Comment lutter contre le nouveau terrorisme?

Liberté, sécurité, justice

Gilles de Kerchove

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26 juin 2017
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de Kerchove Gilles

Gilles de Kerchove

Coordinateur de l'Union européenne pour la lutte contre le terrorisme

Nous faisons face actuellement à une menace d'un niveau inégalé. Il y aurait désormais, selon les estimations d'Europol, plus de 5 000 jeunes Européens "combattants étrangers" partis faire le djihad en Syrie et en Irak. C'est considérable et extrêmement préoccupant (même si une nette tendance à la baisse est constatée pour les départs dans la zone), y compris à l'heure de la reprise de contrôle en cours de Mossoul par l'armée irakienne, car ils font l'objet d'un lavage de cerveau et d'un entraînement militaire sophis-tiqué. Une partie de ceux qui sont déjà revenus de ces zones de conflit ont été impliqués dans les attaques que nous avons connues en Europe. D'autres encore reviendront. Il y a également un réservoir, difficile à quantifier, de personnes qui ne partent pas à l'étranger mais qui se radicalisent et restent en Europe.

La tâche est rendue complexe par la variété des profils auxquels nous avons affaire : des réseaux puissants et structurés, contrôlant des territoires mais au-delà également des personnes, au premier rang desquels Daech qui dirige des cellules en Europe depuis Rakka ; ceux que l'on appelle les "loups soli-taires", qu'ils soient dirigés depuis Mossoul ou Rakka par des personnes telles que Rachid Qassim, via des applications cryptées comme Telegram, qui leur suggèrent quelles pourraient être leurs cibles ou leur modus operandi ; ou encore ceux qui se trouvent être "inspirés" par la propagande d'organisations terroristes. Il y a enfin les personnes fragiles psychologiquement (tueur de Nice par exemple) ou les malades mentaux.

Internet joue évidemment un rôle central dans ce "nouveau terrorisme". Nous sommes loin des vidéos d'Al Zawahiri ou encore des tentatives d'ins-trumentalisation de chaînes comme Al Jazeera par les groupes extrémistes. Daech est passé maître dans l'art d'utiliser l'ensemble du spectre des outils modernes de communication.

La nature des cibles a quant à elle évolué. Après avoir visé dans un premier temps des cibles à caractère "symbolique", on constate un intérêt renouvelé des terroristes pour les cibles "molles", notamment les infrastructures touris-tiques en Égypte, Tunisie, Turquie ainsi qu'en Europe (restaurants, aéroports) à Paris ou Bruxelles.

Les nouveaux flux migratoires, massifs, notamment ceux causés par le conflit en Syrie et en Irak, peuvent être instrumentalisés par les terroristes pour infiltrer l'Europe, comme le suggèrent les attaques de Paris et Bruxelles.

Nous n'oublions certes pas que la diaspora syrienne a fui avant tout le terrorisme en Syrie et qu'elle a besoin d'être protégée. Le terrorisme et la radicalisation d'extrême droite en Europe doivent quant à eux être combattus avec la même force que le terrorisme islamiste.

Les "returnees" qui pourraient revenir en Europe à la suite du recul de Daech, risquent d'être des personnes aguerries et familières de techniques telles que les voitures piégées, ou encore la manipulation des armes chimiques et des drones. D'où la nécessité pour l'Europe d'avoir une politique commune à l'égard de ses ressortissants revenus de terres de combat.

Il n'est certes pas acquis à l'heure actuelle que la majorité d'entre eux rentrera en Europe. Il est possible en effet que la Libye, ou d'autres zones d'instabilité, attirent les recrues d'ISIS ou qu'ils restent dans des poches de résistance en Syrie et en Irak. D'où l'attention à apporter aux États faillis dans lesquels surviennent la majorité des attaques terroristes.

Par ailleurs, Daech ne doit pas nous faire oublier qu'il existe d'autres groupes potentiellement tout aussi dangereux que lui : Al-Qaida, au travers de ses fran-chises syriennes, Front al-Nosra qui s'appelle désormais Jabhat Fatah al-Cham. Les objectifs de ces différents groupes sont comparables sur le long terme, même si l'analyse du mode d'action à privilégier à court terme peut différer.

Cela doit nous inciter à nous pencher davantage sur le rôle de l'idéologie dans ces groupes.

Si au total la menace s'est accentuée, l'Union européenne et ses États membres ont réduit leur vulnérabilité. Le nombre d'attaques déjouées en Europe est impressionnant.

Que peut et doit faire l'Union européenne ?

L'Union européenne peut apporter une réelle plus-value avec les compé-tences dont elle dispose désormais, en soutien des États membres. De récents sondages font apparaitre qu'une majorité d'Européens est favorable à ce qu'elle soit plus active en matière de sécurité et de lutte antiterroriste.

La nomination de Julian King, dans ce contexte, comme Commissaire euro-péen chargé de l'Union de la sécurité, est un élément positif. L'Europe doit en effet investir davantage le thème de la sécurité intérieure pour regagner la confiance de ses citoyens.

L'Union européenne travaille actuellement dans trois directions, telles que définies par les Chefs d'État et de gouvernement après les attaques qui ont frappé Paris en janvier 2015[2] :

– l'aspect répressif (sécurité, justice, frontières, financement du terrorisme).

– l'aspect préventif, avec un accent mis sur la prévention de la radicalisation, ainsi que la mobilisation de la panoplie offerte par les politiques en matière d'éducation, de culture, de jeunesse, etc.

– les aspects extérieurs. Comme demandé par le Conseil Affaires étrangères du 9 février 2015, Federica Mogherini, Haute représentante pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, vice-présidente de la Commission euro-péenne, a fait de l'assistance aux pays du voisinage méridional de l''Union une priorité. Nous développons ensemble, avec le Service européen d'action extérieure, la Commission européenne, les agences de l'Union concernées, une offre européenne cohérente et globale en matière de contre-terrorisme à destination de chacun des pays concernés. La Tunisie, particulièrement exposée au problème du retour des combattants étrangers, doit par exemple, dans le prolongement de son "printemps arabe", reconstruire son appareil sécuritaire tout en mettant en œuvre une stratégie efficace de lutte contre le terrorisme ; c'est l'intérêt direct de l'Europe, qui peut ainsi obtenir un "retour en sécurité intérieure".

Le traité de Lisbonne consacre le renforcement des compétences de l'Union dans certains domaines de la sphère dite "Justice Affaires Intérieures", y compris la sécurité intérieure, tout en reconnaissant que la "sécurité natio-nale" - c'est-à-dire le renseignement - demeure de la seule responsabilité des États membres. L'adoption d'instruments tels que le "Terrorist Financing Tracking Programme" mis sur pieds par les États-Unis et auquel contribue l'Union européenne ou encore la directive européenne "Passenger name record" (PNR), qui revêtent à certains égards une dimension de renseigne-ment, dénote cependant l'évolution progressive du rôle de l'Union.

Les défis à relever pour être plus performants

Il convient à mon sens d'améliorer en premier lieu la collecte et le partage d'analyses et d'informations. C'est la leçon qui a été tirée aux États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001.

Le potentiel d'Europol peut davantage être exploité. L'agence a prouvé son utilité, par exemple avec la task-force "Fraternité" mise en œuvre après les attentats de Paris, et a monté en puissance dans le domaine du contre-terrorisme avec notamment la création du Centre européen pour le contre-terrorisme ou d'équipes de liaisons conjointes pour la conduite d'en-quêtes ; ainsi que de l'"European Union Internet Referral Unit" (IRU) chargée de traquer les contenus terroristes ou d'extrémisme violent, de les signaler aux entreprises et de soutenir les enquêtes ; le TFTP que peut utiliser Europol fournit quant à lui un nombre important de "leads".

La nécessité d'échange d'informations entre la communauté du renseigne-ment et les services répressifs a été rappelée par la Commission européenne dans sa communication en date du 14 septembre 2016 sur la mise en œuvre de l'Union de la sécurité[3].

Les systèmes d'information électroniques doivent également être rendus plus performants et leur utilisation plus simple. Il ne suffit pas d'améliorer le fonctionnement des bases de données (Système d'information Schengen, Europol, Interpol, Eurodac, VIS, etc.), il faut également les alimenter et les utiliser. Les États membres ont une responsabilité à cet égard. Certains ali-mentent le système sans s'en servir suffisamment, ou inversement. Mais là aussi, des progrès importants ont été constatés ces derniers mois, notamment pour le système d'information Schengen. Comme l'a exprimé la Commission européenne dans sa communication d'avril 2016, assurer l'interopérabilité entre les bases de données est essentiel. Le groupe d'experts à haut niveau sur les systèmes d'information et l'interopérabilité mène actuellement un travail important[4].

La frontière extérieure de l'Union européenne constitue un endroit pri-vilégié de collecte de l'information. Beaucoup de progrès ont été effectués. Souvenons-nous que, lors de la création de Frontex, l'agence - qui collec-tait pourtant un nombre important d'informations - n'avait reçu aucune compétence en matière de sécurité. Il en est allé de même pour Eurodac. Les évolutions récentes vont toutefois dans le bon sens. C'est ce que prouve la création du nouveau corps de garde-côtes et de garde-frontières.

Celui-ci pourra établir des analyses du risque incluant le terrorisme. Il sera établi une évaluation obligatoire des vulnérabilités des États membres afin de contrôler leur capacité de faire face aux risques actuels ou à venir. Lorsque des lacunes dans le fonctionnement du système de gestion des frontières d'un État membre seront identifiées lors d'un test de vulnérabilité, les États membres devront prendre des mesures correctives. Dans des situations d'urgence qui mettent en péril le fonctionnement de l'espace Schengen, Frontex pourra être en mesure d'intervenir.

Le contrôle systématique aux frontières extérieures porte également sur les ressortissants jouissant de la liberté de circulation, afin de faire face au danger "de l'intérieur". La révision en cours du code frontière Schengen permettra une avancée importance à cet égard.

L'établissement d'un système européen d'information et d'autorisation pour les voyages, le système ETIAS (équivalent de l'ESTA américain), consti-tuera un outil utile pour savoir à l'avance qui entre dans l'Union européenne. La Commission européenne a préparé une proposition législative en ce sens.

Le plan d'action de la Commission européenne relatif à la lutte contre le financement du terrorisme constitue un bon outil sur lequel il faut bâtir afin de lutter contre le trafic de biens culturels qui financent le terrorisme.

L'accès à l'information est un sujet en soi, étant donné que les terroristes ont de plus en plus recours aux applications cryptées, dont la plus connue est Telegram. L'Union européenne doit également assurer un meilleur accès aux preuves digitales qui jouent un rôle majeur dans les enquêtes et poursuites pénales relatives aux combattants étrangers.

Agir davantage sur le web, tant en matière de communication que de pré-vention, est également essentiel. Les compagnies internet peuvent et doivent nous aider pour détecter et éliminer les contenus à caractère extrémiste et violent, ainsi qu'en matière de contre-narratifs.

C'est la raison pour laquelle il convient d'investir massivement dans la prévention. Beaucoup peut être fait pour soutenir le travail des acteurs de première ligne (travailleurs sociaux, professeurs, société civile, associations de quartier), les réseaux tels que le "Radicalisation awareness network" (RAN), les politiques d'éducation, de sport, de jeunesse, le développement d'un programme d'échanges virtuels avec les pays du Sud de la Méditerranée et du Moyen-Orient, que la Commission va lancer prochainement. Je suis le premier à dire qu'une approche purement répressive serait contre-productive.

Il faut enfin, à l'heure du recul de Daech, une politique cohérente de l'Union européenne en matière de "returnees", afin de ne pas réitérer l'erreur commise à l'époque de la guerre en Afghanistan. Des programmes de réhabili-tation sont en cours de mise en place et une réflexion sur des alternatives à la prison se fait jour. Ce serait en effet une erreur de traduire en justice tous ceux qui reviennent, car la prison est un incubateur majeur de radicalisation (nous serons d'autre part confrontés à la problématique du manque de preuves pour certains). Il faut au contraire essayer de différencier les cas de figure, d'appré-cier la dangerosité de chacun et de trouver une solution adaptée.

***

L'Europe ne pourra enfin pas agir seule. Ce n'est qu'en travaillant étroitement avec ses plus proches partenaires, ses voisins, les pays tiers qu'elle parviendra à lutter efficacement contre le terrorisme. Sans oublier bien sûr ni l'Irak ni le Sahel, et sans négliger d'autres régions où les menaces se font jour (Balkans occidentaux, Turquie, Asie centrale et Asie du Sud-Est). Le rôle d'In-terpol est essentiel dans l'échange d'informations, en complémentarité avec les programmes d'assistance technique, l'implication des agences Europol, Eurojust, Frontex, ainsi que le Collège européen de police (CEPOL).


[1]. Les opinions émises n'engagent que l'auteur et en aucun cas le Conseil de l'Union européenne.
[2]. Une description détaillée des actions menées par l'UE se trouve dans le rapport du Coordinateur de l'Union européenne pour la lutte anti-terroriste du 4 mars 2016 (6785/16)
[3]. Communication "Accroître la sécurité dans un monde de mobilité : améliorer l'échange d'infor-mations dans la lutte contre le terrorisme et renforcer les frontières extérieures" du 14 septembre 2016 COM (2016) 602 final
[4]. Communication "Des systèmes d'information plus robustes et plus intelligents au service des fron-tières et de la sécurité" du 6 avril 2016 COM (2016) 205 final

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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