, correspond au désordre politique que souhaiterait provoquer l'opposition et rejoint, sur ce point, les arguments développés par le Parti des régions en Ukraine. Depuis son arrivée au pouvoir, Loukachenko met l'accent sur le rétablissement de l'ordre et de la discipline. Un certain nombre d'instruments sont utilisés pour ce faire, telles l'idéologie nationale introduite comme discipline universitaire en septembre 2004 ou la création d'une Union républicaine de la jeunesse pour encadrer les activités des jeunes auprès desquels sont valorisés le sentiment patriotique et la loyauté politique. L'élection présidentielle est présentée comme le moyen de maintenir l'ordre réhabilité par le président à partir du milieu des années 1990. Dans une allocution au Parlement au mois d'avril 2005, Loukachenko déclarait : "le temps où la république était à genoux et où l'hyper inflation produisait des salaires misérables est passé". "En un temps record, nous avons réussi à nous relever et à crier haut et fort que nous vivons dans un pays souverain et civilisé avec une politique indépendante, forte et intrinsèquement populaire". Une révolution de type ukrainienne provoquerait une destruction du modèle politique et économique qui "a prouvé son efficacité" à travers de bons résultats économiques : une augmentation constante de la croissance et de la production. "Nous n'accepterons pas le scénario du soi-disant changement démocratique d'une élite politique qui ne plaît pas à l'Ouest. Toutes ses révolutions de couleurs ne sont pas des révolutions. C'est du banditisme pur et simple au nom de la démocratie". Dans ce contexte, tout est mis en œuvre (déploiement de forces de l'ordre, pressions politiques et médiatiques) pour empêcher un changement de pouvoir qui est présenté comme une menace pour la sécurité du pays. L'émergence d'un soulèvement populaire qui n'est pas à exclure est de ce fait plus difficilement réalisable qu'en Ukraine.

III. Les enjeux de la victoire électorale

En Ukraine, l'instabilité politique à l'intérieur (changement de gouvernement, majorité faible au Parlement, éclatement de la coalition orange et accusations de corruption) comme à l'extérieur (guerre du gaz avec la Russie) a conduit à une diminution progressive de la popularité du chef de l'Etat. Selon les sondages, le président Iouchtchenko n'obtiendrait pas plus de 30 % d'opinions favorables et serait ainsi concurrencé par ses adversaires politiques, Viktor Ianoukovitch et Iulia Timochenko. Cette baisse de popularité, qui avait atteint des niveaux record après la démission de Timochenko en septembre 2005, s'est atténuée à l'approche des élections. Elle reflète une perte de confiance de la population ukrainienne à l'égard des dirigeants en place. Depuis plusieurs mois, les sondages se multiplient, avec parfois des résultats contradictoires, mais tous prévoient une victoire du Parti des régions pour lequel les intentions de vote se situent entre 20 et 30 %. Le bloc Notre Ukraine et le bloc Timochenko se contestent la seconde place en fonction des sondages : l'un et l'autre sont crédités d'intentions de votes comprises entre 10 et 20 %. Si le Parti des régions est annoncé probable vainqueur, les deux blocs électoraux sont à même de le concurrencer en voix et en sièges s'ils s'unissent. Il est donc exagéré de parler d'un retour en force du Parti des régions, même si les élections doivent permettre d'asseoir son statut de possible parti de gouvernement, ou d'une chute de popularité des forces politiques de la Révolution orange. Il faut conserver en mémoire les chiffres de l'élection présidentielle de décembre 2004 : 51,99 % pour Iouchtchenko et 44,19 % pour Ianoukovitch. La campagne électorale souligne surtout, qu'en présence d'une division au sein du camp de la Révolution orange, aucune des trois principales forces politiques du pays ne peut obtenir une majorité absolue au Parlement : elles devront former des alliances entre elles et/ou avec les autres partis politiques qui auront dépassé le seuil de 3 % de voix requis pour siéger. C'est le cas du Parti socialiste, du Bloc populaire de Lytvyn (président du Parlement), du Bloc Opposition populaire de Natalia Vitrenko, du Parti communiste et, peut-être, de la coalition autour du Parti de Pora, issu du mouvement de jeunes, qui a participé à la mobilisation citoyenne de 2004.

Bien que certains leaders politiques évoquent la possibilité d'une coalition électorale, aucune alliance préélectorale n'a été conclue, même si des accords ont été signés localement dans les circonscriptions. Le bloc Iulia Timochenko a présenté un projet de coalition que Notre Ukraine a refusé, au motif que le projet excluait toute possibilité d'alliance avec le Parti des régions, ce qui a favorisé la circulation d'une rumeur sur de possibles négociations entre ce parti et Notre Ukraine. Alors que ces tractations sont le jeu d'une campagne électorale qui s'inscrit aussi dans la stigmatisation de l'adversaire, la formation d'une coalition après les élections sera bel et bien nécessaire : rendue inévitable par la nouvelle Constitution, elle doit favoriser une stabilité politique et, surtout, gouvernementale qui fait défaut à l'Ukraine depuis l'indépendance (17 Premiers ministres en 13 ans). Selon Timochenko, le président sera obligé d'accepter une alliance entre Notre Ukraine et son bloc électoral s'il ne veut pas perdre toute crédibilité politique en s'alliant avec le Parti des régions. Le Parlement ne dispose que d'un mois pour former une coalition après les élections.

Alors que les spéculations se multiplient en Ukraine en fonction de la publication quotidienne des sondages, les prospectives se font beaucoup plus discrètes en Biélorussie où les principaux moyens d'information sont entre les mains du président sortant. Sa campagne électorale vise à conforter sa popularité. Le lendemain du lancement de la campagne, le quotidien national, Belarus Sevodnia, indiquait que, selon un sondage réalisé par l'Institut de sociologie de l'Académie des sciences fin 2005, les citoyens étaient satisfaits de la situation économique et sociale du pays et qu'au moins 76 % d'entre eux voteraient en faveur du président Loukachenko. Il était également précisé que l'opinion en faveur des représentants de l'opposition, ainsi que des partis politiques, ne dépassait pas le cadre de "l'erreur statistique", c'est-à-dire 3 ou 4 % des intentions de vote. Lors d'un entretien télévisé au mois de janvier 2006, Loukachenko annonçait que ses adversaires allaient perdre. Cette affirmation, que confortent les sondages, a pour objet de délégitimer par avance toute contestation du scrutin.

Dans un entretien réalisé par la Fondation Robert Schuman le 6 février dernier, le candidat de l'opposition Alexandre Milinkievitch considérait, en s'appuyant sur des sondages réalisés par des instituts indépendants, que la popularité de Loukachenko diminuait et n'allait pas au-delà de 30 % d'opinions favorables, au même niveau que le soutien des citoyens à l'opposition. La part des indécis serait donc essentielle, a fortiori dans le contexte d'absence de pluralité de l'information. Leur rôle sera déterminant au moment du scrutin, même si les chances pour l'opposition de remporter l'élection sont faibles, compte tenu du verrouillage du processus électoral. La victoire, même si elle est relative, s'inscrit dans un combat politique de longue durée que l'opposition expérimente depuis plus de dix ans.

IV. Le rôle des acteurs extérieurs : Russie et Union européenne

En Ukraine, le thème du rôle des gouvernements étrangers a diminué depuis la Révolution orange. Les termes de la compétition électorale se sont nationalisés. Ils concernent des sujets qui animent l'ensemble des campagnes depuis l'indépendance. Un référendum sur la langue russe comme seconde langue officielle, exigé par Ianoukovitch en 2004, se tiendra en Crimée parallèlement aux élections. Cette initiative est soutenue par le président du Parti des régions qui domine la scène politique dans cette république autonome. De même, la notion d'intérêt national est de plus en plus souvent évoquée par les candidats, notamment depuis la signature du contrat de gaz conclu entre l'Ukraine et la Russie au mois de janvier dernier, qui a provoqué une déstabilisation gouvernementale et dont les termes continuent d'être contestés. Les responsables des partis candidats aux élections législatives s'accusent mutuellement de porter atteinte aux intérêts nationaux du pays.

Les relations extérieures ne sont pourtant pas, comme ce fut le cas en 2004, un enjeu crucial dans le scrutin. Le Parti des régions, moins réformiste que Notre Ukraine, annonce sa volonté de poursuivre une politique d'intégration européenne insinuant ainsi une convergence d'intérêts avec le président en cas de victoire électorale. Les relations avec l'Union européenne se sont, en effet, intensifiées avec la signature du plan d'action Ukraine-UE en février 2005 et la reconnaissance par l'Union européenne du statut d'économie de marché de l'Ukraine en décembre 2005 lors du sommet UE-Ukraine. A cette occasion, les dirigeants européens ont réaffirmé l'objectif visant à favoriser une intégration économique poussée entre l'Union européenne et l'Ukraine et espèrent pouvoir engager rapidement des négociations visant à mettre en place une zone de libre-échange, dès que l'Ukraine aura adhéré à l'OMC. Le développement des relations avec l'UE doit se poursuivre : des négociations ont été ouvertes en vue de conclure un accord facilitant la délivrance de visas pour les Ukrainiens. De même, la perspective d'un nouvel accord renforcé entre l'UE et l'Ukraine pour remplacer l'accord de partenariat et de coopération a été publiquement évoquée. Souvent qualifiée d'anti-russe au moment de la Révolution, la politique étrangère du président Iouchtchenko s'est révélée plus complexe dans la réalité. Même si les relations avec la Russie sont parfois tendues, comme l'a montrée la guerre du gaz en janvier dernier, le président a réaffirmé devant le Parlement au mois de février dernier, que de bonnes relations ave la Russie étaient indispensables : "bien sûr l'Ukraine n'est pas la Russie, mais nous sommes attirés l'un à l'autre comme d'éternels voisins liés par une riche histoire".

En Biélorussie, le rôle des gouvernements américains et des Etats membres de l'UE est présenté comme une menace. Les pays occidentaux sont stigmatisés par le président Loukachenko qui les accuse de soutenir l'opposition, laquelle est présentée comme étant manipulée par l'Ouest pour renverser le pouvoir en place. Juste après le lancement de la campagne électorale, le ministère des Affaires étrangères a accusé, photos à l'appui diffusées à la télévision, des employés de l'ambassade tchèque à Minsk de prêter main forte à l'opposition en leur livrant des tracts dont ils avaient assuré l'impression. Les diplomates ont répondu que les tracts en question étaient des documents officiels des Nations unies sur les droits de l'Homme. Plusieurs journalistes polonais ont été refoulés à la frontière sous prétexte d'être sur une liste noire d'entrée sur le territoire. Loukachenko a convoqué les responsables de sécurité du pays pour expliquer le danger qui pesait sur la Biélorussie en cette période électorale. Le danger vient de l'intérieur "du côté de l'opposition, des petites provocations au risque de comportements extrémistes" mais aussi de l'extérieur "du chantage permanent à l'ingérence de l'Ouest dans les affaires intérieures". Selon lui, "notre principal objectif est de protéger le peuple biélorusse des exigences d'une force extérieure, du mensonge et de la violence". De leur côté, les Etats-Unis et l'UE ont affirmé, dans une déclaration commune du 3 février dernier, qu'elles souhaitaient avoir "de meilleures relations avec la Biélorussie" et qu'elles "constataient avec déception l'échec des autorités biélorusses à saisir l'opportunité de l'élection présidentielle pour engager un dialogue ouvert et franc avec la communauté internationale". De fait, contrairement à l'Ukraine, le président biélorusse a engagé son pays dans une politique étrangère anti-occidentale qui isole la Biélorussie et l'empêche de participer à certains programmes de coopération, comme la politique européenne de voisinage.

En Biélorussie, la Russie est un argument du débat politique, notamment pour appuyer la candidature du président sortant. Le quotidien Belarus Sevodnia a ainsi publié, une interview avec Gleb Pavlovski, expert politique russe et fondateur du journal Kommersant, de l'agence Postfactum et de la Fondation pour une politique efficace, lequel a développé auprès des présidents russes les techniques de communication politique et s'est fait remarqué pour son soutien à la candidature de Ianoukovitch en 2004. Dans cet entretien, l'expert russe vante les mérites du président : "j'ai toujours eu une opinion positive de Loukachenko". A la question : quelle pourrait être votre participation aux élections, il a répondu : "quelle aide peut bien être nécessaire à un candidat lorsque l'écart de voix le séparant de ses concurrents est de 50 %". Gleb Pavlovski utilise les mêmes arguments que le président en parlant "d'ingérence étrangère" et affirme que, contrairement à l'Ukraine, cette ingérence ne sera pas admise en Biélorussie. Le soutien à la stabilité politique dans le pays n'est pas seulement le fait de certains analystes, mais également celui des autorités russes. Lors d'une conférence sur la sécurité à Munich en février dernier, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Ivanov, a déclaré qu'il n'avait aucun doute sur la réélection d'Alexandre Loukachenko. Concernant un éventuel soulèvement populaire, le ministre a répondu : "nous devons tout faire pour que cela ne se passe pas" ... "dans un tel cas, la Russie réagirait immédiatement". Selon les autorités russes, ces prises de position ne sont pas assimilables à une forme d'ingérence, mais à l'expression d'une simple relation d'amitié entre deux peuples appartenant à la même civilisation.

Les révolutions de couleur survenues dans les Etats post-soviétiques en 2003-2004 représentent un moment fort de leur transformation politique : elles ont montré que les tendances autoritaires dans ces Etats n'étaient pas inéluctables et que la mobilisation de la société civile pouvait constituer un contre-pouvoir efficace. Elles ont aussi confirmé que la rupture avec les héritages politiques, issus de l'URSS ou de sa décomposition, était difficile à mener et pouvait conduire à une instabilité politique et économique, source de déception des citoyens à l'égard des élites politiques. Les élections du mois de mars 2006 permettront, au-delà du test pour le jeu partisan en Ukraine et pour la loyauté envers le régime en Biélorussie, d'appréhender l'évolution de la participation politique dans ces Etats. On peut se demander si les résultats électoraux s'inscriront dans la vague contestataire du début des années 2000. Si elle était l'expression d'une défiance à l'égard du pouvoir politique, une telle mobilisation pourrait porter atteinte au processus démocratique en Ukraine ou, au contraire, favoriser le changement en Biélorussie.

Références

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Belarus Sevodnia, quotidien national biélorusse

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Ukrainska Pravda, site internet d'information

Zerkalo Nedeli, hebdomadaire ukrainien

Entretien d'Alexandre Milinkievitch (Question d'Europe de la Fondation Robert Schuman): http://www.robert-schuman.eu/fr/entretiens-d-europe/0004-alexandre-milinkievitch-est-le-candidat-de-l-opposition-pour-l-election-presidentielle

Analyses préélectorales sur l'Ukraine et la Biélorussie réalisées par Corinne Deloy dans le cadre de l'Observatoire des élections en Europe de la Fondation Robert Schuman (www.robert-schuman.eu).

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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