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Question d'Europe n°27

« Directives services » : Le compromis de Graz

« Directives services » : Le compromis de Graz
02/05/2006

Résumé :

Le débat public suscité par la « directive services » s'est traduit d'une part par une confrontation entre le Parlement et la Commission européenne et d'autre part par une opposition manifeste entre les Etats membres favorables à un modèle libéral et ceux fidèles à une certaine idée du modèle social européen. Le principe du pays d'origine a été érigé en symbole du libéralisme économique et politique. Par conséquent, le compromis de Graz semble signer la défaite des forces libérales, puisque la Commission a repris, dans sa nouvelle proposition, la rédaction du Parlement de l'article 16 qui effaçait du projet de directive le principe du pays d'origine. Toutefois, le compromis n'altère en rien l'état du droit existant qui laisse toute sa place à ce principe, sous certaines réserves. Il s'agit d'un simple statu quo qui renvoie à la CJCE le soin de préciser l'application du nouvel article 16. Le vrai débat portait, en réalité, sur le champ d'application de la directive. La nouvelle mouture du projet de directive exprime toutes les nuances du compromis de Graz. Le champ d'application demeure restreint au nom d'une certaine conception de l'exercice des missions de service public mais comprend les services d'intérêt économique général les plus lucratifs.
Le Parlement européen a adopté le 16 février dernier une résolution législative sur la proposition de directive relative aux services dans le marché intérieur, profondément amendée. Les chefs d'Etat et de gouvernement, réunis fin mars pour un conseil informel à Bruxelles, ont finalement donné leur accord à cette nouvelle mouture. Dès lors, la Commission européenne ne pouvait que prendre en compte les amendements du Parlement dans l'élaboration de sa nouvelle proposition, dévoilée le 4 avril dernier, qui a reçu l'assentiment du Conseil informel sur la compétitivité réuni à Graz en Autriche du 20 au 22 avril. Les Etats membres devraient manifester officiellement leur accord soit le 29 mai prochain, soit, en tout état de cause, avant le terme de la présidence autrichienne.

1 - L'élaboration de la nouvelle version de la directive est le fruit d'un compromis mûrement réfléchi.



Pourtant, un âpre combat semblait se dessiner au sein du Conseil européen et du Conseil des ministres "compétitivité". Se retrouvaient en lice, d'un côté, le Royaume-Uni, l'Italie, l'Espagne, les Pays-Bas, soutenus par l'ensemble des nouveaux Etats membres et, de l'autre, la France, l'Allemagne et la Belgique, appuyées par l'ensemble des pays scandinaves et par le Portugal, Chypre et l'Autriche. L'Europe libérale et l'Europe orientale semblaient ainsi encercler une Europe fidèle au modèle de l'économie sociale de marché prioritairement attachée à la protection des droits des travailleurs. Dans ce conflit intra-européen, le Parlement européen avait choisi son camp en mettant à l'index le principe du pays d'origine.

La nouvelle proposition formulée par la Commission qui, selon Mme Évelyne Gebhardt, rapporteur du texte au Parlement, reprend 90% des amendements adoptés à Strasbourg, signe-t-elle la capitulation de l'Europe libérale face à l'Europe sociale ?

Lors du Conseil informel "compétitivité", les nouveaux Etats membres, notamment la Pologne et la Slovénie, ainsi que le Royaume-Uni, ont certes émis, selon le ministre tchèque de l'industrie et du commerce, des réserves sur le projet qui leur était soumis réclamant, en particulier, des "changements significatifs" dans la rédaction de l'article 16 où était mentionné la référence au principe du pays d'origine, et les "libéraux" auraient donc subi une lourde défaite. Mais une telle vision serait pour le moins réductrice et méconnaîtrait la nature du compromis de Strasbourg. En effet, contrairement aux affirmations de Mme Evelyne Gebhardt avant le vote final au Parlement - "Nous avons changé cette directive de fond en comble et lui avons donné une dimension sociale" -, l'économie du dispositif présenté par la Commission a été maintenu dans ses grandes lignes. C'est d'ailleurs pour cette raison que les amendements proposés par Mme Gebhardt ont pu recueillir l'assentiment d'une majorité des membres du PSE et du PPE. Le principe du pays d'origine s'est simplement transformé en "homme invisible" dont l'ombre plane encore sur l'application de la directive.

En vérité, c'est l'étendue du champ couvert par la directive qui a représenté le véritable enjeu politique des débats. Ce fut l'objet des discussions au Conseil informel de mars et ce sera l'enjeu de la seconde lecture au Parlement européen.

2 - Le principe du pays d'origine, fantôme encore vivant.



Le principe directeur de la directive n'a pas été altéré par les amendements retenus. En effet, l'objectif initial de réduire et de simplifier les procédures administratives qui font obstacle à la libre prestation de services demeure. Par exemple, il ne sera plus possible en règle générale d'obliger un prestataire à ouvrir un bureau dans le pays où il fournit temporairement un service, de lui imposer l'inscription dans un registre professionnel ou de lui interdire d'utiliser sur place son matériel de travail.

Il est certes admis que les Etats qui se trouvent dans l'obligation de respecter le droit du prestataire de fournir des services et de lui garantir le "libre accès à l'activité de services ainsi que son libre exercice sur son territoire" peuvent limiter l'exercice de ces libertés pour des raisons d'ordre public qui comprend l'ordre public social, de sécurité publique, de protection de l'environnement et de santé publique, mais sous réserve que ces restrictions respectent trois critères dégagés par la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes : non-discrimination, nécessité et proportionnalité. Le Parlement européen n'a en rien innové au regard de la jurisprudence existante. Il a plutôt joué un rôle de codificateur et a donc rendu le droit plus accessible sans pour autant le remettre en cause. La Commission l'a suivi, dès lors, sans difficulté.

Il n'en aurait pas été de même si avaient figuré dans la clause de sauvegarde la protection des consommateurs et la politique sociale, comme le souhaitait le PSE. Ces deux éléments ne relèvent pas de la jurisprudence communautaire et, compte tenu de leur caractère imprécis, auraient permis aux Etats de dresser à tout moment des barrières protectionnistes, ce qui aurait supprimé tout effet utile à la directive.

Quant au principe du pays d'origine, il a disparu de la rédaction de la directive au profit du principe de libre prestation de services [1]. Non sans laisser subsister une certaine ambiguïté rédactionnelle qui ne permet pas toujours de mesurer jusqu'à quel point la loi du pays d'accueil trouve à s'appliquer. Et, c'est à juste titre, que le président de la confédération européenne des entreprises (CEE, ex-UNICE), l'organisation européenne des chefs d'entreprise, Ernest-Antoine Seillière, a souligné que "la Commission a manqué l'occasion de clarifier les dispositions sur la législation applicable". La Commission européenne a bien présenté le 4 avril une communication destinée à clarifier le statut et les droits des salariés détachés par leur employeur dans un autre Etat de l'Union européenne, mais, au-delà des normes sociales minimales (durée du travail, durée minimale de congés payés, minimum salarial, respect des règles de sécurité, d'hygiène et de santé au travail), il ne paraît pas possible de prétendre qu'un prestataire de services serait dans l'obligation de se soumettre à la convention collective en vigueur pour sa branche dans le pays de destination.

Le juge communautaire a de fortes chances de réintroduire de lui-même le principe du pays d'origine qui est lié au principe de la reconnaissance mutuelle par les États membres de leurs réglementations respectives en l'absence d'harmonisation communautaire et qu'il a proclamé en 1979 dans son arrêt dit "Cassis de Dijon" [2]. Pour cette raison, un certain nombre de représentants socialistes français et belges, ainsi que des écologistes et les communistes se sont opposés à la motion de compromis.

Le principe du pays d'origine, qui n'est en rien une innovation d'une Commission européenne libérale, demeure donc en vigueur, ne serait-ce que parce qu'il s'applique naturellement au titre de l'article 49 du traité CE.

En revanche, les craintes de concurrence déloyale créée par une utilisation abusive du principe du pays d'origine ont été prises en compte. Le risque devrait être limité grâce à un renforcement des procédures de contrôle national sur les entreprises de service et une coopération accrue en ce domaine. En pratique, le renforcement de la coopération administrative se fonde sur un système électronique permettant aux autorités compétentes d'échanger directement des informations. Ce pas en avant considérable a été sous-estimé. La capacité de contrôle est la clef-de-voûte du principe de confiance mutuelle sur lequel repose le principe du pays d'origine. Dès lors, la clause de rendez-vous de l'article 16 de la directive, destinée à prévoir dans cinq ans des mesures d'harmonisation, prend tous son sens. Le principe du pays d'origine redevient la première marche vers l'harmonisation des règles nationales et cesse d'être le levier d'un "moins-disant social".

3 - Les SIEG, enjeu majeur des débats européens.



Le véritable enjeu du débat tourne cependant autour de l'étendue du champ d'application de la directive sachant qu'il n'a jamais été question qu'elle se substitue à l'ensemble des directives sectorielles. Les services d'intérêt général (SIG) sont exclus du champ d'application. Cela concerne notamment les services de santé, privés ou publics, et les services de transports, y compris portuaires. Toutefois, restent inclus des services d'intérêt économique général (SIEG) comme les services de distribution et de purification de l'eau, les services liés aux services postaux et les services énergétiques, le traitement des déchets... tandis que les services sociaux qui relèvent des SIEG ont été ajoutés à la liste des exclusions. De même, sont exclues les agences de travail temporaire et les agences de sécurité. Ne sont pas non plus couverts par la directive les soins de santé, les services audiovisuels, les jeux d'argent et les loteries, les professions et les activités qui participent à l'exercice de l'autorité publique, la fiscalité.

Les SIEG étaient en réalité l'enjeu principal des négociations. Un certain nombre d'Etats estimaient que le champ couvert par la directive méritait d'être élargi. Il est vrai qu'il paraît difficilement compréhensible qu'une sage-femme allemande se retrouve contrainte pour exercer son métier en Alsace de devoir obtenir en premier lieu l'autorisation de l'ordre national (français) des sages-femmes à fins de reconnaissance de sa qualification et d'habilitation à exercer et encore, en second lieu, de devoir transmettre avant toute prestation de services (et pas seulement la première) une déclaration d'intention à l'ordre départemental des sages-femmes dont dépend sa patiente pour que celle-ci puisse obtenir le remboursement par la CPAM des frais engagés afférents à l'accouchement et aux soins de suivi post-natal [3]. La réalité de la "directive services" se trouve moins dans le plombier polonais que dans le visage de la sage-femme allemande en proie à la bureaucratie française.

La négociation entre les Etats membres a largement porté sur la liste des exclusions dressées par le Parlement jugée quelque peu excessive. C'est ainsi que les services juridiques exclus par le Parlement ont été réintroduits par la Commission dans le champ couvert par la directive. La Commission a annoncé, par ailleurs, qu'elle déposerait une proposition séparée dans le domaine de la santé et devrait présenter des communications sur les services sociaux et sur les services d'intérêt général.

Toutefois, l'objet principal des négociations concernait la liste des SIEG inclus dans le champ de la directive. Ceux-ci ne bénéficiaient, à l'issue de la lecture au Parlement européen, que des dispositions relatives au droit d'établissement et étaient, pour le reste, soumis à certaines dispositions spécifiques qui se voulaient protectrices. Or, il s'agit de services qui peuvent se révéler extrêmement lucratifs, comme la fourniture d'eau, de gaz ou d'électricité. Malgré la forte pression qui s'est exercée afin que soient levées les restrictions à la prestation de services relatives à ces SIEG, celles-ci ont cependant été maintenues par la Commission [4]. Le champ d'application demeure donc restreint au nom d'une certaine conception de l'exercice des missions de service public.

Il n'est donc pas surprenant que Mme Gebhardt, invitée avec cinq autres eurodéputés à Graz [5], se soit déclarée satisfaite de la nouvelle mouture du projet de directive proposée par la Commission et ait souhaité que le Parlement adopte le projet en automne.

4 - La CJCE aura la lourde tâche d'éclairer une directive rédigée dans l'ambiguïté.



La Commission européenne dirigée par José Manuel Barroso qui s'était refusée à pratiquer un quelconque droit d'inventaire et avait défendu avec détermination le principe du pays d'origine peut apparaître affaiblie face au Parlement européen qui a exercé pleinement ses prérogatives.

Mais le Parlement européen, paradoxalement, ne sort pas forcément aussi renforcé qu'il se l'imagine de ces mois de débat public. Il a donné l'impression de ne pouvoir s'extraire d'une "démarche onusienne" où les parties cherchent un compromis qui puisse satisfaire chacune d'entre elles aux dépens de la cohérence juridique. Pis encore, le Parlement européen est apparu comme l'artisan d'une régression européenne, d'une part en laissant les clivages nationaux l'emporter sur les clivages politiques et d'autre part, en s'acharnant, tel Don Quichotte, contre le principe du pays d'origine, alors même que ce principe a servi de fer de lance à la construction européenne depuis vingt-cinq ans. Ne pouvait-on pas espérer moins d'idéologie et plus de pragmatisme pour une proposition de directive qui concerne 116 millions de citoyens européens, 70% du PNB de l'Union européenne et qui était d'un intérêt majeur pour la France qui reste, en 2005, le quatrième exportateur mondial de services ?

Il reviendra donc une fois à la Cour de justice des Communautés européennes de préciser l'interprétation d'une directive rédigée dans l'ambiguïté des compromis. Une Cour qui reste, en définitive, l'un des principaux, sinon le principal, architecte de la construction européenne.
[1] Article 16 de la proposition de directive relative aux services dans le marché intérieur.
[2] Affaire 120/78 du 20 février 1979 de la Cour de justice des Communautés européennes, dit arrêt « Cassis de Dijon »).
[3] Cour de Cassation, chambre civile, 18 janvier 2006, n° 03- 17057. La Cour a donné raison à la CPAM et a débouté la patiente qui n'a pu obtenir le remboursement des frais engagés.
[4] Article 17 de la proposition de directive relative aux services dans le marché intérieur.
[5] Cette invitation de parlementaires européens à un Conseil n'a jamais eu de précédent dans les annales de l'histoire institutionnelle de l'Union.
Directeur de la publication : Pascale JOANNIN
ISSN 2402-614X
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L'auteur
Marie-Dominique Garabiol-Furet
Haut-fonctionnaire, Docteur en droit public.
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