L'Europe de la défense du sommet de Saint Malo à la présidence française de l'Union européenne : la naissance d'un acteur stratégique.

Stratégie, sécurité et défense

Camille Grand

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22 décembre 2008

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Grand Camille

Camille Grand

Directeur de la Fondation pour la recherche stratégique (www.frstrategie.org). Auparavant, il a été notamment sous-directeur des questions multilatérales et du désarmement au sein de la direction des affaires stratégiques du ministère des Affaires étrangères et européennes (2006-08) et conseiller diplomatique adjoint du ministre de la Défense, (2002-2006). Il enseigne à Sciences Po et à l'Ecole nationale d'administration (ENA).

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Introduction :

Dans la marche parfois chaotique vers la création de l'Europe de la défense, le sommet franco-britannique de Saint Malo du 4 décembre 1998 restera comme l'acte de naissance de la vision moderne de l'Europe de la défense. La création de la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD) lors du Conseil européen de Cologne en 1999 est un résultat direct de ce sommet.

Ce virage a été rendu possible par la conjonction de deux facteurs : d'une part, la volonté du Royaume-Uni de Tony Blair de se rapprocher de l'Union européenne en abandonnant l'idée britannique traditionnelle selon laquelle l'Europe de la défense ne saurait se construire qu'au sein de l'Alliance atlantique et, d'autre part, le choix français de ne plus ériger le projet de défense européenne en modèle concurrent ou alternatif de l'OTAN. Comme cela avait été alors relevé, les Britanniques étaient devenus idéalistes et les Français pragmatiques. Concrètement, le sommet de Saint Malo s'est traduit par l'adoption d'une " déclaration commune sur la défense européenne " appelant à l'établissement de moyens militaires " autonomes " pour l'Union européenne.

Cette vision conjointe n'a pu voir le jour qu'à la lumière des échecs de l'Europe face à la crise bosniaque, mais aussi des divergences euro-américaines sur ce dossier. La nécessité et la pertinence d'un projet visant à doter l'Europe d'une forme d'autonomie en matière de défense, sans pour autant renoncer à l'Alliance atlantique, étaient démontrées. Cette vision a été reprise par l'ensemble des pays de l'Union européenne lors du Conseil européen de Cologne qui a formellement établi la PESD et marqué le transfert à l'Union européenne de compétences militaires jusque-là dévolues à l'Union de l'Europe occidentale.

Dix ans après, il est intéressant de dresser un bilan critique de ce processus. Parmi les commentateurs, il est de bon ton de tenir un discours sombre soulignant les lacunes persistantes de l'Union européenne en matière militaire par comparaison avec les Etats-Unis ou l'OTAN en oubliant les progrès accomplis en l'espace d'une décennie. Notre propos sera donc de relire le développement de l'Europe de la défense comme ce qu'il est, c'est-à-dire un processus parfois difficile, souvent lent et incontestablement inachevé, mais qu'il faut juger comme un processus dynamique, prenant en compte les avancées depuis 1998.

L'Europe est enfin devenue un acteur militaire

Si l'année 2008 marque le dixième anniversaire du lancement de la PESD, elle correspond aussi au soixantième anniversaire de la signature du traité de Bruxelles (17 mars 1948), autre initiative franco-britannique qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, instituait l'Union de l'Europe occidentale (UEO) et reste à ce jour le texte fondateur de la solidarité européenne en matière de sécurité collective : il demeure, dans son article 5, le seul texte instituant une obligation d'assistance militaire entre Européens.

Entre ces deux dates, que s'est-il passé ? Pourquoi l'Europe a-t-elle cessé d'être un acteur militaire, alors même qu'avec la création des Communautés européennes et le développement de la coopération européenne, l'unité de destin devenait de plus en plus manifeste ?

Trois phénomènes expliquent sans doute cet état de fait qui a perduré jusqu'aux années 90 :

La création de l'Alliance atlantique en 1949 a conduit à lui confier la fonction de défense collective et de planification militaire au détriment de l'UEO face à une menace soviétique dont chacun reconnaissait qu'elle ne pouvait être traitée qu'à travers une forte relation de défense avec les Etats-Unis et leur présence militaire en Europe. La défense de l'Europe s'est ainsi pendant des décennies confondue avec l'OTAN. L'échec de la Communauté européenne de défense (idée française en 1952 tuée par un vote du parlement français en 1954) a largement contribué à établir l'idée selon laquelle la défense n'était pas le projet qui pourrait mobiliser et unifier les Européens, si bien que les " Pères fondateurs " ont délibérément mis le sujet de côté. La vision française d'une Europe autonome s'est toujours heurtée au scepticisme des partenaires européens de la France qui, en outre, la soupçonnait (parfois à raison) d'avoir pour objectif inavoué d'affaiblir l'OTAN et le lien transatlantique au nom de " l'Europe puissance ".

La fin de la guerre froide a permis de revoir ces contraintes et de rouvrir le débat en fonction de paramètres nouveaux. Le traité de Maastricht a posé une première pierre en établissant la Politique étrangère et de sécurité commune et en ouvrant la voie vers une coopération plus étroite en matière de défense. Le débat au sein de l'Alliance atlantique s'est décrispé avec la reconnaissance, dans un premier temps, de l'Identité européenne de défense et de la possibilité pour les Européens de recourir aux moyens de l'OTAN (accord dits de Berlin en 1996). Le débat des années 90 a vu le glissement d'une question de principe " L'Union européenne peut-elle et doit-elle devenir un acteur en matière de sécurité ? " à une question pratique " Quelles institutions pour quel niveau d'ambition en matière de défense ? ".

A partir de Saint Malo, le processus s'est accéléré en deux temps. Une première phase, allant schématiquement de 1999 à 2002, a vu l'Union se doter des instruments institutionnels nécessaires à sa montée en puissance comme acteur de la gestion des crises. Une seconde phase, de 2003 à 2008, a vu " l'opérationnalisation " de la PESD à travers le lancement d'une grande variété de missions et d'opérations civiles, civilo-militaires et militaires marquant l'émergence de l'Union européenne comme véritable acteur de la gestion des crises.

Le développement des outils institutionnels de la PESD : donner à l'Union les moyens d'agir

Le processus initié à Saint Malo s'est tout d'abord concentré sur la mise en place des outils institutionnels capables de donner à l'Union européenne les moyens d'agir. Il serait fastidieux d'entrer dans une description exhaustive du dispositif complexe en place depuis 2000 et élaboré à partir du Conseil européen de Cologne. Juridiquement, il s'appuie sur les traités de Maastricht, puis de Nice, et sur les embryons d'outils dont disposait l'UEO. [1]

Pour mémoire, l'Union s'est dotée en quelques années d'un cadre de gestion des crises civiles et militaires comprenant en particulier :

le Secrétaire général/Haut représentant (SG/HR, Javier Solana depuis la création du poste en 1999) ; le Comité politique et de sécurité (COPS) composé de représentants nationaux " au niveau des hauts fonctionnaires / ambassadeurs " qui exerce " sous la responsabilité du Conseil, le contrôle politique et la direction stratégique des opérations de gestion de crise ", en pratique 27 ambassadeurs distincts des Représentants permanents auprès de l'UE des Etats-membres siègent au sein du COPS qui assure le pilotage de la PESC et de la PESD ; le Comité militaire de l'UE (CMUE), composé des chefs d'état-major des Etats membres ou de leurs représentants, qui donne des avis militaires au COPS et formule des recommandations, dont la présidence est actuellement assurée par le général Henri Bentégeat (ancien chef d'état-major des Armées français) ; l'Etat-major de l'UE (EMUE) fournit une expertise et un soutien militaire ; formellement, il fait partie du Secrétariat du Conseil et coopère étroitement avec ses structures civiles elles-mêmes renforcées ; enfin, un Centre de situation (SITCEN) assume une fonction de suivi des crises.

Il est à noter que, parallèlement à la mise en place des outils de la PESD, étaient négociés les accords UE-OTAN dits " Berlin + " qui, depuis décembre 2002, autorisent l'Union à avoir recours aux moyens de commandement de l'Alliance. Depuis cette date, cette formule a été employée à plusieurs reprises, en particulier dans les Balkans, mais d'autres voies autorisant des opérations autonomes grâce au recours à des états-majors (OHQ) nationaux ont également été utilisées. Reste en débat la possibilité pour l'Union de mener une opération à travers un OHQ européen qui n'existe actuellement que sous une forme embryonnaire mais dont la montée en puissance est envisagée en cas de crise.

En quelques années, l'Union européenne s'est ainsi dotée d'outils institutionnels de gestion des crises ; outils imparfaits voire incomplets, mais qui lui ont permis de lancer, à partir de fin 2002, ses premières opérations PESD.

Les opérations de la PESD : l'affirmation progressive de l'UE comme acteur stratégique

De manière aussi inattendue que paradoxale, l'Union européenne s'est d'abord affirmée dans la sphère opérationnelle.

L'Union a ainsi lancé pas moins de 23 missions au titre de la politique européenne de sécurité et de défense, dont 6 opérations militaires significatives (voir tableau ci-dessous). Elle s'est engagée dans les Balkans, en Afrique, au Moyen-Orient, en Afghanistan, jusqu'en Asie du Sud-Est et, récemment, dans le Caucase du Sud et l'Océan Indien.

Tableau 1 Les opérations de gestions de crise de l'Union européenne

Note : Les opérations civiles apparaissent en noir et les opérations militaires en rouge. Les dates sont celles de lancement de l'opération (le déploiement effectif intervient parfois quelques semaines ou quelques mois plus tard) et de fin de l'opération quand elle est terminée. Les chiffres de personnels civils et militaires déployés peuvent varier dans le temps.

Ces missions ou ces opérations ont eu une ampleur très variable, de quelques dizaines d'observateurs, de policiers ou de conseillers civils (Aceh ou Irak) à plusieurs milliers de soldats (Bosnie-Herzégovine ou Tchad). Si elles ont été le plus souvent terrestres, l'opération " Atalanta " au large de la Somalie, marque l'entrée de l'Union européenne dans le domaine naval. Elles ont été lancées de manière autonome avec le recours à des moyens de commandement nationaux français, allemand ou britannique, ou en tirant profit des arrangements de commandement mis en place avec l'OTAN (dits " Berlin + "). Elles se sont montées en complément ou en appui de missions des Nations unies (à deux reprises en République démocratique du Congo), de l'Union africaine (au Tchad) ou de l'Otan (au Kosovo ou en Afghanistan), parfois dans des délais très courts en réponse à des crises (Artémis au Congo ou en Géorgie), parfois dans une logique de relais très planifié de l'Otan (Althea en Bosnie-Herzégovine). Elles ont impliqué la quasi totalité des Etats membres de l'Union et parfois associé des Etats tiers.

Cette grande diversité démontre le large spectre des opérations engagées par l'Union européenne depuis 2003 et la gamme des compétences dont elle dispose, qui couvre la presque totalité des missions dites de Petersberg. [2]

Le prochain chapitre : les défis de la PESD

Le chemin parcouru depuis 1998 ne doit pas faire oublier que la PESD est encore en développement. Trois grands défis conditionnent la pleine réussite de l'Europe de la Défense, ce sont les chantiers de la prochaine décennie pour une part ouverts lors de la présidence française du Conseil de l'Union européenne.

Le défi de la crédibilité militaire

L'Union européenne doit être plus crédible : ses capacités militaires ne sont pas encore à la mesure des crises du monde actuel. En matière capacitaire, les initiatives du précédent cycle (1998-2008) n'ont pas porté leurs fruits. [3]

Pourtant, dès Saint Malo, Français et Britanniques affirmaient la nécessité de doter l'Union de "forces militaires crédibles". En 1999, lors du Conseil européen d'Helsinki, un objectif clair et réaliste était affiché : l'Union devait être capable de déployer 60.000 hommes en 60 jours pour une durée d'un an (Helsinki Headline Goal). Depuis, une analyse détaillée des besoins sous la forme d'un catalogue de capacités a fait apparaître des déficiences dans 64 domaines auxquels, dans 52 cas, aucune réponse satisfaisante n'a été apportée malgré deux initiatives complémentaires visant à renforcer ces capacités.

La création en 2003 de l'Agence européenne de défense (AED) avait pour but de mobiliser les Etats au service de ces objectifs capacitaires en créant une véritable agence des capacités et de l'armement, mais n'a pas encore donné les résultats attendus, faute d'une véritable mobilisation des Etats membres. Le lancement des groupements tactiques 1500 (GT 1500 ou EU Battle Groups), résultat d'une autre initiative du ministre français de la Défense, Michèle Alliot-Marie, lancée en juin 2004, a permis de renforcer la capacité de réponse immédiate de l'Union par la mise en place de forces de réaction rapide de 1500 hommes disponibles en permanence par rotation pour réagir aux crises.

En dépit de tous ces efforts, et presque 10 ans après Helsinki et 5 ans après l'adoption d'une version révisée, l'objectif capacitaire initial n'a toujours pas été atteint. Une réalité demeure : sur près de 2 millions de soldats européens, seuls 20% sont réputés déployables et à peine 3% - soit environ 60.000 - sont effectivement engagés actuellement dans des opérations qu'il s'agisse de missions nationales, de l'UE, de l'OTAN ou de l'ONU. L'essentiel de cet effort est assumé par 7 pays déployant entre une dizaine de milliers (Royaume-Uni, France, Allemagne, Italie) et plusieurs milliers d'hommes (Pays-Bas, Espagne, Pologne), les 20 autres Etats membres ne déployant au mieux que quelques centaines de soldats.

Contrairement à une idée reçue, la question n'est pas strictement budgétaire. S'il est important d'éviter l'effritement, année après année, des dépenses militaires européennes, il faut surtout dépenser mieux les 200 millions € que consacre chaque année l'Europe à sa défense ce qui place ce budget cumulé au deuxième rang mondial derrière les Etats-Unis. En pratique, les forces européennes sont encore trop souvent des armées de la Guerre froide dédiées à la protection du territoire et non aux missions de projection, quotidien des armées modernes. Pourtant, moins de 15% de cette somme est employée à des acquisitions d'armements modernes et l'effort n'est que trop rarement porté sur les capacités prioritaires et plus rarement encore sur des programmes développés en commun.

Pour toutes ces raisons, la Présidence française de l'Union européenne a fait en 2008 une priorité du renforcement des capacités militaires pour résoudre les principales lacunes capacitaires identifiées à travers un " Plan de développement des capacités " et a pris plusieurs initiatives concrètes dans des domaines variés :

la projection des forces avec le développement d'une flotte européenne de transport aérien et la volonté de créer une unité multinationale A400M ; l'interopérabilité aéronavale européenne ; un effort particulier sur les moyens héliportés ; l'espace avec la prochaine mise à disposition d'images satellitaires au profit du centre satellitaire de l'Union européenne, le projet MUSIS et la volonté de renforcer la capacité européenne de surveillance de l'espace ; le domaine maritime avec l'amélioration des capacités européennes de surveillance maritime, notamment grâce au projet du futur drone de surveillance et à la mise en réseau des systèmes de surveillance maritime militaires européens ; le déminage maritime ; la protection des forces avec un programme d'amélioration et de développement de l'équipement de lutte contre les agents biologiques ; le renforcement des moyens d'information et de communication. [4]

Comme toujours en matière capacitaire, ces déclarations d'intention devront être jugées sur les actes et le maintien de cet effort dans la durée. Il est intéressant et rassurant de relever que le Conseil européen des 11 et 12 décembre 2008 [5] a réaffirmé avec force cette volonté de développement des capacités européennes au niveau des chefs d'Etat et de gouvernement en affirmant que face aux défis du monde " le Conseil européen entend remédier à l'insuffisance des moyens disponibles en Europe en améliorant progressivement les capacités civiles et militaires. Cet effort est également la condition pour permettre aux Européens d'assumer de manière crédible et efficace leurs responsabilités dans le cadre d'un partenariat transatlantique rénové, auquel le Conseil européen réaffirme son attachement. A cette fin, il souscrit à la déclaration sur les capacités adoptée par le Conseil, qui fixe des objectifs chiffrés et précis pour que, dans les années à venir, l'UE soit en mesure de mener à bien simultanément, en dehors de son territoire, une série de missions civiles et d'opérations militaires d'envergures différentes, correspondant aux scénarios les plus probables. "

Le Conseil a également réaffirmé avec précision le niveau d'ambition militaire de l'Union : " L'Europe devrait être effectivement capable, dans les années à venir, dans le cadre du niveau d'ambition fixé, notamment de déploiement de 60 000 hommes en 60 jours pour une opération majeure, dans la gamme d'opérations prévues dans l'objectif global 2010 et dans l'objectif global civil 2010, de planifier et de conduire simultanément:

deux opérations importantes de stabilisation et de reconstruction, avec une composante civile adaptée, soutenue par un maximum de 10 000 hommes pendant au moins 2 ans ; deux opérations de réponse rapide d'une durée limitée utilisant notamment les groupements tactiques de l'UE ; une opération d'évacuation d'urgence de ressortissants européens (en moins de 10 jours) en tenant compte du rôle premier de chaque Etat membre à l'égard de ses ressortissants et en recourant au concept d'Etat pilote consulaire ; une mission de surveillance / interdiction maritime ou aérienne ; une opération civilo-militaire d'assistance humanitaire allant jusqu'à 90 jours ; une douzaine de missions PESD civiles (notamment missions de police, d'Etat de droit, d'administration civile, de protection civile, de réforme du secteur de sécurité ou d'observation) de différents formats, y compris en situation de réaction rapide, incluant une mission majeure (éventuellement jusqu'à 3000 experts), qui pourrait durer plusieurs années. "

L'ambition capacitaire de l'Union européenne se fonde désormais sur l'expérience des opérations passées ou en cours et couvre une gamme plus vaste et plus précise de scénarios qui dépasse le seul cadre des missions dans les Balkans qui avait présidé à l'élaboration des Helsinki Headline Goals. Deux difficultés majeures devront être surmontées pour passer des engagements aux actes : consolider l'effort de défense alors que seuls 3 pays (Royaume-Uni, Grèce et Bulgarie) dépassent 2 % du PIB alors que la moyenne de l'Union européenne s'établit à 1,07 % en 2007 (1,6 % pour la France) [6] et limiter les disparités entre pays européens. La France et le Royaume-Uni représentent à eux deux 40 % des dépenses de défense de l'Union et les sept [7] premiers contributeurs 80 %, on mesure donc à quel point ces disparités sont importantes. Une véritable défense européenne ne pourra pourtant pas résulter de la seule mobilisation des " grands pays " ou a fortiori des Français et Britanniques. Cela pose en revanche la question de groupes pionniers ou d'avant-garde en matière de défense.

Le défi de la visibilité

La PESD doit être plus visible : l'Union européenne fait beaucoup sans le faire savoir, quand d'autres organisations - comme l'OTAN - communiquent bien mieux.

De manière paradoxale, l'Union européenne est devenue un acteur militaire sans même que les Européens ne le sachent. Cette situation s'explique par une variété de raisons.

En premier lieu, la réticence des gouvernements de certains pays - neutres par exemple - à reconnaître devant leurs opinions publiques qu'ils participent à un projet politique ayant une dimension militaire les conduit à adopter une sorte de profil bas mettant en valeur les missions civiles ou humanitaires et hésitant à admettre que telle ou telle mission de stabilisation est bien une opération militaire comprenant une part de risque.

En deuxième lieu, les présidences tournantes du Conseil contribuent à réduire cette visibilité, chaque présidence " tirant la couverture " à elle sans nécessairement mettre en avant la dimension européenne de telle ou telle opération.

Enfin, et à la différence d'autres organisations comme l'OTAN ou l'ONU, la PESD ne s'est manifestement pas dotée des outils de communication adaptés à son nouveau rôle (porte-parole, site internet, etc.). Il suffit pour s'en convaincre de consulter le site du Secrétariat général du conseil qui, à la date du 15 décembre 2008, affiche toujours une carte des opérations datant du mois de juin et ne mentionnant donc ni la mission en Géorgie, ni l'opération Atalanta qui sont pourtant les deux grandes réussites de la PESD cette année.

Pour que médias et citoyens européens s'approprient les avancées de la PESD, celle-ci doit cesser d'être un objet institutionnel difficile à comprendre, mais devenir un véritable acteur, cet objectif est d'autant plus accessible que, les sondages le montrent année après année, les Européens soutiennent très largement le projet d'Europe de la défense.

Le défi de la préparation de l'avenir

La PESD doit être tournée vers l'avenir tant la technologie est devenue un élément central de la défense et, sur ce point, plus encore qu'en matière capacitaire, l'Union européenne pêche par la pauvreté de ses moyens, des disparités inacceptables et une absence de stratégie. Elle doit mieux préparer l'avenir en favorisant une véritable politique d'acquisition résolument européenne et en donnant, enfin, un véritable contenu à l'Europe de l'armement à travers des projets industriels et scientifiques ambitieux.

En dépit de la création de l'Agence européenne de la défense (AED), l'Europe ne consacre que 4,7 % de son effort de défense à la recherche et au développement soit environ 9,7 milliards €. Une lecture plus rigoureuse des chiffres est encore plus inquiétante : en ayant une définition précise de l'effort en matière de recherche et technologie (R&T au lieu de R&D), ce chiffre tombe à 1,28 % des dépenses de défense européennes soit au total 2,6 milliards €. Plus grave, cet effort est porté à 98% par 7 pays (France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Suède, Espagne et Pays-Bas) qui dépensent plus de 50 millions € par an, les 20 autres ne représentant que 2% de ce total dont 14 pays qui consacrent moins de 5 millions € par an à la recherche. C'est sur ce point que la comparaison avec les Etats-Unis est la plus inquiétante pour l'avenir.

Enfin, l'Europe de l'armement peine à émerger. En dépit de la création de quelques acteurs réellement transnationaux (EADS, Thalès, MBDA et Augusta-Westland), la consolidation du secteur est loin d'être achevée dans les domaines naval et terrestre où les redondances demeurent très fortes. Dans le contexte budgétaire connu, l'Union européenne peut-elle sérieusement se permettre de développer simultanément 12 projets de véhicules blindés d'infanterie concurrents ? Une véritable politique européenne de l'armement favorisant les coopérations intra-européennes reste à construire. Peut-être la directive en préparation libéralisant le commerce des biens de défense donnera-t-elle l'impulsion nécessaire à ce mouvement indispensable ?

Ainsi, loin d'être un processus achevé, l'Europe de la défense est encore un chantier. 10 ans après Saint Malo et la naissance de la PESD, il faut mesurer le chemin parcouru mais aussi reconnaître les lacunes qui demeurent. Après la phase 1998-2002 consacrée aux institutions, la période 2002-2008 a démontré, par les opérations, que l'Union européenne était un acteur stratégique attendu, la présidence française du Conseil de l'Union a ouvert en 2008 un nouveau chapitre qui doit permettre à l'Europe d'être à la hauteur des enjeux sécuritaires d'un monde instable et franchir une nouvelle étape dans la construction d'une véritable Europe de la défense plus sûre d'elle-même, dans une relation apaisée avec l'Otan.

Dans un monde dangereux secoué par le terrorisme et les crises régionales, menacé par la prolifération des armes de destruction massive, il appartient aux Européens de se saisir de cette perspective et de démentir la prévision sceptique du rapport Global Trends 2025 du National Intelligence Council américain qui, dans son édition rendue publique en novembre 2008, affirme : " nous croyons que d'ici 2025, l'Europe aura fait peu de progrès vers la mise en œuvre de la vision des ses dirigeants et de ses élites : un acteur global, influent, intégré et uni apte à employer de manière indépendante le spectre complet de ses outils politiques, économiques et militaires au service des intérêts occidentaux et européens et de ses idéaux universels " [8].

Cette affirmation de l'Union européenne comme acteur stratégique est souhaitée par les Européens et serait une bonne nouvelle pour le monde.


[1] Pour une présentation détaillée, on se reportera à l'ouvrage suivant : Nicole Gnesotto (dir.), La politique de sécurité et de défense de l'UE, IES-UE, Paris, 2003, également disponible en ligne : http://www.iss.europa.eu/uploads/media/5esdpfr.pdf
[2] Les " missions de Petersberg " ont été définies en juin 1992 lors d'un conseil des ministres de l'UEO et depuis reprises par l'UE comme la définition de son champ d'action. Elles incluent " des missions humanitaires ou d'évacuation de ressortissants ; des missions de maintien de la paix ; des missions de forces de combat pour la gestion des crises, y compris des missions de rétablissement de la paix". Cette définition assez large exclut la défense du territoire européen confiée à l'OTAN et a souvent fait l'objet de débats entre Européens pour savoir s'il fallait en donner une vision extensive (vision française) ou restrictive (vision des " neutres " par exemple et longtemps du Royaume-Uni).
[3] Pour un remarquable bilan critique et des propositions concrètes, on se reportera au Policy Paper de Nick Witney, Re-Energising Europe's Security and Defence Policy, European Council on Foreign Relations, Juillet 2008 disponible à l'adresse suivante : http://ecfr.3cdn.net/678773462b7b6f9893_djm6vu499.pdf
[4] Voir les " Engagements des ministres de la défense pour le développement des capacités militaires" dans les Conclusions du Conseil sur la PESD des 10 et 11 novembre 2008 : http://www.ue2008.fr/webdav/site/PFUE/shared/import/1110_cagre_defense/conclusions_pesd_fr.pdf
[5] Pour le texte complet des conclusions du Conseil européen : http://www.ue2008.fr/webdav/site/PFUE/shared/import/1211_Conseil_europeen/Conseil_europeen_12-12-2008_Conclusions_FR.pdf
[6] Chiffres du ministère de la défense français pour un budget calculé de la manière la plus pertinente pour mesurer l'effort de défense (c'est-à-dire hors pensions et hors missions de sécurité intérieure). Voir les tableaux complets http://www.defense.gouv.fr/europe_de_la_defense/la_pesd/budgets/budget_de_la_defense_comparaisons_internationales/budget_de_la_defense_comparaisons_internationales
[7] Par ordre décroissant : Royaume-Uni, France, Allemagne, Italie, Espagne, Pologne, Pays-Bas.
[8] Voir le rapport du NIC : http://www.dni.gov/nic/NIC_2025_project.html

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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