Asie et Indopacifique
Sylvain Kahn,
Estelle Prin
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ENSylvain Kahn
Estelle Prin
Les premiers cas d'un nouveau coronavirus inconnu ont mis à mal cet agenda. Les premiers malades apparus à Wuhan dès décembre 2019 et en janvier 2020, l'épidémie s'est étendue à l'Europe. Le président de l'Organisation Mondiale de la Santé déclare le 12 mars que la Covid-19 est devenue une pandémie, c'est-à-dire une épidémie à propagation mondiale. Sur le moment, toutes les rencontres sino-européennes sont suspendues. La crise de Covid-19 a donc un impact majeur sur les relations entre l'Europe et la Chine. Quelles sont les tendances entre coopération, concurrence ou confrontation qui ont prévalu entre les deux partenaires et à quel moment de la crise ? Et quelles ont été les conséquences de la pandémie sur les dynamiques plus anciennes de la relation Chine-Europe ?
La crise sanitaire est intervenue alors qu'un débat avait lieu en Europe sur le besoin d'adopter une politique plus unie et cohérente face à la Chine. Premier constat : au début de l'épidémie, on a vu d'abord une plus grande coopération entre l'Union européenne et la Chine en matière d'approvisionnement en équipements médicaux sous forme d'aide réciproque. Puis, dans un second temps, la forte communication de la Chine sur son aide médicale à l'Europe et " sa diplomatie du masque " ont créé des crispations. Enfin, la crise de Covid-19 a souligné les fractures existantes entre certains États européens sur leur approche vis-à-vis d'une Chine de plus en plus influente.
1. Chine et Europe face à la pandémie de Covid-19 : de l'assistance mutuelle à la diplomatie du masque
Comme le reste du monde, l'Europe découvre les premiers cas d'un nouveau coronavirus -encore inconnu à l'époque- à partir de janvier 2020. L'épidémie se développe à Wuhan (11 millions d'habitants), la capitale de la province du Hubei (60 millions d'habitants), située au centre de la Chine, métropole connue pour être un hub en matière de transport et une zone industrielle très dynamique. Dans les perceptions européennes de l'époque, cette nouvelle maladie apparaît d'abord comme un virus chinois voué à ne pas dépasser les frontières du pays. La première réaction de l'Union est de mettre en place une politique d'aide à la Chine. Cette politique européenne d'aide sanitaire à la Chine caractérise le mois de février 2020.
Le 1er février, Li Keqiang, Premier ministre chinois et Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, se parlent et douze millions de tonnes d'aide médicale en provenance des États membres sont envoyés à la Chine. Fin février, trente millions de tonnes de matériel sont expédiés par les États membres tandis que la Commission européenne décide de cofinancer la livraison supplémentaire de vingt-cinq tonnes de masques, de gants, de produits désinfectants et de vêtements de protection. Les pays donateurs sont l'Autriche, la République tchèque, la Hongrie et la Slovénie. Un avion part de Vienne le 23 février avec tout le matériel à bord après le déclenchement du mécanisme de protection civile de l'Union. Pour Stella Kyriakides, commissaire à la santé et à la sécurité alimentaire, " la protection de la santé pour tous sera toujours une de nos priorités et nous continuerons à rester solidaires avec la Chine ". Par ailleurs, les 1er et 2 février, l'Union avait rapatrié 447 Européens présents à Wuhan, ville où de nombreuses entreprises européennes sont implantées, en particulier dans le secteur automobile.
Par ailleurs, certains Etats membres envoient du matériel médical à la Chine dans le cadre de leurs relations bilatérales. Les autorités espagnoles le font à deux reprises fin janvier et début février. L'envoi de cette aide par bateau se fait en collaboration avec le Royaume-Uni. Le 18 février, après un échange téléphonique entre les deux présidents, la France envoie dix-sept tonnes d'aide médicale comprenant des gants, du gel hydroalcoolique et 560 000 masques à Wuhan[1].
A partir du mois de mars, la situation sanitaire change drastiquement. Toute l'Europe commence à voir se multiplier les cas de contamination et de décès. L'Italie et l'Espagne sont les pays les plus touchés. En Chine, la propagation du virus est officiellement sous contrôle et les autorités de Pékin décident de l'envoi de matériel médical en Europe. Ces envois sont très médiatisés par la Chine, à la différence de l'Union qui n'avait déployé ni plan média ni communication diplomatique dédiés sur sa politique d'aide sanitaire en février. Des images et reportages télévisés sont visibles dans les médias européens et sur la principale chaîne de télévision chinoise CCTV-1. On appelle diplomatie du masque[2] cette politique d'aide sanitaire anti-Covid de la Chine et sa médiatisation. L'Italie, premier pays très fortement frappé en Europe par la Covid-19, en particulier la Lombardie, reçoit à plusieurs reprises de l'aide médicale en provenance de Pékin. Des équipes de médecins chinois ayant travaillé à Wuhan sont envoyés en Lombardie pour partager leur expérience de la maladie. Dans une de ses déclarations, le président chinois lie cette aide à la politique Belt and road initiative (BRI) appelée nouvelles routes de la soie, à laquelle se joint officiellement l'Italie le 23 mars 2019. " La Chine est prête à travailler de concert avec l'Italie pour contribuer aux efforts de coopération internationale contre l'épidémie, ainsi qu'à la construction d'une "route de la soie sanitaire " déclare Xi Jinping au Premier ministre italien, Giuseppe Conte.
Ce dernier ne manque pas de remercier la Chine pour son aide. Selon l'agence de presse officielle chinoise Xinhua, le Premier ministre italien dit avoir noté "que le gouvernement chinois avait agi avec détermination pour contrôler l'épidémie, et que les mesures efficaces qu'il avait prises constituaient à la fois un encouragement et un exemple pour l'Italie et pour tous les autres pays ". Cette déclaration correspond à la lecture que le gouvernement chinois voudrait que l'opinion publique mondiale se fasse de la gestion de l'épidémie en Chine. Mais en mars, le débat en Europe porte aussi sur le chiffre officiel des décès liés à la Covid-19 à Wuhan — près de 3300 morts —qui paraît bien bas au regard des 120 000 morts en Europe.
Quoi qu'il en soit, la diplomatie du masque continue. Les envois de matériel médical se font soit au prix du marché soit de manière gratuite sous forme de dons, d'abord dans les pays les plus durement touchés, puis vers la Serbie, l'Irlande et la Hongrie. Le Premier ministre hongrois, Viktor Orban, partage sur Facebook des images de l'arrivée d'un avion contenant des masques, des tests et des ventilateurs pour saluer l'aide chinoise. La diplomatie du masque se décline sous la forme de dons envoyés par le gouvernement chinois mais aussi de vols affrétés par de grandes entreprises comme Huawei ou Alibaba. Par exemple, le fondateur d'Alibaba, Jack Ma, fait don de 500 000 masques à l'Espagne mi-mars. Parallèlement, Pékin déploie des activités diplomatiques en organisant des échanges d'informations médicales sous forme de visioconférence avec les pays européens du format " 17+1 " qui ont adhéré au projet des nouvelles routes de la soie, rejoint ensuite par la Grèce en 2019. Une réunion est organisée à Belgrade entre des autorités de santé, des experts chinois et des dirigeants serbes d'instituts médicaux, d'hôpitaux et des membres du gouvernement.
Selon les médias chinois, d'autres contacts de ce type ont eu lieu en Pologne, en Grèce et en Bosnie-Herzégovine. En Serbie, le président a fait appel à l'aide médicale de la Chine en mars alors que la Serbie n'était pas autorisée à importer du matériel médical des pays de l'Union. Déclarant l'état d'urgence en Serbie, Aleksandar Vucic en appelait " à mon frère et ami Xi Jinping", affirmant " je crois en l'aide de la Chine " et ajoutant que la solidarité européenne est une " illusion ". Pour lui, " le seul pays qui peut nous aider est la Chine ". En réponse, Xi Jinping confie, selon l'agence de presse chinoise Xinhua : " La Chine et la Serbie sont des partenaires stratégiques. L'amitié dure comme du fer entre nos deux pays et nos deux peuples doit perdurer à jamais." Pékin envoie par la suite des équipements médicaux et du matériel de protection à Belgrade et aide la Serbie à trouver des entreprises chinoises pouvant fournir de tels équipements supplémentaires. Le président serbe obtient de Xi Jinping la garantie de l'envoi d'une équipe chinoise d'experts médicaux, équipes qui ont déjà été envoyées en Italie et en Espagne. De son côté, l'Union européenne décide l'envoi d'une aide médicale à la Serbie d'un montant de 7,5 millions €. Cet épisode souligne que, pour les autorités chinoises, la Serbie était une bonne opportunité pour prouver la solidarité de la Chine avec les pays du format"17+1" et étendre la diplomatie du masque à une partie de l'Europe qui est devenue un terrain de bataille d'influence entre l'Union européenne et la Chine. D'autant que, en raison de la pandémie, le sommet " 17+1" prévu au printemps a été annulé.
2. De la diplomatie du masque à celle des loups combattants
La diplomatie chinoise du masque, qui était un instrument de soft power, a fait place à une diplomatie agressive. Des diplomates chinois en poste dans les États membres de l'Union ont relayé partout le discours officiel sur la pandémie. L'expression de diplomatie des " loups combattants " a émergé pour caractériser cette évolution. Elle provient d'une série de deux films très populaires en Chine, intitulés Wolf Warrior, mentionnés comme un symbole de l'affirmation du nationalisme chinois et de l'internationalisation de la Chine comme acteur de la sécurité internationale.
Cette approche agressive apparaît en Europe au mois de mars. La diplomatie chinoise cherche à discréditer des États en pointant et en exagérant leurs difficultés à combattre l'épidémie et à résoudre la crise sanitaire. Elle témoigne d'une volonté d'imposer son récit, ainsi que le discours aux niveaux européen et mondial. Le narratif chinois veut s'opposer à ce qui est perçu comme une hostilité de la part l'Occident, dont témoigneraient, en particulier, les reproches américains sur le manque de transparence chinois au début de la pandémie. Cette agressivité va prendre la forme de doutes émis via des tweets envoyés par des diplomates chinois sur l'origine de l'épidémie. C'est le début du " blame game "[3] entre Chine et États-Unis. Un tweet de Hua Chunying, porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, suggère que ce nouveau coronavirus aurait été apporté par des militaires américains venus participer à Wuhan à l'automne 2019 aux Jeux olympiques militaires. Ce tweet est rédigé en anglais et réclame une enquête de l'OMS aux États-Unis. Dans les jours qui suivent, il est repris par de nombreuses ambassades de Chine en Europe.
Cette tendance diplomatique n'est pas que conjoncturelle. Auparavant, les diplomates chinois dirigés par Wang Yi, ministre des Affaires étrangères, et son prédécesseur Yang Jiechi avaient déjà affirmé progressivement les positions chinoises sur des questions sensibles comme la situation en mer de Chine méridionale, le dossier Huawei, la situation au Xinjiang ou à Hong Kong. Tout diplomate reprend la politique définie par le pouvoir politique en Chine. Cette diplomatie assumée et agressive bénéficie de l'appui des plus hautes autorités, en tout cas celui du ministre des Affaires étrangères à la mi-mai, au moment où les tensions avec les États-Unis atteignent un pic de crise à propos de l'origine du virus. Interrogé sur ce point lors d'une conférence après la réunion à Pékin de l'Assemblée nationale populaire et de la Conférence consultative politique du peuple chinois au printemps, Wang Yi défend les diplomates " loups combattants " et leur attitude combative : "Nous allons nous défendre avec force contre des calomnies malveillantes et défendrons notre honneur national et notre dignité. Nous allons laisser la simple vérité contredire des propos diffamatoires gratuits et nous allons fermement faire respecter la justice ".
À Paris, des tribunes sont publiées sur le site internet de l'ambassade de Chine, développant un argumentaire agressif de dénigrement des démocraties occidentales et présentant le modèle chinois comme victorieux dans la gestion de l'épidémie. Une tribune d'un diplomate anonyme apparaît sur le site de l'ambassade chinoise le 12 avril intitulée " Rétablir des faits distordus - observations d'un diplomate chinois en poste à Paris ". Les Occidentaux y sont notamment accusés de dénigrer injustement la Chine après avoir qualifié la Covid-19 de " grippette " au début de l'épidémie. Un commentaire accuse, évidemment sans preuves, le personnel soignant français des établissements pour personnes âgées (Ehpad) d'avoir " abandonné leurs postes du jour au lendemain (...), laissant mourir leurs pensionnaires de faim et de maladie ". La tribune provoque la convocation de l'ambassadeur de Chine par le ministre français des Affaires étrangères.
3. La diplomatie du masque démasquée
" Diplomatie des loups combattants ", diplomatie du masque : les divers aspects de l'action chinoise ont pu montrer leurs limites. D'abord parce que certains équipements vendus par des sociétés privées chinoises se sont révélés défectueux. Même si ces produits n'étaient pas directement en lien avec l'aide médicale officielle apportée par le gouvernement chinois, ils ont porté atteinte à l'image internationale de la Chine. Par exemple, aux Pays-Bas, les autorités ont dû rappeler 600 000 masques qui avaient été distribués dans les hôpitaux car ils n'avaient pas la bonne dimension, fermaient mal et leurs filtres étaient poreux. Le gouvernement espagnol avait commandé des kits de détection auprès d'une entreprise chinoise de Shenzhen, mais leurs résultats n'étaient sûrs qu'à 30% ! Après enquête, les tests en question n'avaient pas obtenu l'autorisation d'exportation vers l'Union de la part des autorités sanitaires chinoises.
La stratégie de communication mise en place par la Chine soulignant son rôle à la fois de donateur et de fournisseur de matériel médical au niveau mondial a montré des résultats mitigés et semble même avoir été contre-productive. Jean-Pierre Cabestan, professeur de Sciences politiques à la Hong Kong Baptist University, estime ainsi que " la diplomatie du masque " s'est retournée contre Pékin car trop agressive et contradictoire tout en niant sa propre responsabilité [dans l'origine de la pandémie] : le message de Pékin mélangeait trop la générosité avec la propagande alors que les démocraties affrontaient la crise sanitaire "[4].
Par ailleurs, cette diplomatie du masque couplée à un récit critique sur la gestion de la pandémie par les démocraties européennes a fortement agacé les États et les institutions européens. La chancelière allemande a cru nécessaire de rappeler le 18 mars que "l'Union européenne a envoyé des équipements médicaux à la Chine quand la Chine a demandé de l'aide. Ce que nous voyons aujourd'hui, c'est de la réciprocité. Alors que nous devons faire face à une crise en ce moment, nous sommes très heureux de voir la Chine nous approvisionner[5]. " Emmanuel Macron et Angela Merkel ont demandé plus de transparence de la part de la Chine et ont appelé à ne pas faire preuve de naïveté concernant la gestion chinoise de la pandémie.
Josep Borrell, Haut représentant de l'Union chargé des affaires étrangères, a publié une analyse géopolitique de la situation sur son blog officiel. Pour lui, " une bataille globale des récits (sur la Covid-19) est en cours dans laquelle le timing est un facteur crucial " et ceci au moment où l'attention a changé et est passée de l'Europe qui aidait la Chine au phénomène inverse, c'est-à-dire à la Chine aidant l'Europe. " La Chine met en avant de manière agressive le message selon lequel, à l'inverse des États-Unis, elle est un partenaire responsable et fiable. Dans cette bataille des récits, nous avons été témoins de tentatives pour discréditer l'Union européenne en tant que telle et les Européens qui ont été stigmatisés comme si tous étaient porteurs du virus. ... L'élément essentiel pour l'Europe est le suivant : nous pouvons être sûrs que les perceptions vont encore changer au fur et à mesure que la pandémie et notre réponse à la pandémie évoluent. Mais nous devons être conscients qu'il y a une composante géopolitique y compris une bataille d'influence à travers des politiques de générosité. Armés de faits, nous devons défendre l'Europe contre ses détracteurs."
Comment la crise du Covid-19 et la diplomatie du masque chinoise ont-elles influencé l'image de la Chine en Europe ? La multiplication des aides chinoises a-t-elle amélioré les perceptions du pays ? Il est trop tôt pour avoir les résultats d'enquêtes d'opinion au niveau européen alors que la crise sanitaire n'est pas encore terminée. Fin 2019, le Pew Research Center avait publié les résultats d'une enquête intitulée " Les peuples dans le monde sont divisés sur leurs opinions à propos de la Chine ". 57% des personnes interrogées (Grèce, Espagne, Royaume-Uni, Italie, Pays-Bas, France, Suède, Allemagne) entre mai et octobre 2019 avaient une opinion défavorable de la Chine, contre 37% ayant une bonne opinion. L'image de la Chine était globalement plus favorable en Bulgarie, Pologne, Lituanie, Hongrie, Slovaquie, République tchèque : 43% des personnes interrogées y avaient une bonne opinion de la Chine contre 36% qui avaient une opinion défavorable. En France, l'enquête avait montré que seuls 33% de la population avaient une opinion favorable, un résultat en recul de huit points par rapport à 2018. Avant même la crise de la Covid-19, on constatait une dégradation de l'image de la Chine en France. En Espagne, les perceptions liées à la Chine étaient doubles : le 41e baromètre de l'Institut Elcano a été réalisé au mois de mars 2020[6] mais il est difficile de dire qu'il prend déjà en compte d'éventuelles répercussions de la crise sanitaire sur l'opinion publique espagnole. Cependant, il montre des tendances contradictoires. D'une part, on note une hausse de la perception de la Chine comme une menace entre 2018 et 2020 (à 5,5 points sur une échelle de 10), mais la Chine est perçue aussi comme le second meilleur allié de l'Espagne en dehors de l'Union européenne. Il sera intéressant de voir quelle est l'évolution des opinions publiques européennes en 2021 avec plus de recul sur la crise. Les dernières études montrent une détérioration de l'image de la Chine en Europe.
Quel bilan faire des relations euro-chinoises ? Si Pékin a construit une image humanitaire, solidaire, auprès de certains pays des Balkans occidentaux, elle a, en même temps, critiqué la gestion européenne de la pandémie, comme si la diplomatie chinoise avait décidé de jouer sur les dissensions et oppositions politiques qui caractérisent les sociétés européennes depuis le début des années 2010 en livrant une bataille frontale et ardue sur le narratif de la crise sanitaire. Il s'agit d'une forme de propagande pour noyer les questions légitimes sur la responsabilité et les défaillances du régime communiste chinois dans le développement de l'épidémie et son évolution en pandémie. Mais il s'agit aussi de façon inédite d'une intrusion dans la sphère publique et politique des démocraties occidentales en général et européennes en particulier. Jusqu'à présent, en Europe, ce type de politique visant à proposer un contre-récit spécifique et à influencer le débat public était l'apanage de la Russie. Si cette pratique se confirmait dans la durée, ce serait une inflexion majeure dans les relations sino-européennes. C'est pourquoi cette période inédite rend beaucoup plus aiguë et cruciale la tendance de l'Union à redéfinir sa politique commerciale. En effet, avec la pandémie, la politique européenne de Pékin est sortie de l'ambiguïté. Elle est devenue inamicale, voire hostile. Il s'agit clairement et sans fard d'une politique qui vise à privilégier des gains unilatéraux plutôt qu'une politique de relations gagnant-gagnant.
4. L'instrumentalisation des relations sino-européennes par le régime communiste
Le gouvernement chinois a de l'Europe une vision " instrumentale ". Il s'agit d'utiliser la politique européenne au service des politiques publiques qui concourent à la consolidation de l'ordre social modelé par le régime communiste chinois. Celui-ci se caractérise par le développement des conditions de vie et de la prospérité du plus grand nombre par la sinisation et l'exploitation des minorités, la centralisation et l'organisation de la vie sociale et politique par le parti communiste (PCC)[7], le primat de l'État, une économie de marché ad hoc, biaisée, en grande partie dirigée le PCC qui pilotent les plus grandes entreprises, et la mobilisation de la société par la propagande nationaliste et maoïste. Dans cet ensemble, les entreprises chinoises bénéficient d'une concurrence faussée sur le marché chinois et du soutien des banques et de capitaux d'État sur les marchés à l'exportation[8]. L'absence de pluralisme politique et social va de pair avec un développement des zones urbaines.
Cet ordre social et politique favorise l'acceptation de salaires faibles (stagnants de 2000 à 2015), d'inégalités croissantes, d'une faible protection sociale et de conditions de travail rudes sans lesquels les entreprises chinoises seraient moins concurrentielles. Pour consolider cet ordre, les dirigeants du PCC, et donc de l'État, cherchent à hâter, non pas tant une transition énergétique et écologique qu'une diminution de ce qui menace le plus son acceptation sous la contrainte de l'État policier : la pollution atmosphérique et les maladies causées par le type spécifique de mode de développement industriel et urbain voulu par le PCC[9].
L'instrumentalisation des relations sino-européennes par le pouvoir chinois comporte un caractère dont a témoigné sans ambiguïté la politique chinoise de lutte contre la pandémie : diviser pour mieux arriver à ses fins. Durant les deux premières décennies du XXIe siècle, l'inclination des acteurs chinois à privilégier les relations bilatérales et à tirer profit des différences entre Etats membres a été favorisée par la préférence des Européens pour le pluralisme et la concurrence. Les dirigeants chinois ont pu sans froisser leurs homologues européens jouer sur les deux tableaux : institutionnaliser les relations pour encourager le développement, dans le cadre de projets concrètement organisés via des relations bilatérales, des échanges commerciaux, des investissements et de la mobilité. Ainsi, les Européens se sont accordés sur la définition et la négociation d'un cadre UE-Chine dans le but d'organiser la concurrence entre, non seulement les entreprises, mais aussi les pays et régions d'Europe.
Ce choix collectif a reposé sur une erreur d'appréciation de la situation chinoise autant qu'elle reflète leur idéologie. Les Européens ont voulu profiter des opportunités du développement chinois : l'ouverture et la modernisation initiées sous Deng Xiaoping correspondaient dans les yeux des Européens à la croyance dans les vertus, pour l'humanité, du développement d'une économie mondiale de marché. En fait, les Européens ont sans se l'avouer cru que le pouvoir et la société chinois auraient pour objectif de se développer comme l'Europe. Ils ont espéré que l'objectif des dirigeants était de faire de l'économie chinoise une économie de marché avec les mêmes pratiques et les mêmes règles que celles qui ont cours en Europe. Ils ont sous-estimé le fait que les politiques publiques sont au service d'une politique de développement et de renforcement de l'État et du Parti. Ceux-ci, aux yeux de leurs dirigeants et membres, passent par une politique d'utilisation de l'espace mondial au service des supposés intérêts nationaux de la Chine. Ils ne passent pas par la définition d'un nouvel universalisme ou d'une mission mondiale censée profiter à l'humanité. Lorsque la classe dirigeante chinoise mobilise une vision du monde et non une seule représentation de l'espace mondial au prisme des intérêts de la Chine, elle mobilise le discours de type tiers-mondiste et marxiste dont ses devanciers ont, depuis la Conférence afro-asiatique de Bandung (1955), fondé la tradition.
Dans cette vision du monde, les relations avec la Chine offrent une alternative aux relations avec l'Occident, mais aussi avec la Russie, voire l'Inde, qui s'inscrivent les unes comme les autres, quoique de façon spécifique et bien différenciée, dans un paradigme impérialiste. C'est ainsi, notamment, qu'il convient de comprendre l'absence de conditionnalité à l'aide au développement apportée par la Chine. C'est ce qui la différencie de celle des Européens, des Japonais ou des Américains et, partant, de la Banque mondiale. Si les entreprises chinoise ne mettent pas de conditions dites politiques à l'octroi de ces aides, celles-ci ont pour contrepartie que les exportations de matières premières qu'elles favorisent soient en priorité destinées au marché chinois. De fait, la montée en puissance de la Chine comme acteur mondial au sein de différentes régions de l'espace mondial ravale au rang de particularisme ou de régionalisme ces valeurs universelles que les Européens promeuvent et sur lesquelles ils fondent leurs politiques : le libre-échange, la libre concurrence, le pluralisme et la liberté, l'un et l'autre encadrés par le droit.
5. La politique chinoise de l'Europe : un tournant cristallisé par la Covid-19
Les Européens font de leur politique chinoise menée depuis une ou deux décennies l'analyse qu'elle ne contribue pas à l'adoption de ces valeurs en Chine et aussi qu'elle les désavantage, non seulement dans les relations bilatérales, mais aussi dans plusieurs régions du monde, comme en Afrique. Les Européens modifient donc leur représentation de la Chine. Un aspect intéressant est que la diplomatie du masque et des loups combattants ne déclenche pas cette modification. Elle la cristallise. Les manifestations de cette diplomatie nouvelle sont en effet bien plus visibles dans l'espace public que celles de sa politique commerciale ou que sa politique de marchés publics, et même que la politique des nouvelles routes de la soie.
De fait, l'inflexion de la politique chinoise de l'Europe date de début 2019, soit un an avant le surgissement du Sars-Cov 2. En mars 2019, la Commission européenne démontrait pourquoi elle refusait de caractériser la Chine " d'économie de marché " et la qualifiait de " concurrent économique " et " rival systémique ".
En mars 2020, les Européens étaient en capacité de percevoir, avec la grille de lecture adaptée, l'inflexion agressive et inamicale de Pékin, manifestée lors de la pandémie. S'inscrivant dans ce nouveau sillon, la Commission a publié en juin 2020 un Livre blanc qui propose un ensemble de mesures législatives qui étendront aux entreprises des pays-tiers agissant sur le marché européen la législation européenne sur les aides d'État.[10] Il s'agit notamment d'empêcher la concurrence déloyale opérée par les entreprises chinoises sur les marchés publics européens et dans le cadre de leur projets de chantiers d'infrastructures de transport et de communication insérés dans la politique des nouvelles routes de la soie.
Dans le même esprit, et de façon d'ores et déjà opérationnelle dans le cadre de ses prérogatives existantes, la Commission a décidé de se doter d'un nouvel outil dans sa stratégie de défense contre les subventions chinoises. Elle va ainsi appliquer des droits de douane à des tissus en fibre de verre en provenance d'Égypte qui sont en réalité produites en Chine par des entreprises chinoises subventionnées. Les fibres de verre transitent par la zone de coopération commerciale et économique de Suez en Égypte et sont réexpédiées vers le marché européen. Ce type de décision reproductible pour d'autres produits signale bien la refonte plus globale en cours de la politique commerciale européenne.
Cette évolution des Européens vis-à-vis de la Chine leur a, de plus, permis de mobiliser d'autres expériences éprouvées depuis le début des années 2010 : celles des politiques européennes de la Russie depuis 2014, puis des États-Unis depuis 2017.
6. L'expérience russe de l'Europe peut-elle l'aider face à une Chine populaire privilégiant la force sur le droit ?
Plusieurs des pans de la politique régionale de la Chine évoquent les caractères de la politique régionale de la Russie. Le 30 juin 2020 est entrée en vigueur la nouvelle loi de sécurité. Elle abolit de fait et de façon unilatérale le principe " un pays deux systèmes " en cours à Hong Kong depuis 1997 ; elle s'apparente à une annexion territoriale et fait peu de cas du droit international dans le cadre duquel s'inscrivait le traité de rétrocession signé avec le Royaume-Uni en 1997. Le gouvernement britannique ne s'y est pas trompé : il a cessé d'accorder à l'ancien territoire autonome les privilèges commerciaux et bancaires dont il bénéficiait. Le 28 juillet, le Conseil européen a pris deux mesures : la restriction des exportations de matériel de surveillance, de maintien de l'ordre et de répression vers Hong Kong, l'octroi facilité de visas. " On a été très longtemps divisés et faibles. (...) ce temps de la naïveté est révolu et je crois qu'on l'a vu au dernier sommet entre l'Union européenne et la Chine au mois de juin, le ton est plus ferme ", a commenté Clément Beaune, secrétaire d'État français aux affaires européennes[11]. L'avenir dira si ces deux mesures, peu propres à infléchir la politique hongkongaise de l'État chinois, augurent une nouvelle ère de la politique chinoise de l'Europe. Confirment-elles ou brouillent-elles l'infléchissement qui caractérise cette dernière depuis mars 2019 ?
Cet infléchissement pourrait-il mener à une fermeté équivalente à celle mise en œuvre avec les sanctions de l'Union européenne envers la Russie en réaction à l'annexion de la Crimée ? La réorientation émergente de la politique chinoise de l'Union européenne est d'ores et déjà confrontée à d'autres épreuves géopolitiques. La plus notable est l'activisme militaire en mer de Chine. Celui-ci a été exacerbé par la pandémie de Covid-19 et atteint une acmé en 2020. Il a souligné combien l'indépendance de la République de Chine - Taïwan - n'a jamais été reconnue ni acceptée par Pékin ; son absorption demeure un objectif essentiel pour la République Populaire et Xi Jinping le fait savoir en violant régulièrement les espaces taïwanais. Du coup, il devient impossible de ne pas envisager la possibilité d'une guerre entre les deux Chine et, partant, en raison de la pression causée par cette éventualité, voire par sa concrétisation, d'un remodelage de la région est-asiatique par l'État et l'armée chinois.
La diplomatie des masques et des loups combattants a d'autant plus été comprise par les Européens qu'elle est concomitante avec une accentuation sans fard de la politique chinoise d'emprise sur l'Asie du Sud-Est et d'une politique du fait accompli qui s'affranchit des codes diplomatiques et des traditions juridiques jusqu'alors en vigueur. Pour le dire de façon imagée, dans les yeux des Européens, la politique régionale de Xi Jinping prend une teinte russo-poutinienne[12]. Si on fonctionne par analogie, la répression du Xinjiang et des Ouïghours fait écho à celle de la Tchétchénie ; la mise au pas de Hong-Kong à l'annexion de la Crimée comme au soutien d'une contre-révolution dans l'Est de l'Ukraine ; la violation de l'espace aérien et maritime taïwanais par l'Armée populaire de libération (APL), l'armée chinoise, fait écho à celui des Etats baltes par les Forces armées russes, la pression et l'intimidation exercées sur la société taiwanaise rappelant celles exercées sur les sociétés suédoise, estonienne et lettonne en lien avec l'idée que les pays baltes sont destinés à réintégrer soit le territoire russe, soit l'espace russe post-soviétique.
Bien entendu, ce type d'action ne paraît pas réalisable en Europe par la Chine : aucune zone du territoire européen ne fait partie, au sein de la doctrine de l'État chinois, du monde chinois. L'Europe y figure comme un marché, un bassin touristique et universitaire, un espace productif et d'approvisionnement spécialisé de certains biens et services, un territoire pourvoyeur d'infrastructures de flux, de stockage et de communications. De fait, le marché chinois compte beaucoup, et de plus en plus, sur l'économie européenne, non seulement par l'importance de son marché de consommation mais aussi par sa production de biens intermédiaires présents dans la chaîne de valeur des biens manufacturés européens. Vue de Chine, l'Europe est un espace de ressources et le pouvoir chinois cherche à les valoriser à son profit par différents types de réseaux. Cette vision est notamment fondée sur la représentation que la prospérité de l'Europe et l'ère de domination occidentale ne seraient pas ce qu'elles sont si les Européens n'avaient pas détourné et capté les ressources du territoire chinois durant un siècle et colonisé une partie du monde. Les évolutions de la politique chinoise de l'Europe depuis le début de l'année 2019 signale que les acteurs européens ont pris conscience de cette situation et de cette représentation.
Mais on a encore peu d'indices sur la capacité des dirigeants européens à se projeter dans une politique tenant compte de cette "russo-poutinisation" de la politique étrangère chinoise. 2020 marque un tournant agressif de la politique étrangère de Pékin. Il s'ajoute au fait que la Chine développe une stratégie de pénétration des marchés de plus en plus asymétrique, tout en renonçant à l'OMC au statut d'économie de marché et en disqualifiant de façon de moins en moins diplomatique les critiques sur les droits de l'Homme. Le fait que les manifestations de cette agressivité se déroulent en Asie et non en Europe ne permet pas aux Européens de s'en abstraire.
Les Européens ont un domaine maritime et des territoires dans la zone Asie-Pacifique, avec la Nouvelle-Calédonie par exemple. Ils y ont aussi des partenaires et des alliés. Et ils fondent leur diplomatie sur le respect du droit international et des droits de l'Homme ainsi que sur la négociation, le pluralisme et l'interdépendance. Le document stratégique de la Commission sur la Chine n'a pas fait l'impasse sur ces questions. Le fait que la Chine ne soit pas un État de droit mais un État policier, d'arrestations arbitraires, de surveillance et de peur, sans indépendance de la justice et sans pluralisme participe de la caractérisation de la Chine comme " rival systémique ". La sinisation du Xinjiang et du Tibet comme la répression et l'acculturation forcée et systématique des Ouïghours en tant que peuple sont condamnées par les différentes institutions européennes, qui demandent au gouvernement chinois de rompre avec ces pratiques[13]. Le Parlement européen a décerné le Prix Sakharov 2019 à Ilham Tohti, militant emblématique de la lutte pour les droits des Ouïghours emprisonnés.
Pour autant, cette dénonciation reste diplomatique. L'imposition de la loi de sécurité à Hong Kong n'est pourtant plus " seulement " une affaire intérieure au territoire chinois. La militarisation de la mer de Chine et l'intimidation pratiquée à l'égard de Taïwan s'apparentent à une menace sur un Etat démocratique souverain qui partage les mêmes valeurs que celles de l'Union et dont elle est un partenaire de fait presqu'au même titre que la Corée du Sud et le Japon. En 2018 comme en 2015, le Parlement européen demande " le lancement de négociations pour un accord d'investissement avec Taïwan " que la Commission a annoncé à plusieurs reprises sans passer à l'acte[14].
En 2019, le document stratégique de la Commission sur la Chine donnait le ton d'une inflexion nouvelle et laissait entrevoir un tournant stratégique. Mais, à présent, il apparaît incomplet, partiel et daté. C'est comme si le régime de la Chine populaire avait mis à profit la crise sanitaire pour prendre de vitesse ce tournant stratégique européen naissant, en enserrant le bras de fer sur les investissements, les aides d'État, la concurrence déloyale et le marché de la 5G par la double diplomatie des masques et des loups combattants et, avec la mise au pas de Hong Kong et la menace sur Taïwan, et en mettant sous tension la crédibilité de l'Union européenne à agir dans l'espace mondial au nom des valeurs qui la fondent. Cette crédibilité est d'autant plus questionnée que faute d'être proactifs et imaginatifs au sujet de l'Asie, les Européens sont pris en étau entre la politique chinoise et la politique américaine.
En effet, le caractère ténu des mesures adoptées fin juillet sur Hong Kong rend moins nettes la vigueur et la détermination du Livre blanc européen publié en juin. Ce dernier témoigne d'une unité de l'Europe face à la Chine dans un domaine, les relations économiques, où le régime chinois avait pris l'habitude de jouer avec talent sur le double tableau des relations Chine-UE et des relations bilatérales avec des pays européens désunis. Comme le pouvoir russe avant lui, le pouvoir chinois privilégie les relations bilatérales ; il va plus loin en proposant, avec succès, des formats ad hoc: le 17+1 au nom de la mise en œuvre des segments européens de la BRI — (le pouvoir russe propose des formats multilatéraux hors UE ad hoc autour de projets d'infrastructures gazières) ; hors 17+1, le Portugal, le Luxembourg et l'Italie participent à la BRI ; plusieurs pays européens participent à la Banque Asiatique d'investissement pour les infrastructures (BAII), l'une des institutions bâties par la Chine communiste pour financer les projets développés dans les nouvelles routes de la soie (BRI). Comme dans toutes autres les régions du monde, le pouvoir chinois nourrit ses relations bilatérales au grand jour ; cette pratique est favorisée par le fait que les Européens n'ont jusqu'alors pas estimé nécessaire de se coordonner sur le sujet et de construire une réponse européenne, en raison de l'interdépendance globalement profitables aux deux économies et des bienfaits de la concurrence.
Une autre lecture[15] permet de diagnostiquer que, économiquement, l'État chinois entre en Europe par les portes fragiles, en les consolidant et en les réparant avec ses entreprises et ses moyens financiers qui lui ouvrent le droit de les gérer et de les utiliser en fonction de ses intérêts. Alors que 94% du volume du commerce sino-européen de biens s'effectue par fret maritime, l'achat du port grec du Pirée en 2016 par Cosco, avec l'assentiment d'une Troïka obnubilée par le désendettement de l'État grec, en est le cas emblématique, mais non le seul[16]. De façon métaphorique, le président tchèque accueillit son homologue chinois en 2016 par cette proposition que le pays soit le portail (gateway) de la Chine vers l'Europe.
***
L'année 2019 a constitué un point de bascule : la séquence ouverte par la caractérisation de la Chine comme rival systémique se poursuit avec le Livre blanc, le règlement sur le filtrage des investissements étrangers d'avril 2019 et les obstacles mis à l'entrée de Huawei sur le marché de la 5G par plusieurs pays. Elle a comme recouvert et contenu à un effet minimum la signature du protocole d'adhésion de l'Italie aux nouvelles routes de la soie (BRI) en mars 2019. Le même mois, cette capacité nouvelle des Européens à aller vers plus de cohésion et de fermeté dans leurs relations économiques avec la Chine avait été signifiée par la transformation d'une rencontre bilatérale à Paris entre les présidents français et chinois en une rencontre à quatre, avec la chancelière allemande et le président de la Commission européenne.
Mais les mesures adoptées le 28 juillet 2020 par les Européens en rétorsion à la fin brutale et unilatérale du principe " un pays deux systèmes " par la Chine à Hong Kong se caractérisent, a contrario et de nouveau, par le manque de cohésion des Européens, et donc par une fermeté molle et une doctrine floue et hésitante. Les vingt-sept Etats membres ne se sont pas mis d'accord sur des sanctions ni du type de celles immédiatement décidées par le gouvernement américain ni du type de celles sur lesquelles ils sont unanimes à l'encontre de la Russie depuis l'annexion de la Crimée. Et ils sont convenus de laisser chacun d'eux décider seul de sa façon de décliner concrètement les mesures de cessation d'exportation du matériel de surveillance et de maintien de l'ordre ainsi que, jusqu'à preuve du contraire, des politiques d'octroi (ou non) de visas aux Hongkongais et de facilitation (ou non) de leur mobilité vers l'Europe.
Les autorités chinoises, dans le même temps, prennent soin d'inscrire leur politique européenne sur un registre légal et juridique. Ce faisant, les acteurs de l'État chinois, incluant les entreprises financées par celui-ci, ne cachent aucunement leur objectif de pénétration, voire de domination, du marché européen. Jusqu'à la crise sanitaire, ils le faisaient en jouant le jeu des règles auxquelles adhèrent les Européens et en retournant à leur profit l'usage de celles édictées par l'Union, aussi bien les politiques de concurrence, de commerce que du marché intérieur. Depuis la pandémie, ils ne cherchent même plus à faire reconnaître la Chine comme une " économie de marché " à l'OMC. Et, dans le même temps, les dirigeants chinois défient les Européens de façon nouvelle — diplomatie du masque, diplomatie des loups combattants, mise au pas de Hong Kong, menaces sur Taïwan — comme pour mieux tester leur prétention à plus de cohésion, de fermeté et de symétrie dans les relations économiques euro-chinoises. Cette fois encore, le pouvoir chinois agit plus vite et différemment que ce que les Européens semblent avoir anticipé.
Les Européens sauront-ils trouver la parade pour se mettre en situation de convaincre les dirigeants chinois de (re)venir à une politique européenne plus équilibrée, moins dissymétrique et plus respectueuse de leurs intérêts ? Et à être ainsi dans la situation d'une entité étatique et d'un territoire qui ont une influence ? Le jeu est ouvert.
[1] IFRI, " Covid-19 and Europe-China relations, A country level analysis ", 29 avril 2020.
[2] L'expression diplomatie du masque commence à être employée le 19 mars 2020 dans la presse française, notamment dans le Figaro.
[3] Les États-Unis et la Chine s'accusent mutuellement d'être à l'origine de l'apparition de la Covid-19.
[4] " Coronavirus : comment la diplomatie du masque s'est retournée contre Pékin ", Marianne, 22 avril 2020
[5] " Coronavirus: Germany's Angela Merkel plays down China's providing medical supplies to hard-hit European countries ", South China Morning Post, 18 mars 2020.
[6] Spain-China relations and COVID-19: the bright and dark sides of a necessary partnership for Spain, Real Instituto Elcano, 6 mai 2020, p. 6 et 7.
[7] "La crise de la COVID-19 rappelle, en termes concrets, l'omniprésence du Parti communiste à tous les échelons de la société, y compris dans les hôpitaux, universités, écoles, complexes résidentiels. Le PCC compte 90 millions de membres et continue à recruter - y compris auprès du personnel médical pendant la crise. Le système de contrôle social et politique, qui reste façonné par l'ère Mao (1949-1976), a été largement mis à contribution ces derniers mois, et en sort consolidé". Alice Ekman, site Diploweb, 17 mai 2020.
[8] Pour The Economist, "le président Xi Jinping est en train de réinventer le capitalisme d'État (...). Cette "Xinomic", mélange d'autocratie et de technologie, pourrait porter la croissance sur plusieurs années. (...) Les États-Unis et l'Occident doivent se préparer à une longue confrontation avec Pékin. A l'inverse de l'ex-URSS, la Chine a une économie sophistiquée et intégrée au reste du monde." Traduit de l'anglais et publié par l'hebdomadaire Challenges n°663, 27 août 2020
[9] Dans sa communication de mars 2019, la Commission européenne caractérise diplomatiquement la Chine de "partenaire stratégique dans la lutte contre le changement climatique et la transition vers une énergie propre, avec lequel [l'UE doit] continuer de bâtir une relation solide" : la Chine est à la fois le plus gros émetteur de GES et le premier investisseur dans les énergies renouvelables.
[10] "Le problème est que nos entreprises sont pénalisées pour avoir respecté les règles, tandis que les entreprises de Chine et d'autres pays tiers bénéficient d'un financement public excessif". Thierry Breton, Commissaire au marché intérieur, entretien à Ouest France, 18 juin 2020. Ce dernier et Margrethe Vestager, commissaire à la Concurrence, sont en charge de ce livre blanc et de la directive qu'il prépare.
[11] Matinale de la radio France Inter, 29 juillet.
[12] Cette image n'est pas utilisée qu'à partir de l'angle européen. Ainsi, pour Pierre Grosser, historien de la guerre froide et de l'Asie de l'Est, "désormais, on parle d'une "poutinisation" de la diplomatie chinoise", in "Pékin a l'impression de se faire voler sa victoire", entretien au Monde, 14 mai 2020.
[13] Voir notamment la résolution votée par le Parlement européen du 19 décembre 2019, ainsi que son rapport sur l'état des relations entre l'Union européenne et la Chine du 10 juillet 2018
[14] Point 47 de ce rapport https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/A-8-2018-0252_FR.html
[15] Laïdi, Zaki. "L'Europe au défi du moment gaullien", Le Débat, vol. 206, no. 4, 2019, pp. 48-59. " Si les États-Unis sont un rival pour la Chine, l'Europe est une proie. Une proie industrielle offrant deux avantages : celui d'avoir à la fois un marché unique et des États divisés dans tous les domaines non communautarisés. Il lui suffit donc de trouver une porte mal fermée (Grèce, Portugal) ou délibérément ouverte (Italie) pour accéder de plain-pied à la maison européenne."
[16] Foucher, Michel. "Yidai Yilu ou les nouvelles routes de la soie", Tous urbains, vol. 23, no. 3, 2018, pp. 41-43. BRI est le "grand projet continental et maritime lancé par le Président Xi Jinping à Astana (Kazakhstan, le 7 septembre 2013), dont on mesure bien l'intérêt pour son initiateur chinois - ouvrir des marchés - et dont on sous-estime encore les risques dans les pays destinataires s'ils ne sont pas en mesure d'établir une réciprocité et, concrètement, de remplir les conteneurs dans le sens du retour vers l'Est."
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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