Démocratie et citoyenneté
Alain Lancelot
-
Versions disponibles :
FR

Alain Lancelot
En 2005, une dizaine de pays membres de l'Union, dont la France, appelleront leurs citoyens à se prononcer directement par référendum sur le nouveau Traité de Rome « établissant une Constitution pour l'Europe ». Les autres laisseront à leurs parlements le soin de la ratification : par tradition ou par prudence, les électeurs étant sans doute moins conscients que les élus de l'enjeu véritable du choix qu'ils auront à faire.
Cet enjeu est pourtant peut-être encore plus crucial que celui du traité de Maastricht. Le nom même du traité le dit bien : il s'agit moins d'établir la Constitution de d'Europe qu'une Constitution pour l'Europe. La différence ne saute pas nécessairement aux yeux mais elle n'est pas mince. Car c'est bien le sort de l'Europe, de tout ce qu'elle a apporté et de tout de ce qu'elle peut apporter encore aux Européens, qui est en jeu dans la ratification du traité. Voter Oui, c'est voter pour l'Europe ; voter Non, quelles que soient les raisons alléguées, c'est voter contre elle, tirer un trait sur ce qu'elle a fait, tuer dans l'œuf ce qu'elle devrait et pourrait faire encore.
L'Europe n'est pas née d'hier et l'on pourrait presque commencer à dire, en plagiant le de Gaulle des Mémoires d'espoir, « l'Europe vient de loin...» Les trois quarts des Français vivant aujourd'hui sont nés après elle et n'ont connu que par ouï dire les maux auxquels elle a mis fin sur notre continent : la guerre, la crise économique, la remise en cause de la démocratie. Ils sont tentés de croire que la paix, le développement et la démocratie sont en quelque sorte consubstantiels à l'Europe et que les politiques de l'Etat nation seraient certainement aussi, voire plus, capables de les assurer que les lointains « eurocrates » de Bruxelles. Quelle erreur ! Le principe des nationalités a certes fait naître bon nombre d'Etats viables en Europe sur les ruines des grands empires, mais il a bien failli les faire s'anéantir mutuellement quand le respect de la diversité a fait place au rejet de la différence. Après les terribles tueries de la première et de la seconde guerre mondiale, les nations exsangues ont eu la sagesse de répondre à l'appel de Robert Schuman en édifiant progressivement une union européenne, dont la devise « Unie dans la diversité », qui figure dans le projet de Constitution, dit bien la portée du point de vue de la paix sur le plus belliqueux des cinq continents. Le nationalisme xénophobe ne sévit plus guère aujourd'hui que dans les Balkans où la conquête turque a semé des germes de haine et de mort qui n'ont cessé d'endeuiller la péninsule depuis la chute des grands empires il y a une petite centaine d'années. Et l'on comprend que les habitants de cette région considèrent l'entrée dans l'Union comme la seule chance d'une paix véritable, comparable à celle qu'elle a fait régner partout entre des ennemis « héréditaires » qui se croyaient irréductiblement séparés. Voter pour l'Europe, c'est voter pour la paix.
C'est aussi voter pour la prospérité. Plus personne ne doute aujourd'hui que la création du Marché commun puis du Marché unique a joué un rôle essentiel dans la révolution économique que tous les pays de la Communauté ont connue après la reconstruction d'après guerre. Le pari de l'ouverture des frontières nationales – que tant de bons esprits, comme Pierre Mendès France par exemple, considéraient comme très risqué – a entraîné d'immenses progrès de productivité dans les secteurs les plus traditionnels, comme l'agriculture et le commerce, et un formidable renouvellement du système productif dans l'industrie et les services. L'appel du large, dans lequel certains ne voulaient voir que la « contrainte extérieure », a constitué un véritable appel d'air favorisant l'initiative, l'adaptation, l'anticipation du marché, bref la culture de la croissance. Pendant ce temps, à l'Est de l'Europe en voie de formation, le dirigisme étatique sévissait dans les satellites de l'Union soviétique. L'Europe centrale et orientale, mal nourrie, mal soignée, enfermée dans la routine bureaucratique, s'enfonçait dans la médiocrité. Et les peuples, pris au piège du parangon de « l'Europe sociale », regardaient briller de l'autre côté du Rideau de fer les lumières de l'économie de marché. On peut être sûr que, maintenant qu'ils sont sortis du camp socialiste, ces peuples qui ont voté et votent pour l'Europe le font pour rattraper notre prospérité, dont nous ne voyons même plus le caractère exceptionnel dans l'histoire de l'humanité.
Voter pour garantir les acquis de l'unité de l'Europe, c'est enfin voter pour la démocratie. Je parle à dessein de l'unité et non de l'entité de l'Europe car les rapports de cette dernière avec la démocratie sont loin d'être univoques. Si le continent européen est à coup sûr aux sources de la philosophie et des premières expériences de la démocratie, il est aussi aux sources des courants antidémocratiques les mieux systématisés et les plus effroyablement efficaces, d'autant plus pervers qu'il leur arrive souvent de se parer des plumes de la démocratie en la qualifiant de « populaire » ou de « révolutionnaire », comme si la Terreur pouvait être l'une des facettes ou des étapes – peut-être fâcheuses mais nécessaires – de la démocratie. En dehors même des pays de l'Est dont il était question il y a un instant, il n'est pas inutile de rappeler que les trois grands pays d'Europe méridionale ont connu des régimes dictatoriaux jusqu'à la fin du troisième quart du 20ème siècle : le Portugal de 1928 à 1974, l'Espagne de 1939 à 1975 et la Grèce de 1967 à 1974. Et la perspective d'une possibilité d'entrer dans la Communauté européenne a fortement contribué à miner les soutiens de ces dictatures. A bon droit puisque la Grèce a été admise en 1981, cinq ans et demi après la chute des colonels, et l'Espagne et le Portugal en 1986 respectivement un peu plus de dix ans après la mort de Franco et un peu moins de douze ans après la Révolution des œillets. Aujourd'hui même, lorsque les succès électoraux du nationalisme xénophobe font craindre le retour des mouvements antidémocratiques – comme le succès de Jorg Haider en Autriche en 2000 – l'Union manifeste sa vigilance et contribue par ses sanctions à la stigmatisation puis au reflux de l'extrême droite. Voter oui pour l'Union, c'est donc bien voter pour la pérennité des valeurs démocratiques.
Mais voter pour l'Europe ce n'est pas seulement garantir ses inestimables acquis de paix, de prospérité et de démocratie. C'est aussi voter pour qu'elle puisse mieux exercer dans le monde et sur son territoire les grandes missions qu'appelle son poids géostratégique et que doivent faciliter ses institutions tout à fait originales.
L'un des traits les plus marquants du Traité instituant une Constitution pour l'Europe est certainement la volonté de donner à l'Union les moyens diplomatiques et stratégiques de son poids économique et de sa puissance politique aujourd'hui dispersée entre ses principaux membres. En dépit des avancées des années 90, l'Union à présidence semestrielle évoque toujours les « trois petits tours et puis s'en vont » des « petites marionnettes ». Les Etats comptent encore seuls ou presque sur la scène internationale. La Constitution rassemble ces forces éparses et parfois contradictoires autour de l'Union enfin dotée de trois atouts majeurs : la personnalité juridique qui lui permettra de signer les traités internationaux et d'adhérer aux grandes organisations internationales, une présidence stable et spécifique assurée par un Président élu par le Conseil européen pour une période de deux ans et demi renouvelable une fois, un Ministre des Affaires étrangères, enfin, placé au cœur des institutions puisqu'il cumulera les fonctions de Vice-président de la Commission et la présidence du Conseil des ministres dans sa formation de Conseil des ministres des affaires étrangères. Avec ces trois institutions, l'Europe affirme sa place éminente sur la scène mondiale : elle passe du néant juridique à la réalité, de l'inexistence parmi les Grands à l'incarnation dans un président représentatif et du caractère supplétif au caractère central de sa diplomatie, préparée par un service diplomatique européen et pouvant s'appuyer autant que de besoin sur les services diplomatiques de ses membres. Voter pour l'Europe de demain, c'est voter pour lui donner une voix et une capacité d'action à la mesure de son influence économique, culturelle, morale et politique dans le monde.
Mais voter pour l'Europe de demain, c'est aussi voter pour la rénovation de la démocratie. Pour une démocratie responsable, celle qui fait primer l'intérêt général sur les intérêts particuliers et dont on s'est passablement éloigné dans nos démocraties nationales depuis qu'elles se sont transformées en démocraties d'opinion. Ou, pour être plus précis, en démocraties dans lesquelles l'électeur se pense et se comporte comme un consommateur individuel, aussi impatient qu'infidèle, de politiques publiques exclusivement orientées vers la satisfaction de ses désirs immédiats. L'électeur du début du 21ème siècle a définitivement rompu avec la confiance et les restes de déférence envers ses représentants qui caractérisaient son prédécesseur des débuts de la République parlementaire, comme il a rompu avec les mouvements de masse dont les aspirations et les manifestations collectives ont rythmé le 20ème siècle. Le « Choisissons ensemble le chemin du progrès pour nos frères qui luttent avec nous » a fait place au « Je veux qu'on me donne le plus vite possible ce dont j'ai envie ». Slogan qui rappelle, hélas, le chapitre – aussi bref que célèbre - de L'Esprit des Lois sur l' idée du despotisme : « Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l'arbre au pied, et cueillent le fruit. Voilà le gouvernement despotique. » (V,13). Car la nouvelle démocratie d'opinion tourne vite au despotisme de l'opinion, qui pousse sans relâche les représentants à la démagogie et les représentés à l'irresponsabilité. Ne trouve-t-on pas ici la source profonde de la résistance des opinions démocratiques aux réformes de structure qui privilégient les chances de l'avenir par rapport aux satisfactions du présent ? Si de Gaulle a réussi jadis à faire admettre que les intérêts de la France devaient l'emporter sur ceux des Français, c'est en faisant comprendre à ceux-ci que la France dont il parlait n'était souvent rien d'autre que les Français de demain. Sans qu'on s'en rende toujours compte, l'Union mène régulièrement le même combat en jouant systématiquement le rôle de porte-parole de l'avenir auprès de gouvernements nationaux trop souvent englués dans le présent des revendications catégorielles. Qui d'autre qu'elle se soucie vraiment aujourd'hui des conséquences catastrophiques de la crise démographique, des risques écologiques de la pêche ou de l'agriculture intensives, du retard de notre productivité par rapport aux Etats-Unis, de la formation technique et scientifique de pointe ou de l'internationalisation des études supérieures, pour ne citer que quelques exemples évidents ?
L'Union doit d'exercer ce « ministère de l'avenir » à la nature et à l'équilibre très particuliers de ses institutions. Et le grand succès dont il faut créditer la Convention et le traité qu'elle a inspiré, c'est justement d'avoir respecté l'esprit des institutions européennes, façonné par une longue expérience, tout en laissant la porte ouverte à de nouvelles avancées démocratiques chaque fois qu'elles apparaîtront positives, c'est à dire souhaitables et possibles en même temps.
La nature des institutions européennes avalisée par le projet de Constitution est particulière par la place qu'elle fait à des responsables relativement indépendants du suffrage universel des Européens. Une seule institution sur cinq, le Parlement, tire sa légitimité du vote direct et spécifique des Européens dans chaque pays membre de l'Union. Les quatre autres sont composées des plus hauts responsables politiques des Etats (pour le Conseil européen), de membres des gouvernements de ces Etats (pour le Conseil des ministres), ou de personnalités indépendantes choisies pour leur expertise politique ou sociale (pour la Commission) ou juridique (pour la Cour de Justice). Un tel déséquilibre en faveur de la responsabilité et de l'expertise limite naturellement les risques de démagogie.
Encore faut-il qu'il n'étouffe pas la démocratie. C'est ici que l'équilibre des institutions entre en ligne de compte. Le projet de Constitution pérennise l'existence d'une double logique dans les institutions de l'Union, la logique intergouvernementale et la logique communautaire.
La première fait la part belle aux Etats par le biais de leurs gouvernants : ce sont eux qui ont la charge de fixer les grandes orientations (en Conseil européen des chefs d'Etat et de gouvernement) et celle de débattre et de voter (en Conseil des ministres – de plus en plus souvent en « codécision » avec le Parlement –) les propositions de lois présentées par la Commission. Cette logique intergouvernementale est-elle démocratique ? On notera d'abord qu'elle introduit en quelque sorte le démocratie parmi les Etats, chacun pouvant faire entendre sa voix, aussi légitime que toutes les autres, et même dans certains cas – en voie de raréfaction – disposer d'un droit de veto . Mais, comme dans toute démocratie, chacun doit aussi se plier à la loi de la majorité - souvent ici « qualifiée » pour tenir compte à la fois du nombre des Etats et de celui de leurs populations pour que la démocratie parmi les Etats ne soit pas trop éloignée de la démocratie parmi les citoyens.
On notera ensuite que tous les acteurs qui mettent en œuvre la logique intergouvernementale procèdent indéniablement des démocraties nationales. Tous tirent leur légitimité du vote direct de leurs concitoyens ou de l'investiture de leurs parlements nationaux.
Mais la démocratie intergouvernementale n'en est pas moins tempérée par la qualité de ses acteurs. Une assemblée de ministres est sans doute moins portée à la démagogie qu'une assemblée de députés. Même s'il arrive souvent que les représentants des Etats défendent becs et ongles les intérêts de leurs concitoyens, il leur est difficile de s'enfermer à tout moment et sur tous les sujets dans la seule défense de leurs intérêts nationaux. Assez vite, la pratique de l'échange et du compromis l'emporte sur celle du blocage et de l'isolement. Si bien que l'intergouvernementalité, souvent présentée comme le correctif national de l'union peut aussi bien figurer dans les faits comme le lieu de l'apprentissage de la solidarité.
La logique communautaire incarne pour sa part le projet d'unification de l'Europe autour de Communautés de plus en plus larges, dans leur champ géographique (passé de 6 à 25 membres en un demi siècle) comme dans celui de leurs compétences (du charbon et de l'acier au marché commun puis à l'union politique). Elle s'appuie sur les trois institutions exclusivement européennes de l'Union : la Commission, le Parlement et la Cour de Justice.
En laissant de côté la Cour, organe juridictionnel de très haute qualité, les deux principales institutions communautaires, la Commission et le Parlement , tirent leur légitimité de sources très différentes. La Commission tire la sienne de l'histoire de la construction européenne, qui s'est développée à l'abri des clivages politiques dans un esprit qu'on dirait volontiers technocratique si ce terme pouvait être dissocié de sa consonance péjorative. La Commission est moins légitime du fait du mode de désignation ou du charisme de ses membres (qui fut souvent éclatant) que de sa vocation historique à faire naître et grandir l'intérêt général européen et à le traduire dans un droit spécifique prenant progressivement la relève des droits nationaux. Cette vocation appelle évidemment l'indépendance de la Commission vis à vis des Etats nationaux, ce que reconnaît expressément le projet de Constitution.
Mais celui-ci, sans revenir sur la nature exceptionnelle de la Commission, accentue le caractère démocratique de sa légitimité puisque le Parlement européen élira désormais, à la majorité simple, le Président de la Commission sur proposition du Conseil européen au vu des résultats des élections européennes, et que la « Commission, en tant que collège, » sera responsable devant lui. On pourrait dire en somme que le Conseil des ministres est une institution démocratique (du point de vue de l'origine de ses membres) en voie de responsabilisation et la Commission une institution responsable (du point de vue de la primauté de l'intérêt général) en voie de démocratisation.
Quant au Parlement (qui comptera 750 membres dans l'Union à 25), il voit son rôle nettement renforcé par l'extension de la « codécision » législative avec le Conseil des ministres : le nombre des matières qui en relèvent sera pratiquement doublé.
Comme on le voit, le nouveau Traité de Rome introduit dans le droit constitutionnel des institutions dont la nature et les rapports sont tout à fait exceptionnels. Plutôt que de faire entrer de force les institutions européennes dans le moule préétabli des grand types de régimes définis par la doctrine, les inspirateurs de la Convention et du Traité ont préféré faire entrer dans le droit des institutions spécifiques dont on a expérimenté la viabilité, pour ne pas dire l'insubmersibilité, et à qui l'on doit la sauvegarde sur le continent d'une démocratie responsable en voie de disparition.
Mais voter pour le projet de traité établissant une Constitution pour l'Europe, ce n'est pas seulement ancrer les institutions de la démocratie responsable dans l'ordre constitutionnel, c'est aussi voter pour toutes les procédures inscrites dans ce texte qui ouvriront, chaque fois que l'accord des volontés nationales le permettra, de nouvelles perspectives de démocratisation. Car la construction qui nous est proposée n'est pas établie pour l'éternité, elle a vocation à se développer, et dans une seule direction, celle de la démocratisation. Tant dans le jeu de la logique intergouvernementale, où le recours à l'unanimité devrait se faire de plus en plus rare et où la majorité qualifiée devrait faire place à la majorité simple de plus en plus souvent, que dans le jeu de la logique communautaire, où le Président de la Commission tendra de plus en plus à ressembler au chef d'un exécutif ordinaire et où le Parlement élargira sans aucun doute la nature et la portée de son contrôle.
Voilà ce que l'Europe nous a apporté. Voici ce qu'elle peut nous apporter encore si nous savons de nouveau dire oui à la plus grande entreprise politique du dernier demi-siècle.
L'occasion ne se représentera pas et ce sera notre honneur d'avoir par notre oui conforté l'Europe des réalisations et donné toutes ses chances à l'Europe de nos aspirations.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
Pour aller plus loin
Ukraine Russie
Paul Gogo
—
15 juillet 2025
Les relations transatlantiques
André Gattolin
—
7 juillet 2025
États membres
Flemming Splidsboel Hansen
—
30 juin 2025
Avenir et perspectives
Oleksandra Bulana
—
23 juin 2025

La Lettre
Schuman
L'actualité européenne de la semaine
Unique en son genre, avec ses 200 000 abonnées et ses éditions en 6 langues (français, anglais, allemand, espagnol, polonais et ukrainien), elle apporte jusqu'à vous, depuis 15 ans, un condensé de l'actualité européenne, plus nécessaire aujourd'hui que jamais
Versions :