Les Européens face à Trump : déshonneur, impuissance ou influence ?

Les relations transatlantiques

Maxime Lefebvre

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29 septembre 2025
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Maxime Lefebvre

Diplomate, ancien ambassadeur, professeur de relations internationales et codirecteur de l’Institut géopolitique à l’ESCP Business School

Les Européens face à Trump : déshonneur, impuissance ou influence ?

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Les réactions à l’accord commercial de Turnberry entre Donald Trump et Ursula von der Leyen le 27 juillet (matérialisé par une déclaration UE-Etats-Unis publiée le 27 août) n’ont pas lésiné sur les qualificatifs : « honte », « soumission », « vassalisation », « humiliation », voire ouverture d’un « siècle de l’humiliation » pour l’Europe, à l’exemple de la Chine qui avait été obligée d’ouvrir ses importations d’opium au milieu du XIXe siècle, débutant la longue déchéance de l’Empire du milieu.

Cet accord doit être placé dans le contexte plus général de la relation transatlantique sous le second mandat de Donald Trump, qui inclut notamment le dossier de l’Ukraine et, plus largement, la question de la défense et de la sécurité de l’Europe. Si l’on regarde les choses dans ce contexte, les Européens ont su faire preuve jusqu’ici d’unité, de diplomatie et même d’efficacité. Ils ont commencé à tirer les conséquences de leurs faiblesses, mais le chemin vers une puissance européenne reste semé d’embûches.

L’Ukraine et l’OTAN : une stratégie d’influence réussie

Il faut comparer le point de départ et le point d’arrivée (qui n’est pas encore le point définitif). Au point de départ, Donald Trump, sans annoncer qu’il se retirerait de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), faisait planer le doute sur la garantie de sécurité américaine, voulait faire payer davantage ses alliés européens accusés de profiter abusivement de la protection américaine et, surtout, prétendait mettre fin à la guerre en Ukraine « en 24 heures ». L’humiliation du président ukrainien dans le Bureau ovale le 28 février dernier faisait craindre aux Européens que la nouvelle administration américaine ne torde le bras à l’Ukraine pour la forcer à une capitulation face à Moscou.

Face à ces risques, les dirigeants européens ont à la fois manié la diplomatie et fait monter les enchères sur leurs conditions. Emmanuel Macron a organisé une rencontre entre Donald Trump et Volodymyr Zelensky lors de la cérémonie de réouverture de Notre Dame en décembre 2024, avant même la prise de fonction du nouveau président, et les pays européens n’ont eu de cesse ensuite de faire revenir la position américaine à un soutien à l’Ukraine. Plusieurs réunions de haut niveau, notamment à Londres et à Paris, ont permis non seulement de mettre sur la table la question des garanties de sécurité, mais aussi d’apporter une offre européenne concrète qui évitait de se tourner vers Washington en position de quémandeur. Les principaux dirigeants européens ont rencontré Donald Trump à Washington avec le président ukrainien le 18 août, trois jours après le sommet Trump-Poutine à Anchorage. De la sorte, la question des garanties de sécurité à apporter à l’Ukraine est devenue une condition centrale d’une « paix juste et durable », pour qu’un éventuel arrêt des hostilités ne se contente pas d’acter les gains territoriaux de la Russie (qui contrôle 20 % du territoire ukrainien, contre 8 % avant la guerre), mais s’accompagne d’une véritable garantie pour l’indépendance, la liberté et l’avenir de la nation ukrainienne.

Certes, le changement de la position américaine ne s’explique pas seulement par les pressions européennes et ukrainiennes. Il est aussi le résultat d’une déception de Washington face à la raideur de la position russe, peu encline à des concessions sur ses exigences maximalistes (désarmement, neutralisation et « dénazification » de l’Ukraine, reconnaissance des annexions territoriales, et même levée des sanctions). Il est aussi la conséquence des réticences de l’opinion américaine, y compris au sein du camp républicain, à prendre ouvertement le parti de la Russie contre l’Ukraine, ce qui rendrait invendable un accord arraché à n’importe quel prix. Donald Trump a réduit le soutien à l’Ukraine, sans l’arrêter totalement, mais il a fini par manifester une impatience croissante vis-à-vis de Moscou, et les choses vont sans doute encore évoluer alors que Vladimir Poutine et Xi Jinping ont mis en scène leur intimité au sommet de l’Organisation de coopération de Shangaï à Tianjin. En marge de l’Assemblée générale de l’ONU, Donald Trump a notamment qualifié la Russie de « tigre de papier », encourageant l’Ukraine à « récupérer ses terres ».

Il n’est pas certain que les Européens auront finalement gain de cause sur les garanties de sécurité. Le déploiement de forces européennes en Ukraine, refusé par Moscou, est en réalité un obstacle à l’arrêt des combats. En outre, même si la « coalition des volontaires » se targue d’avoir recueilli les engagements de vingt-six pays, beaucoup d’entre eux ne veulent pas s’impliquer sans un soutien américain fort (qui reste encore hypothétique, même si Donald Trump a parlé d’un soutien aérien), et que plusieurs capitales (Berlin, Rome, Varsovie) ont manifesté de fortes réticences à déployer des troupes au sol.

L’issue de ce débat n’est pas certaine, d’autant que la question de la « neutralité » de l’Ukraine, ou de son appartenance à l’alliance occidentale, faisait partie des « causes profondes » du conflit, pour reprendre le vocabulaire de Moscou. Mais il n’est pas contestable que les Européens ont fait preuve de volontarisme, liant la sécurité de l’Ukraine à leur propre sécurité. Un format des principales capitales, incluant le Royaume-Uni, bien qu’il ait quitté l’Union européenne, s’est ainsi cristallisé (ancien format « Big 6 » pré-Brexit : Berlin, Londres, Madrid, Paris, Rome, Varsovie), avec les représentants des institutions (présidente de la Commission européenne, président du Conseil européen) et la personnalité singulière du président finlandais, Alexander Stubb, très apprécié dans les milieux européens… et par Donald Trump, parce qu’il joue bien au golf.

Les Européens ont aussi augmenté significativement leur aide militaire à l’Ukraine, qui dépasse désormais celle des Etats-Unis. L’Ukraine reste dépendante du renseignement américain et de certains équipements américains comme les systèmes antimissiles. Les Européens ont accru leur production et leurs achats aux Etats-Unis pour permettre à l’Ukraine de tenir dans l’épreuve de force en cours. Face aux incursions « russes », des réflexions sont en cours sur une « alliance des drones » que l’Ukraine maîtrise et qui font des ravages à l’arrière des lignes russes.

C’est là que le dossier ukrainien rejoint celui de l’alliance atlantique. En proposant en mars le plan ReArm Europe de 800 milliards € (financés par l’endettement), la présidente de la Commission européenne prenait les devants des critiques américaines sur l’insuffisance des dépenses militaires européennes. Mais elle manifestait aussi la volonté des Européens de prendre davantage leur défense en main. Les Français ont bataillé ferme pour que la partie commune de ce plan, basée sur un endettement commun, avalise le principe d’une part minimale de 65% de matériels européens dans les acquisitions communes (règlement SAFE). La Commission européenne n’ayant qu’un budget réduit pour la défense, l’effort va reposer principalement sur les Etats membres, mais il est déjà acquis que les principaux bénéficiaires de l’instrument SAFE (150 milliards €), qui leur permettra d’emprunter à des taux bonifiés, seront la Pologne, la Roumanie, la France, l’Italie et la Belgique (ces trois derniers pays étant handicapés par un fort endettement national). L’Allemagne a débloqué son « frein à l’endettement » pour faire passer ses dépenses militaires de 80 à 150 milliards €.

Ce réarmement européen, déjà engagé depuis au moins le début de la guerre en Ukraine, a permis aux Européens de négocier le tournant du sommet de l’OTAN à La Haye (24-25 juin) en position favorable. On retient volontiers de ce sommet que le président américain a forcé les Européens à faire passer leurs dépenses militaires de 2% du PIB (le seuil qu’avait fixé le sommet du Pays de Galles en 2014, après la première action de force russe en Ukraine) à 5%, et à s’engager à acheter du matériel américain. La réalité est plus complexe. Sans doute les Européens n’auraient-ils pas pris eux-mêmes cet engagement, pas plus qu’ils ne l’avaient fait en 2014 pour l’objectif de 2%. C’est un engagement pris dans le cadre de l’OTAN sous la pression américaine. Les Européens se sont lancés volontairement dans ce réarmement parce qu’ils en perçoivent eux-mêmes la nécessité. Seule l’Espagne de Pedro Sanchez a refusé l’objectif de 5% (même s’il n’y a aucune exemption dans le communiqué de La Haye). Le chiffre de 5 % se décompose lui-même en dépenses militaires à proprement parler (3,5%, y compris les dépenses d’aide militaire à l’Ukraine, ce qui rejoindra le niveau actuel de l’effort de défense aux Etats-Unis) et investissements civils et d’infrastructures (1,5%). Le plan de réarmement allemand vise ainsi à atteindre 3,5% du PIB en dépenses militaires pour 2029. L’échéance fixée par l’OTAN est en réalité plus lointaine (2035 !), avec une clause de révision en 2029, donc après la prochaine élection présidentielle américaine.

Ce qu’on a moins retenu de ce sommet, c’est ce que les Européens ont obtenu : d’abord, la présence de Donald Trump, qui n’était pas acquise. Le sommet a été écourté et le communiqué a été raccourci (cinq paragraphes, lisibles par tous, ce qui n’est pas en soi une mauvaise chose en comparaison des longs communiqués indigestes produits par ce type de rencontres). Le plus important, c’est que ce communiqué réaffirme la garantie de l’article 5 du traité de Washington (la défense collective) et l’affirmation que les Alliés « soutiendront [l’Ukraine…] dans la durée ». Sur l’élargissement de l’OTAN à l’Ukraine, le communiqué est en recul par rapport aux déclarations antérieures réaffirmant (de façon continue depuis 2008) que l’Ukraine entrerait dans l’OTAN. Mais, en réalité, ce processus d’élargissement était déjà gelé du fait de l’opposition russe (surtout depuis le début de la guerre en Ukraine) et le communiqué n’invalide pas les engagements antérieurs.

Sur le sujet sensible des achats d’armes aux Etats-Unis, les Européens ne se sont engagés à rien d’autre qu’à poursuivre et accélérer la coopération transatlantique (y compris dans la déclaration de Turnberry qui parle « d’augmenter substantiellement » les achats d’armes américaines, sans donner aucun chiffre. Le fait est qu’une bonne partie des acquisitions se fait d’ores et déjà aux Etats-Unis (55% des importations européennes, selon le SIPRI, sur la période 2019-2023, un chiffre en augmentation du fait des achats d’armes pour l’Ukraine). Dans le même temps, la France faisait accepter à ses partenaires dans le programme SAFE le principe que 65 % des acquisitions devraient se faire en Europe (sauf quand les matériels n’y sont pas disponibles). Bon exemple de rééquilibrage : la décision du Danemark de s’équiper en systèmes antimissiles franco-italiens SAMP/T plutôt qu’en Patriot américains.

Le bilan de l’action européenne sur ces dossiers peut donc être salué comme positif. Les Européens ont tenu fermement sur leurs positions. En agissant de façon unie, ils ont fait preuve de diplomatie, su influencer l’administration Trump pour éviter qu’elle ne dérive vers une mauvaise paix avec Poutine et obtenu la réaffirmation du lien transatlantique et la poursuite du soutien à l’Ukraine. Ils ont simplement accepté d’augmenter leur effort de défense, ce qui était déjà leur trajectoire, et ce qui est cohérent avec leur volonté de peser sur les questions de sécurité. Ursula von der Leyen a rappelé dans son discours du 10 septembre au Parlement européen que les Européens doivent assumer la responsabilité de leur propre sécurité (comme cela est répété depuis 2016) et mettre en place « une posture de défense européenne forte et crédible pour garantir notre sécurité », même si « l’OTAN restera toujours essentielle ». Cette posture est indispensable alors que des doutes existent sur la pérennité de l’engagement américain dans l’alliance atlantique. L’évolution européenne, importante dans les dernières années, n’en est sans doute qu’à ses débuts.

Le « traité inégal » sur les questions économiques et commerciales : un choix géoéconomique et géopolitique

Par contraste, le bilan apparaît négatif sur le front économique et commercial. L’accord commercial de Turnberry est un mauvais accord, asymétrique et inégal, par lequel les exportations européennes sont taxées à 15% quand les exportations américaines sont libres de droits (en tout cas sur les biens industriels). L’Union européenne visait un accord de libre-échange équilibré (zéro tarif sur les biens industriels). Elle a menacé de représailles, mais elle s’est rendue sans combattre. Elle a offert une victoire au tableau de chasse de Donald Trump, alors même que ce dernier adopte une posture hostile à son égard. Elle a avalisé une entorse aux normes universelles du GATT et de l’OMC (la clause de la nation la plus favorisée, la réciprocité). Elle est apparue comme faible. L’image est particulièrement désastreuse dans l’opinion, 77% des Européens considérant que cet accord profite d’abord à l’économie américaine, 60% souhaitant la démission d’Ursula von der Leyen, 52% ayant ressenti de « l’humiliation ». Pour les Français en particulier, attachés à l’idée d’universalité et à l’égalité des nations, c’est un accord révulsant. Comment justifier que les vins américains puissent entrer quasiment libres de droits alors que les vins français vont subir une taxation de 15% ? Emmanuel Macron a réagi quelques jours après l’accord en affirmant que l’Union n’avait pas été assez « crainte » et que « la France n’en restera pas là ».

Ce qui est particulièrement contestable, c’est que l’accord est conclu sans limitation de durée, au nom de la « prévisibilité » pour les acteurs économiques, alors que l’accord de l’OTAN sur les dépenses militaires prévoyait au moins une clause de révision après les prochaines élections américaines. Et certains craignent que les Etats-Unis ne tiennent pas leurs engagements et décident de nouvelles mesures tarifaires.

Malgré tout, l’analyse doit prendre en compte d’autres considérations.

D’abord, l’accord doit être regardé précisément dans le détail. Certains biens échappent à la taxation, comme les avions et pièces aéronautiques, médicaments génériques et précurseurs, du fait de l’intégration des chaînes de production entre les deux rives de l’Atlantique. D’autres n’échappent pas à une taxation plus lourde, comme l’acier et l’aluminium. On a souvent comparé le taux de 15% de l’Union européenne avec celui de 10 % obtenu par le Royaume-Uni, mais dans le cas des Britanniques le taux s’ajoute aux taxes existantes (y compris lorsqu’elles sont très élevées), alors que pour l’Union il se substitue aux taxes antérieures (qui étaient déjà de 5% en moyenne, ce qui ramène l’augmentation à 10%). On peut considérer que l’accord limite les dégâts, notamment par rapport à la taxation de 30% envisagée par Washington et préserve ce qui peut l’être de l’intégration économique transatlantique.

Ensuite, la question est de savoir si les Européens auraient eu un intérêt à une guerre commerciale, et à… la gagner. La composition des échanges montre que les Européens exportent une fois et demie plus de biens aux Etats-Unis qu’ils n’en importent, en particulier en médicaments, produits pharmaceutiques et véhicules motorisés. L’excédent se monte à 200 milliards € en 2024 (dont la moitié par l’Allemagne). Et dans les biens importés, une bonne part sont des biens primaires, notamment le gaz naturel liquéfié (GNL) acheté en substitution au gaz russe, et des biens intégrés dans les chaînes de production (aéronautique, industrie pharmaceutique). Tout cela limitait les capacités de représailles européennes. Et explique que beaucoup de pays, en particulier l’Allemagne, l’Italie, l’Irlande (cette dernière ayant profité de son régime fiscal favorable pour attirer des entreprises, pharmaceutiques par exemple), ont préféré subir une surtaxe plafonnée en espérant préserver leurs exportations, plutôt qu’une taxation élevée qui aurait amoindri leurs exportations et, donc, leur production et leurs emplois. Le même raisonnement a inspiré les autres pays qui ont accepté de tels accords asymétriques avec les Etats-Unis. La France, quatrième exportateur européen vers les Etats-Unis, a une balance commerciale relativement plus équilibrée, elle avait moins à perdre, mais elle était relativement isolée dans son refus d’un accord asymétrique et elle avait aussi des intérêts à préserver (aéronautique, pharmacie, agriculture et boissons).

Une guerre commerciale aurait été coûteuse, en prévisibilité pour les acteurs économiques, en croissance, en emplois, en inflation, en investissements. Elle aurait détricoté davantage la relation transatlantique et l’économie mondiale. Peut-être le bras de fer aurait-il permis de conclure un accord plus favorable… ou pas. Dans le passé, des guerres commerciales se sont terminées par des accords : par exemple, à la fin du XIXe siècle, entre l’Allemagne et la France et entre l’Allemagne et la Russie. Malgré la rivalité politique et stratégique entre l’Allemagne et ces deux pays, il y a eu un intérêt économique convergent à commercer. En revanche, il n’y a pas eu d’accord entre les Etats-Unis, très protectionnistes à l’époque, et leurs concurrents. Et le Royaume-Uni a accepté de rester libre-échangiste et d’ouvrir ses importations, malgré le protectionnisme des autres puissances, Etats-Unis ou Allemagne. Le choix n’est pas forcément entre un bon et un mauvais accord, mais entre un accord et pas d’accord.

Il serait logique que l’accord conclu aboutisse à rééquilibrer les échanges commerciaux transatlantiques, et on voit déjà des signes d’augmentation des investissements aux Etats-Unis. Mais quel est le sens de tout ceci ? Si les Européens sont excédentaires avec les Américains, c’est qu’ils sont plus compétitifs. S’ils parviennent à maintenir leurs exportations malgré les surtaxes, c’est le signe qu’ils le resteront. Par leur politique protectionniste, les Etats-Unis se protègent de la concurrence mondiale, mais cela les rendra-t-il plus forts, alors que leur industrie ne pèse plus que 12% du PIB, contre 25% il y a trente ans ? Les Américains devront payer leurs produits importés plus cher, ce qui nourrira l’inflation, ou ne pourront plus les payer. Parviendront-ils à produire davantage ? L’ancien chancelier allemand Helmut Schmidt a dit un jour (en pensant à l’Allemagne) qu’un pays excédentaire dans ses échanges travaille en réalité pour les autres pays, car il produit les biens que consomment les autres. Les Américains, dont le déficit commercial était interprété par certains comme un prélèvement sur le reste du monde (financé par le « privilège du dollar »), vont-ils se mettre à travailler davantage pour les autres ? Et si les échanges se rééquilibrent dans l’avenir, les Européens ne partiront-ils pas d’une base plus favorable pour envisager des représailles et rediscuter des tarifs ?

L’Union européenne a pris aussi des engagements, dans l’accord de Turnberry, d’acheter 750 milliards $ de produits énergétiques aux Etats-Unis, et 40 milliards de puces électroniques, et d’y investir 600 milliards dans des secteurs stratégiques (d’ici à 2028). Cela a été interprété comme un autre signe du caractère léonin de l’accord. Mais ces engagements sont politiques et non juridiques, ne fût-ce que parce que l’Union européenne n’a pas la compétence pour acheter des produits énergétiques ou effectuer des investissements. Ce ne sont que des estimations et des prévisions sur ce que les Etats et les entreprises décideront. L’échéance de 2028 correspondra par ailleurs à l’élection présidentielle américaine, et il n’est pas certain que le prochain candidat républicain verra un intérêt à mettre en avant que l’accord n’a pas été respecté. Si la prochaine administration américaine veut renégocier le « deal » ensuite, on en reviendra au point de départ, avec une nouvelle négociation sur tous les éléments.

On a beaucoup reproché encore à l’Union européenne de n’avoir pas mis sur la table la question des services, secteur où l’excédent américain est énorme (150 milliards €, notamment en droits de propriété intellectuelle et en services numériques) et compense largement (mais pas totalement) le déficit commercial. Il n’y a pas eu d’accord entre pays européens pour taxer les entreprises numériques américaines, notamment par la politique fiscale qui relève de l’unanimité dans la prise de décision. Et il est vrai que cet excédent traduit la domination des géants numériques américains, puisque les Européens n’ont pas réussi jusqu’à présent à faire émerger des géants comme les GAFAM. Au moins ont-ils préservé leur souveraineté numérique, en refusant d’amender leurs législations malgré les pressions américaines. Donald Trump s’en est pris aux Européens, après l’accord de Turnberry, mais il y a là une ligne rouge et elle doit le rester. Après quelques hésitations, l’Union européenne vient d’ailleurs d’infliger une nouvelle amende de 3 milliards € à Google pour ses pratiques d’autoréférencement qui violent les règles européennes de concurrence.

L’accord de Turnberry correspond en réalité à un choix géoéconomique et géopolitique. L’Union européenne pouvait-elle se permettre une guerre commerciale avec les Etats-Unis tout en étant dans une quasi-guerre avec la Russie, et dans une « rivalité systémique » avec la Chine ? Devait-elle préserver l’économie transatlantique et les échanges mondiaux, ou surenchérir dans le protectionnisme et pousser davantage les Etats-Unis dans leur voie nationaliste ? Dans le contexte global, elle a accepté l’asymétrie de la relation, elle a privilégié le maintien du lien transatlantique, ce qui est cohérent avec sa position dans le dossier de l’Ukraine et de l’OTAN. Elle s’est accommodée d’un accord inégal, comme d’autres pays qui ont conclu des accords similaires avec les Etats-Unis (Corée du Sud, Indonésie, Japon, Pakistan, Royaume-Uni, Thaïlande). Ces accords reconstituent d’ailleurs en filigrane un bloc occidental dont le deuxième mandat de Donald Trump paraissait menacer l’unité. La géoéconomie rejoint ainsi la géopolitique. D’avoir choisi la diplomatie plutôt que la guerre, il ne faut pas tirer la conclusion que l’Union européenne a choisi l’impuissance.

Mais il faut évidemment tirer les leçons de ce qui s’est passé. D’abord, il est clair que nous avons changé de monde, non seulement du fait du retour de la guerre et des affrontements de puissance, mais aussi du fait du retour du protectionnisme. Ce n’est pas seulement la fin du rêve de « fin de l’Histoire » (Francis Fukuyama) et de « mondialisation heureuse » (Alain Minc) post-guerre froide. C’est aussi le retour au monde d’avant la Seconde Guerre mondiale, quand le protectionnisme était considéré comme légitime et naturel. Les Etats-Unis ont tourné le dos à l’idéologie du libre-échange et cela risque d’être durable. Alors qu’ils avaient soutenu la création de l’OMC en 1994 (accord de Marrakech), ils ont commencé à critiquer et à affaiblir l’organe supranational de règlement des différends dès les présidents George W. Bush puis Barack Obama, jusqu’à ce que Donald Trump finisse par le bloquer systématiquement lors de son premier mandat. Par une combinaison de nationalisme, d’isolationnisme, d’égoïsme économique et de primat donné à la géopolitique, les Etats-Unis ne croient plus au libre-échange comme fondement de prospérité et de sécurité.

Dans ce contexte, l’Union européenne fait face à un défi redoutable. Fondée sur le libre-échange, le marché intérieur, la politique commerciale commune doit affronter la recrudescence du protectionnisme et la politisation des échanges. Le logiciel de la Direction générale du commerce et de la sécurité économique est intrinsèquement libéralisateur. Pour le moment, elle s’y tient, non seulement par l’accord de Turnberry, mais aussi par la poursuite de nouveaux accords de libre-échange (Inde, Indonésie, MERCOSUR, Mexique) et par la mise en place d’un mécanisme alternatif de règlement des différends commerciaux avec les partenaires qui y consentent (cinquante-sept pays). Ce « plurilatéralisme » est une réponse à la crise du multilatéralisme.

Mais la réalité du monde oblige à regarder davantage les affaires du commerce sous le prisme de la réciprocité et de la sécurité. Le changement de mentalité a commencé, notamment sous l’impulsion de la France, par exemple par la mise en place d’un dispositif de contrôle des investissements étrangers, de contrôles de réciprocité dans l’ouverture des marchés publics et dans les subventions publiques, d’une forme de taxe carbone aux frontières, de taxes sur les voitures électriques chinoises, d’un instrument de lutte contre la coercition économique, etc. Cette évolution devra se poursuivre, car l’Union européenne ne pourra sauver son libre-échange à l’intérieur que si elle accepte aussi de se protéger.

La deuxième leçon est le poids qu’occupe désormais l’Allemagne dans le système européen. Tout ne se résume pas à la nationalité, et le propre de l’Union européenne est de faire travailler ensemble des personnes de pays différents. Mais le fait est que la Commission est contrôlée par Ursula von der Leyen et son directeur de cabinet Björn Seibert. « Kaiserin Ursula »  a profité de sa réélection pour supprimer tout contrepoids interne[1] et elle a fini par s’imposer comme une figure centrale du système européen et l’interlocutrice majeure de Donald Trump, y compris en participant aux réunions sur les garanties de sécurité à l’Ukraine (domaine dans lequel la Commission n’a pas de compétence établie), au détriment du président du Conseil européen, le Portugais Antonio Costa (en principe en charge de la politique étrangère et de défense). Les Allemands ont aussi une influence très forte au Parlement européen, où ils ont la délégation la plus nombreuse, avec des députés très impliqués, et une habitude de travailler entre les groupes politiques au sein de coalitions. La directrice générale du commerce à la Commission, Sabine Weyand, et le président de la Commission du commerce au Parlement européen, Bernd Lange, sont tous deux Allemands.

L’Allemagne est le pays le plus peuplé de l’Union européenne, le plus puissant économiquement, le plus compétitif au niveau des échanges, avec des finances publiques saines et bientôt le plus gros budget de défense en Europe. Il ne faut pas s’étonner que les choix européens reflètent largement les préférences allemandes, même s’il y a aussi des différences d’appréciation politique entre responsables allemands : Boris Pistorius, ministre de la défense, a ainsi contesté les empiètements de la présidente de la Commission sur les questions de défense. La protection américaine, l’approche mercantiliste de la politique commerciale, l’importance des exportations automobiles, la renationalisation rampante (sous forme de « contractualisation » avec les Etats) de la politique agricole commune et de la politique de cohésion (cf. les propositions de la Commission pour le prochain cadre financier pluriannuel 2028-2034), le vote à la majorité en politique étrangère font partie de ces préférences allemandes de long terme, et elles peuvent être partagées par d’autres pays.

La France, par contraste, pèse traditionnellement par la force de son pouvoir exécutif, mais elle est affaiblie par ses performances économiques médiocres (déficit commercial de 100 milliards €, déficit public supérieur à 5% du PIB, prélèvements obligatoires les plus élevés, chômage supérieur à la moyenne de la zone euro), son surendettement et sa crise politique interne. Elle reste influente dans le système, elle a par exemple obtenu la reconnaissance de l’énergie nucléaire comme énergie nécessaire à la transition énergétique en 2023, mais l’évolution actuelle donne raison à Hubert Védrine qui répète depuis des années que le couple franco-allemand n’existe plus depuis la réunification de l’Allemagne.

Le défi de la puissance européenne

Les Européens ont évité le pire avec l’administration Trump, sur le plan à la fois politique et économique. Leur stratégie d’influence diplomatique a eu des résultats. Elle a été payée au prix de viles flatteries au président américain[2], offrant une image peu glorieuse aux yeux de l’opinion, et nourrissant le sentiment d’humiliation. Mais elle a sa logique et son efficacité. Elle permet de gagner du temps si les Européens savent tirer les leçons des changements en cours.

Surtout, elle leur a permis de conserver leur unité, ce qui n’est pas son moindre mérite. Parmi les scénarios envisageables à la veille du second mandat de Donald Trump, il y avait celui de la « fragmentation », encouragée par une administration américaine hostile à l’Union européenne (cf. le discours de J.D. Vance à Munich le 14 février), par des dirigeants nationalistes alignés sur les nouvelles positions américaines (Fico, Meloni, Orban), et par la montée générale du courant nationaliste et populiste en Europe. Ce scénario a été évité, les derniers temps ont vu une réimplication du Royaume-Uni dans le jeu européen après les années difficiles du Brexit avec, par exemple, les sommets franco-britanniques de 2023 et 2025, le sommet du 19 mai, et la signature d’un traité germano-britannique en juillet.

Pour autant, il faut se garder de trop d’optimisme. En Allemagne, en France, en Italie, en Pologne, au Royaume-Uni et dans d’autres pays, les partis nationalistes font la course en tête. Les Européens adhèrent encore à l’idée qu’ils seront, ensemble, plus forts dans un monde de plus en plus menaçant, mais le temps n’est plus à « l’intégration toujours plus étroite », comme l’a montré le vote du Brexit. Enrico Letta a fait ce constat lucide : « Je ne pense pas que nous serions capables de faire ce que Delors et sa génération ont accompli », avec le lancement du marché unique, de l’Union européenne et de la monnaie unique. L’Union européenne survit en surmontant les crises (zone euro, terrorisme, migrations, pandémie, guerre en Ukraine, etc.) et cela montre son extraordinaire résilience. Mais elle n’a plus d’agenda intégrateur, alors que de nouveaux élargissements se profilent (Balkans occidentaux, Ukraine, Moldavie). Les exercices citoyens (consultations citoyennes de 2018, conférence sur l’avenir de l’Europe en 2021-2022) n’ont pu aboutir à une révision des traités, complexe à obtenir du fait de la nécessaire unanimité. 

John Mearsheimer, représentant éminent de l’école réaliste des relations internationales, analyse des conséquences du retrait américain et de la montée du nationalisme en Europe : « Les forces centrifuges vont s’accentuer, et il y aura davantage de tensions entre les pays européens. Dès que les Américains ne seront plus la force dominante de la politique de sécurité européenne, les Européens auront de graves difficultés à développer une capacité d’action commune. » C’est une analyse pessimiste, comme toutes celles de l’école réaliste, mais non dénuée de lucidité, et qui éclaire l’intérêt pressant que peuvent avoir les pays européens, pour leur propre sécurité, de préserver à la fois leur unité et la relation transatlantique.

Les Européens ont pour le moment évité la fragmentation. Ils ont aussi évité la « vassalisation », au sens où ils ont su définir leurs intérêts et agir de façon proactive pour les défendre. Ils ont pris le parti de s’adapter, de faire le « dos rond » face aux rodomontades de Donald Trump de mettre en œuvre une stratégie d’influence diplomatique, au risque de renvoyer une image de faiblesse. Y avait-il un autre choix ? Au moins les Européens ont-ils évité le pire et gagné du temps. Ce qui est souhaitable est qu’ils aillent vers le « sursaut », vers une affirmation de puissance, pour que l’Europe cesse d’être un « herbivore » géopolitique dans un monde de « carnivores » géopolitiques, selon l’expression du président allemand Frank-Walter Steinmeier. Quelques pistes peuvent ici être avancées.

Au chapitre de la défense, il convient de poursuivre le réarmement, la coopération européenne de défense, la mutualisation. L’Union européenne a développé des instruments mais l’effort repose d’abord sur les États membres, car cela reste une compétence éminemment nationale. Les pays européens doivent poursuivre leurs discussions sur une possible garantie de sécurité européenne, qui ne mine pas l’existence de l’OTAN, car l’Europe a besoin d’une deuxième assurance-vie en matière de défense et de sécurité à un moment où la garantie américaine devient fragile. Une sortie de la guerre en Ukraine offrirait un « test case » dans l’hypothèse où il serait possible de formaliser une garantie européenne pour la sécurité future de l’Ukraine. Cela passe aussi par la poursuite de discussions sur la contribution que peuvent apporter les forces nucléaires françaises et britanniques à la sécurité de l’Europe contre la puissance nucléaire russe.

Au plan économique, un agenda a été défini pour renforcer l’autonomie stratégique, la compétitivité de l’Europe et la sécurité économique : la réduction des dépendances critiques dans des secteurs clés (« agenda de Versailles » en 2022), la protection des infrastructures critiques, le rapport Letta sur l’achèvement du marché intérieur, le rapport Draghi sur la compétitivité, la mobilisation de l’épargne européenne pour stimuler les investissements en Europe, la mobilisation de financements publics. L’Europe doit poursuivre sa transition énergétique en raison du changement climatique et parce que cela renforce son autonomie (énergies renouvelables, nucléaire). Elle doit rattraper son retard en matière numérique et rester dans la course de l’intelligence artificielle. Elle doit rester un lieu de production attractif et une grande économie exportatrice. Elle doit réduire ses dépendances, dans les batteries, dans les semiconducteurs, dans les matières premières critiques. Elle doit rester une puissance spatiale et une puissance agricole.

Le modèle ordo-libéral allemand (une gestion rigoureuse des finances publiques, une économie compétitive et exportatrice, une cogestion avec les partenaires sociaux) reste une source d’inspiration pour l’Europe. Mais celle-ci a toujours été bâtie sur un triptyque : « la compétition qui stimule, la coopération qui renforce, la solidarité qui unit », selon les mots de Jacques Delors. Il faut aussi maintenir ce volet de solidarité qui assure la cohésion européenne (les aides de la politique régionale, le socle de protection sociale, le plan de relance post-Covid qui a aidé en priorité l’Italie et l’Espagne). Et les instruments et financements communautaires doivent être les catalyseurs d’une coopération qui ne peut reposer que sur les États : en politique étrangère, dans la défense, dans le spatial, dans la politique industrielle (à travers les aides d’Etat), sur la sécurité économique.

L’évolution du monde oblige aussi l’Europe à mettre davantage l’accent sur la protection et la réciprocité dans ses échanges avec l’extérieur. Certes, c’est le commerce et l’interdépendance qui créent la richesse. Mais le « plurilatéralisme » avec des pays tiers choisis et volontaires ne sauvera pas le multilatéralisme de la nouvelle compétition géopolitique. L’accroissement des tensions géopolitiques implique une attention croissante à la sécurité économique et au « juste échange ». Sous l’impulsion notamment de la France, beaucoup a déjà été fait. L’Union européenne devrait tirer les conclusions de l’évolution protectionniste des Etats-Unis en misant davantage sur son marché intérieur et en acceptant de se protéger et de mobiliser davantage la puissance publique (au niveau national comme au niveau européen) afin de consolider sa puissance économique sans naïveté par rapport au monde extérieur. C’est un changement de logiciel par rapport aux principes libéraux qui ont longtemps guidé la construction européenne dans le cadre d’un monde occidental libéral et c’est un débat qui va se poursuivre entre des pays traditionnellement ouverts (au nord de l’Europe) et des pays qui plaident pour des protections (comme la France). 

Emmanuel Macron l’a dit avec justesse : « Pour être libre dans ce monde, il faut être craint, et pour être craint il faut être puissant ». C’est aussi vrai dans le champ économique, et c’est la leçon que les Européens doivent tirer de leurs relations tumultueuses avec Donald Trump durant les derniers mois.


[1] Cf. l’éviction de Thierry Breton, qui lui résistait, et la critique par Michel Barnier de la « dérive autoritaire ».


[2] Cf. par exemple le surnom de « Daddy » donné par Mark Rutte, Secrétaire général de l’OTAN, à Donald Trump

Directeur de la publication : Pascale Joannin

Les Européens face à Trump : déshonneur, impuissance ou influence ?

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