Climat et énergie
Aline Bartenstein
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ENAline Bartenstein
Par défaut, lorsque l'Union européenne est frappée par une crise, les États membres ont tendance à privilégier un réflexe national. Lorsque l'Italie a été durement touchée par la pandémie de Covid-19, sa première réaction a été de fermer ses frontières et de restreindre l'exportation d'équipements médicaux dont le besoin était urgent. L'intérêt national a supplanté pendant un temps la solidarité européenne. Bien que les États membres aient réussi à s'unir à plusieurs reprises et aient développé face aux crises - une certaine "réponse commune", personne n'aurait été surpris si les États membres avaient préféré poursuivre leur propre intérêt lorsque la Russie a déclenché la guerre en Ukraine le 24 février 2022. Près d'un an plus tard, les États membres sont toujours unis - certains le proclament comme jamais auparavant - et une pénurie de gaz ou de l'électricité a jusqu'à présent été évitée. Cette unité, qui aurait pu certainement s'effriter face aux divergences hongroises, aux hésitations allemandes et aux différentes approches de gestion de la guerre, nous amène à nous demander ce qui est différent cette fois-ci. Il est certain que l'identité de l'Union européenne a été profondément remise en question par la guerre, car ses références en matière de paix - l'Union est même lauréate du prix Nobel de la paix - ont été perçues comme étant en danger. Est-ce cette expérience menaçante pour l'identité qui a uni les États membres ? Ou est-ce la reconnaissance de la Russie comme ennemi commun qui a renforcé les liens entre les États membres ?
La solidarité comme action directrice instructive
Au-delà de ces pressions externes et identitaires, la dynamique interne de l'Union pourrait nous en apprendre davantage. En fait, nous pourrions découvrir une manière européenne de gérer la crise. Dès le début, la solidarité européenne a été érigée comme un postulat de l'action entre les États membres, bien que cela n'ait jamais été considéré comme acquis. La solidarité a non seulement été consacrée depuis les débuts de l'Union européenne comme l'un de ses principes fondamentaux, mais elle a également évolué ces dernières années en tant que norme juridique. Dans le droit fil de ces observations, nous pouvons identifier deux fonctions de la solidarité. Premièrement, la solidarité a une fonction purement normative-déclarative car elle est utilisée pour faire appel à l'esprit de groupe, ce qui illustre la fonction de cohésion de la solidarité. Elle est intrinsèquement et fondamentalement liée aux fondements de l'Union européenne et a été déclenchée à chaque crise pour susciter l'unité et faire prendre conscience aux États de leurs obligations en tant que membres de l'Union. La solidarité est, au niveau de l'Union, une norme connotée positivement, même si les États membres n'ont pas toujours tenu leurs promesses. La solidarité en tant que norme déclarative ne pourrait donc pas déployer un pouvoir suffisant pour inciter les États membres à agir de manière solidaire. Les crises migratoires (espace Schengen) et de l'euro affectent la connotation négative de la solidarité jusqu'à présent, faisant du manque de solidarité un facteur fondamental de crise pour l'Union. Nous ne devons donc pas oublier que la solidarité n'est pas seulement spécifique à un groupe, mais aussi liée à une question à part. Deuxièmement, la solidarité en tant que norme juridique n'a pas émergé de nulle part. Si nous examinons l'évolution de la politique énergétique européenne, nous constatons que la solidarité a joué un rôle progressif à partir de 2005, lorsque la Pologne est entrée sur la scène européenne. La Pologne a utilisé son influence au sein du Conseil européen pour demander la solidarité au nom de l'article 194 TFUE nouvellement introduit dans le traité de Lisbonne, qui stipule que la politique énergétique européenne doit être menée dans un esprit de solidarité. En temps de crise, l'article 122 TFUE est aussi important car il permet la solidarité énergétique en cas de graves difficultés d'approvisionnement. Cependant, les obligations ne peuvent pas être dérivées du droit primaire. Au contraire, plusieurs acteurs au niveau européen ont soutenu la mise en œuvre de la solidarité dans le droit secondaire. Dans ce contexte, nous ne devons pas oublier certains événements fondamentaux. En 2006 et 2009, les États européens ont été frappés par ricochet des mésententes gazières russo-ukrainiennes. Ils ont réalisé qu'ils étaient autant affectés par les ruptures d'approvisionnement que les États membres d'Europe centrale et orientale. De plus, les infrastructures ont été prises pour cible, démontrant ainsi la vulnérabilité des approvisionnements en gaz[1]. Le Conseil européen était conscient de ces défis - il était déjà convenu de développer une politique énergétique commune en 2005 - et prêt à mettre l'accent sur la sécurité de l'approvisionnement. Par conséquent, dès cette époque, il y a eu une prise de conscience européenne que la politique énergétique est aussi une politique de sécurité. Mais les États membres ont développé des approches différentes. Certains, comme l'Allemagne, ont mis l'accent sur les prix pour soutenir la compétitivité de leur industrie. La sécurité extérieure de l'approvisionnement n'était pas vécue et ressentie de la même manière. D'autres, comme la Lettonie, ont choisi de diminuer leur dépendance vis-à-vis de la Russie en investissant dans des terminaux GNL. Ces décisions diverses n'ont pas été fondées uniquement sur des intérêts nationaux, mais en grande partie sur des développements d'infrastructures antérieurs qui ont imposé certaines contraintes au système énergétique. Le Conseil européen a partagé la préoccupation selon laquelle les États baltes étaient pleinement intégrés dans le réseau électrique russe, ce qui a été suivi par la stratégie visant à connecter l'"île énergétique" balte à l'Europe continentale, qui est sur le point d'être finalisée.
Le caractère indissociable de la solidarité en tant que norme politique et juridique
En relation avec ces événements, nous pouvons observer différents actes législatifs qui soulignent l'importance de la solidarité à des degrés divers. Si les réseaux transeuropéens (RTE) ont financé l'interconnexion par exemple des gazoducs européens et représentent l'exemple le plus marquant et le plus ancien de la solidarité financière dans la politique énergétique européenne dans la pratique, la solidarité évolue dans de multiples directions dans le droit secondaire. Nous pouvons observer un processus d'institutionnalisation de la solidarité au fil du temps qui, en tant que tel, affecte clairement les actions en cours. Les crises gazières ont entraîné les changements les plus importants en matière de solidarité énergétique. La directive sur le marché intérieur de 2009 (directive 2009/73/CE) et le règlement sur la sécurité de l'approvisionnement de 2010 (règlement UE 994/2010) ont souligné la nécessité d'une solidarité régionale. L'idée est simple : en cas de rupture d'approvisionnement, les États membres, qui sont connectés au niveau régional, ne doivent pas entraver la libre circulation du marché du gaz, mais au contraire se soutenir mutuellement. L'inscription de la solidarité dans le droit dérivé était en ce sens une réponse au comportement égoïste de certains États membres lors des précédentes crises du gaz, lorsque des États membres empêchaient la libre circulation du gaz, laissant ainsi les autres littéralement dans le froid. Les États membres devraient laisser le pouvoir au marché et, en outre, renforcer leur sécurité d'approvisionnement en investissant dans les infrastructures transnationales, y compris les flux inversés qui permettent une certaine flexibilité. En termes d'approvisionnement énergétique externe, les États membres devraient diversifier leurs fournisseurs et leurs voies d'approvisionnement afin d'être en mesure de réagir rapidement en cas de crise d'approvisionnement. Comme nous venons de le voir dans la situation énergétique actuelle, les mesures du côté de l'offre, d'une part, sont limitées par l'infrastructure existante, et les mesures du côté de la demande, d'autre part, sont très difficiles à organiser et à imposer au niveau sociétal et économique. Face à la crise en Crimée et le Donbass en 2014, les Etats membres ont réitéré leur volonté d'assurer la sécurité d'approvisionnement en cas de rupture de l'approvisionnement en gaz. Le réseau européen des gestionnaires de réseau de transport de gaz (ENTSOG) a présenté un scénario simulant une rupture de l'approvisionnement en gaz russe, soulignant la nécessité d'agir de manière concertée si un tel événement devait se produire. En réponse à l'évolution de la perception de la menace énergétique, les États membres sont convenus de mettre en place une Union de l'énergie, qui devrait rationaliser davantage la politique énergétique européenne dans un esprit de solidarité. Ces développements ont conduit à la réforme du règlement sur la sécurité de l'approvisionnement en gaz en 2017 (règlement UE 2017/1938) qui a renforcé la solidarité d'une manière sans précédent devenant l'aspect central du nouveau règlement. En cas de rupture d'approvisionnement grave, par exemple lorsqu'un État membre ne peut plus fournir du gaz à ses propres clients protégés (les citoyens, les hôpitaux, etc.), les autres États membres devraient couper leur propre approvisionnement en gaz afin de pourvoir en fournir à l'État membre dans le besoin. Bien que les États membres aient dû conclure des accords bilatéraux pour que cette législation fonctionne dans la pratique, elle a été évaluée comme une étape majeure dans l'organisation européenne de la sécurité de l'approvisionnement en gaz. Les États membres ont ainsi développé une forme d'assurance solidaire afin de renforcer conjointement la sécurité de leur approvisionnement énergétique. Comment les États membres ont-ils pu accepter une telle réglementation ? Il ne faut pas oublier qu'avant que la Russie ne déclenche la guerre en Ukraine, la perception principale en Allemagne et en France était que la Russie était un partenaire énergétique fiable. En particulier, en Allemagne, il était admis et reconnu que même durant la guerre froide il n'y avait jamais eu de rupture d'approvisionnement. Nous savons dorénavant qu'il s'agit déjà d'un échec majeur dans l'expérimentation de la pensée sur ce qui se passe en cas de crise : nous ne devrions pas seulement nous demander si l'autre utiliserait l'énergie comme une arme politique, mais nous devrions aussi nous demander quelle est notre capacité à agir dans une telle situation. Pour comprendre comment la solidarité est devenue un outil si important, dépassant les promesses creuses, il faut examiner l'évolution du contexte politique. Plus important encore, les États membres ont fait de l'auto-responsabilité la condition préalable à la solidarité, ce qui signifie qu'ils ne doivent pas seulement compter sur les solutions européennes en cas de rupture d'approvisionnement. En d'autres termes, l'exclusion du "parasitisme" a été considérée comme essentielle à la mise en place de la solidarité. En outre, les États membres ont voulu s'assurer que la solidarité ne soit pas une œuvre caritative nécessitant des devoirs réciproques. Par conséquent, chaque État membre a la responsabilité de mettre en place des mesures de sécurité d'approvisionnement afin d'éviter une situation de crise. Ces efforts conjoints mais individuels ont eu un impact positif sur la relation de confiance entre les États membres, ce qui a permis d'institutionnaliser la solidarité. Bien que cela ressemble à la fin heureuse d'une grande histoire de l'intégration européenne, nous ne devons pas oublier les parties chaotiques. Le débat autour de Nord Stream 2 illustre bien comment la confiance a été mise à mal par la prise de décision fondée sur de seuls intérêts nationaux au sein de l'Union européenne. Toutefois, la Cour de justice de l'Union européenne a fait valoir qu'il était nécessaire de protéger l'intérêt national et que la solidarité est un principe juridique qui doit être appliqué. L'affaire judiciaire relative à l'utilisation de la capacité du gazoduc OPAL, qui relie Nord Stream 1 au réseau gazier d'Europe centrale, montre que la solidarité implique la prise en compte des intérêts des autres États membres. Ce point est particulièrement intéressant, car il fait de la solidarité plus qu'un outil destiné à garantir un comportement concerté dans une situation de crise. Dans ce cas, la solidarité ressemble plutôt à un principe fédéral garantissant que les unités constitutives ne se nuisent pas mutuellement (solidarité comportementale). l ne résulte pas de cet arrêt que des conséquences négatives ne pourraient jamais se produire. Le défi est donc aussi ancien que l'Union européenne elle-même : faire prendre conscience de l'existence d'intérêts différents et de la nécessité de les équilibrer dans une communauté solidaire.
La solidarité en temps de crise : de nouveaux défis
Ces développements offrent une perspective différente sur la façon dont l'Union européenne gère l'actuelle crise énergétique. Bien que nous ayons assisté à de nombreux débats sur ce qu'il convenait de faire et qui blâmer face à la situation de l'approvisionnement énergétique, l'année 2022 peut nous inciter à un optimisme prudent quant à ce qui nous attend dans le cadre de la politique énergétique de l'Union. Les États membres n'ont pas joué le jeu des blâmes depuis le début, probablement parce que l'Allemagne s'est adaptée à la nouvelle réalité et a prouvé qu'elle gérait la situation de l'approvisionnement de manière hésitante mais conséquente, en assumant sa propre responsabilité afin de permettre une législation accélérée et des résultats de négociation consensuels. Les États membres ont exprimé, à juste titre, leur mécontentement général à l'égard des décisions prises par l'Allemagne dans le passé, non seulement dans le secteur de l'énergie, mais également à l'égard du comportement jugé moralisateur de l'Allemagne pendant la crise de l'euro. Ils ont estimé nécessaire de souligner les actions déraisonnables et égoïstes de l'Allemagne qui exprimait de plus en plus sa volonté de jouer un rôle de leader. Néanmoins, il a été largement accepté de faire preuve de solidarité, d'obliger le stockage du gaz, d'en économiser la consommation et d'envisager des achats conjoints. Des outils qui n'ont pas trouvé d'appui dans le passé. La prudence de certains États membres est compréhensible, car ils ne savent toujours pas si la Zeitenwende proclamée par l'Allemagne n'est pas que de vaines paroles ou si elle va changer la donne pour mettre fin à l'approvisionnement énergétique russe et renforcer les énergies renouvelables. L'évolution récente de l'aide financière individuelle en réponse aux prix élevés de l'énergie attire notre attention sur une perspective de solidarité différente par rapport à la conception précédente des principales missions de la politique énergétique européenne. Dans le passé, la politique énergétique était strictement séparée de la politique sociale au niveau européen, à l'exception de quelques tentatives prudentes de mesurer la précarité énergétique. Cela n'est pas surprenant étant donné les possibilités très limitées et la faible volonté de poursuivre la politique sociale dans une approche européenne commune. Cependant, cette crise montre bien que la solidarité financière adopte une approche différente de la "solidarité d'assurance" ou de la "solidarité comportementale", qui a été principalement suivie dans la politique énergétique européenne jusqu'à présent. La pression croissante due aux prix élevés du gaz est devenue de plus en plus perceptible au fil du temps, et certains États membres craignant une vague de colère sociale grandissante et donc une diminution du soutien à l'Ukraine. En réponse, les États membres ont mis en place diverses mesures de soutien pour alléger la pression pesant sur les citoyens et sur l'industrie nationale. Une fois encore, le "double coup dur" du gouvernement allemand a été interprété comme un manque de solidarité par les autres États membres qui espéraient recevoir une aide financière. Au lieu de cela, l'impression a été donnée que l'approche isolée de l'Allemagne pourrait même entraîner des dommages économiques. Il reste à voir si le plafonnement des prix, combiné à l'achat commun de gaz, peut dissiper les inquiétudes croissantes. Cette situation n'est pas limitée aux circonstances actuelles, mais nous connaîtrons des développements similaires en ce qui concerne la transition verte et juste. Le mouvement des Gilets jaunes en France nous a donné un avant-goût de la façon dont les préoccupations sociales accompagnent la transition verte. Dans la mesure où la transition verte et la vision de l'Union en tant que continent climatiquement neutre constituent un projet politique et économique commun, les politiques sociales auront aussi une dimension transnationale croissante. Les États membres devront à terme lever plus que des fonds limités et étroitement définis afin d'atteindre leurs objectifs climatiques d'ici 2050 tout en garantissant la prospérité économique et le bien-être social. A ce jour, on pourrait dire que la politique énergétique n'est pas seulement une politique de sécurité, elle est aussi une politique climatique et sociale. Dans un avenir proche, nous assisterons donc à un besoin croissant de solidarité sociale, ce qui entraînera certainement de sérieux conflits, non seulement en termes de répartition, mais aussi pour l'Union en tant que projet politique.
[1] En 2006, le gazoduc lié à la Géorgie a été saboté engendrant de graves ruptures d'approvisionnement
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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