Stratégie, sécurité et défense
Eric Dupeyron
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Eric Dupeyron
Acte 1 : de Rome à Maastricht : vers une affirmation politique
La question de la présence et de l'expression de l'Europe sur la scène internationale européenne s'est posée dès l'origine de la construction communautaire avec une acuité d'autant plus vive que l'échec de la Communauté européenne de défense (CED, 1954) semblait avoir borné la voie : oui à l'économie et aux politiques sectorielles, non à une intégration des fondements mêmes de la souveraineté étatique telles que la diplomatie ou la défense.
Cependant, dès le début des années 70, dans un climat de réussites de grands chantiers européens (PAC, tarif extérieur commun…) se met en place une coopération politique européenne (CPE, proposée par le rapport Davignon d'octobre 1970) destinée à rapprocher les positions, voire les actions, des Etats en matière de politique étrangère et de défense. Des avancées sont régulièrement enregistrées (sommet de Paris de 1974 créant le Conseil européen et confiant à la présidence une fonction spécifique dans le cadre des relations avec les pays tiers, rapport de Londres de 1981 instituant le système dit de la « troïka »). L'Acte unique européen (février 1986) formalise quinze années de pratique et crée en outre un secrétariat, dépendant de la présidence et basé à Bruxelles, spécifiquement destiné la CPE.
Mais c'est avec le traité instituant l'Union européenne (TUE, signé à Maastricht le 7 février 1992) qu'un saut qualitatif, même si il doit être nuancé, intervient : prise en compte par l'UE des questions de politique étrangère et de sécurité commune (PESC) avec l'élaboration d'un cadre institutionnel unique ; toutefois, maintien d'un caractère intergouvernemental par l'intégration de cette politique dans un cadre particulier (le deuxième pilier), distinct des politiques communautaires stricto sensu et auxquelles s'appliquent des procédures décisionnelles et juridiques propres. La complexité institutionnelle est confortée par la présence au sein du deuxième pilier du Conseil européen, du Conseil des ministres et de la Commission, mais soumis à des règles différentes du premier pilier.
Dans les années 1990, le maintien des prérogatives étatiques demeure donc la règle tandis que la PESC doit faire face à une décennie de crises et de bouleversements géostratégiques (implosion et embrasement de la Yougoslavie, génocide au Rwanda, seconde intifada au Proche-Orient). Il est aisé de gloser sur l'impuissance ou les divisions européennes. Mais les limites de cette politique étrangère commune reflètent les positions de 12 puis 15 diplomaties, soucieuses de leurs « intérêts nationaux », de leurs « zones d'influence » historiques et géographiques, de leur éventuel passé colonial, de leurs traditions diplomatiques (neutralité, interventionnisme, recherche d'alliances ou d'une simple influence régionale).
Dès lors, il peut sembler injuste de reprocher à la PESC des résultats limités alors même que les moyens attribués la condamnent a priori à une action modeste. Au demeurant, les résultats enregistrés sont-ils si minimes ? Le TUE a d'abord le mérite de légitimer une pratique en l'inscrivant dans les textes constitutifs de l'Union. Fallait-il refuser les éléments relatifs à la PESC au motif qu'ils n'auraient pas été assez ambitieux ? Il paraissait plus judicieux d'apporter des garanties aux Etats et aux opinions publiques en ébauchant une politique commune respectueuse des prérogatives de souveraineté et des sentiments nationaux. C'est pourquoi le mode de votation retenu est l'unanimité. Le TUE crée également, en appui de la PESC, des instruments juridiques, position commune et action commune, qui contribuent à la cohérence des diplomaties nationales. Enfin, la désignation de « représentants spéciaux » mandatés par l'UE pour exercer leurs bons offices dans les régions en crise (Bosnie, Macédoine, Afghanistan, Grands Lacs…) participe d'une implication de plus en plus concrète et opérationnelle.
Acte 2 : Amsterdam et Nice : avancées et limites
Le traité d'Amsterdam (2 octobre 1997) introduit plusieurs nouveautés destinées à améliorer le fonctionnement de la PESC : stratégie commune qui affirme les grandes priorités de l'UE ; recours à la majorité qualifiée pour les actes pris sur le fondement d'une telle stratégie (y compris désormais les positions ou actions communes) ; instauration du système de l'abstention constructive, destinée à réduire les risques de blocage.
De plus, le souhait français de personnaliser la PESC trouve une réponse avec l'attribution des fonctions de Haut Représentant pour la PESC (HR) au Secrétaire Général du Conseil.
Celui-ci est désormais la personnalité européenne chargée de défendre et de véhiculer sur la scène internationale les positions européennes en matière de politique étrangère et de sécurité. Il apporte ainsi une réponse à l'ironique question de Henry Kissinger : « L'Europe, quel numéro de téléphone ? ».
Toutefois, le HR n'a pas l'exclusivité des compétences en matière de diplomatie de l'UE et doit coexister d'une part avec le Président en exercice du Conseil et d'autre part avec le Commissaire chargé des relations extérieures. La personnalité du HR est dès lors un gage de réussite et d'affirmation.
A cet effet, l'actuel HR, Javier Solana, successivement ministre du gouvernement espagnol puis Secrétaire général de l'OTAN, bénéficie d'une expérience et d'une reconnaissance internationales précieuses pour asseoir son autorité et son crédit vis-à-vis de ses interlocuteurs, au sein de l'UE comme en dehors.
Le traité de Nice apporte une novation avec le système des coopérations renforcées. Très encadrée, cette procédure, adoptée à la majorité qualifiée, permet aux Etats le souhaitant d'aller plus vite et plus loin en matière de PESC, mais uniquement pour la mise en œuvre d'une action ou d'une position commune. De plus, toute question ayant une implication militaire ou touchant au domaine de la défense est exclue. Les coopérations renforcées concernent donc bien la seule diplomatie européenne.
Quel bilan provisoire tirer de la présence internationale de l'UE ?
Il convient d'abord de rappeler que celle-ci est protéiforme. Hors la PESC, l'UE existe aussi à travers deux grands axes : la politique commerciale, compétence communautaire qui conduit la Commission, certes mandatée par le Conseil, à négocier pour le compte des Etats membres, par exemple à l'OMC. Dans un contexte de globalisation et de position privilégiée de l'UE au sein des échanges mondiaux, ce point n'est pas neutre et constitue, de facto, une expression unique des positions communautaires.
Par ailleurs, la politique de coopération de l'UE, instaurée dès 1963 (Convention de Yaoundé), fait de l'Union un acteur majeur de l'aide au développement. La convention de Cotonou (signée en 2000 avec 77 Etats ACP - Afrique, Caraïbes et Pacifique) assure aujourd'hui des transferts financiers d'importance, conditionnés notamment par le respect de principes démocratiques. D'autres programmes existent, au bénéfice des pays candidats à l'adhésion, de la Russie, de la CEI, de la Chine, de la Turquie, des pays méditerranéens ou encore du Mercosur.
En matière de PESC, le dispositif instauré par le TUE est incontestablement novateur et, à ce titre, les difficultés à surmonter particulièrement fortes. Des résultats sont indéniables. A l'ONU, l'UE s'exprime de manière relativement concertée (environ 90 % des questions débattues). L'UE a acquis un poids politique au plan international (par exemple dans les Balkans où les errements du début du conflit dans l'ex-Yougoslavie ont laissé la place à une diplomatie coordonnée et cohérente ; au Proche-Orient, avec la participation de l'UE au Quartet). L'existence du HR participe aussi largement de cette visibilité accrue de l'Union. Plus globalement, le principe d'une consultation permanente des Etats permet le rapprochement fréquent des points de vue et des intérêts, ainsi qu'une relative discipline, au moins sur le principe d'une tentative préalable d'harmonisation des positions.
Néanmoins, des difficultés institutionnelles et techniques demeurent : lourdeur et complexité des processus de décisions ne permettant pas toujours une réponse rapide ou adaptée au regard de questions complexes ; rotation trop rapide des présidences (6 mois) nuisant à la continuité et à la lisibilité de la représentation extérieure de l'UE ; inégalité des moyens diplomatiques entre Etats membres. Enfin, le caractère hautement intergouvernemental de la diplomatie européenne conduit, en cas de désaccord entre Etats, à ce que chacun recouvre sa liberté.
La deuxième guerre du Golfe (2003) a illustré les limites de l'exercice : par exemple, l'initiative de huit Etats, membres et futurs adhérents, en faveur d'une intervention armée en Irak et qui s'attirèrent une réponse cinglante du Président de la République française ; au Conseil de Sécurité des Nations Unies ensuite, où la France et le Royaume-Uni, membres permanents, défendaient des positions opposées.
Acte 3 : la Constitution : fondements d'une diplomatie européenne ?
Le projet de Constitution contient des dispositions novatrices en matière de relations extérieures de l'Union. La place consacrée à cette question et le traitement qui lui est accordé témoignent d'une volonté de réaliser de réels progrès en matière de coordination, voire d'intégration politique. Si le TUE porta sur les fonds baptismaux la monnaie unique, la Constitution pourrait, elle, conduire à une réelle diplomatie européenne et ainsi à la communautarisation d'un nouvel attribut de souveraineté.
Il convient d'abord de souligner que le titre relatif à « l'action extérieure de l'Union » couvre la PESC, la politique de sécurité et de défense commune, la politique commerciale, la coopération avec les pays tiers et l'aide humanitaire. Ce regroupement de politiques jusqu'alors dispersés est notamment rendu possible par la suppression du deuxième pilier.
Le Ministre des Affaires étrangères (MAE) constitue l'un des apports majeurs de la Constitution. En matière de relations extérieures de l'UE, naturellement, mais aussi en instituant un nouvel acteur dans le jeu institutionnel. Son positionnement, à la fois stratégique et ambigu, illustre le résultat de longues négociations au sein de la Convention et une solution originale, qui n'est pas sans rappeler la novation que fut, en son temps, la Commission sur l'échiquier institutionnel.
Le MAE résulte de la fusion des fonctions de HR et de Commissaire en charge des relations extérieures. Vice-président de la Commission, il est nommé par le Conseil européen (à la majorité qualifiée), après accord du Président de la Commission. Il assure par ailleurs la présidence du Conseil en formation Affaires étrangères par lequel il est mandaté pour conduire la PESC. Il bénéficie d'un droit d'initiative dans ce domaine. Il veille également au respect des principes qui président à la PESC au sein du Conseil. Enfin, les représentants spéciaux de l'UE, nommés et mandatés par le Conseil, exercent leur mandat sous son autorité.
Cependant, le MAE n'est pas le seul à assurer la représentation extérieure de l'UE. C'est ainsi que, en dehors du domaine de la PESC, la Commission se voit attribuer une compétence de principe pour la représentation de l'Union. Mais il faudra également au futur MAE compter avec le Président du Conseil Européen, désigné par les membres du Conseil Européen pour une durée de 2 ans et demi.
Le futur Président se consacrera entièrement à sa mission européenne et bénéficiera d'une certaine stabilité. Or, il aura notamment pour mission d'assurer, « à son niveau et en sa qualité, la représentation extérieure de l'Union pour les matières relevant de la PESC, sans préjudice des attributions du MAE » (article I-22).
L'interrogation réside dans l'absence de répartition du travail et des rôles, au sein de la Constitution. La pratique institutionnelle devra donc pallier ce silence. Les futurs titulaires des deux fonctions étant vraisemblablement des personnalités de premier ordre, les positionnements risquent de s'avérer délicats et un vrai sens de la diplomatie et du compromis s'avèrera nécessaire.
Mais, si le Président du Conseil Européen est la plus haute personnalité sur l'échiquier institutionnel et, à ce titre pourrait prendre le pas sur le MAE, celui-ci disposera, pour l'exercice de ses missions, d'un service extérieur pour l'action commune. Outre la direction des 125 délégations de l'UE présentes à travers le monde, le MAE pourra ainsi s'appuyer sur un véritable service diplomatique. Composé de fonctionnaires issus du Conseil et de la Commission, ainsi que d'agents détachés des chancelleries nationales, ce service travaillera avec les diplomaties des Etats membres à la mise en oeuvre des relations extérieures de l'UE.
Une dernière avancée de la Constitution en matière de relations extérieures est la compétence explicité accordée à l'Union pour la conclusion d'accords internationaux (art. III 323). Cette disposition, qui mentionne les différents accords pouvant être conclus, renforce le rôle du Parlement européen (PE) en cas d'adhésion à la Convention européenne des Droits de l'Homme (CEDH) et lorsque le traité s'applique à un domaine couvert par la procédure législative communautaire.
Conclusion
Quelle place l'avenir réserve-t-il à la présence internationale de l'UE ? Une approche optimiste consiste à relever les progrès enregistrés dans la Constitution : cohérence accrue des différentes actions extérieures de l'UE ; prérogatives attribuées au Conseil Européen et à son Président dans la définition et la conduite des grandes orientations de la PESC ; création de la fonction de MAE et du service extérieur pour l'action commune. Ce même enthousiasme autorise à regarder le chemin parcouru depuis l'échec de la CED, la mise en place de la CPE jusqu'aux initiatives et actions communes assurant une forte visibilité de l'UE sur la scène internationale. Mais les mêmes faits peuvent conduire à une vision plus pessimiste : statu quo de l'unanimité pour les questions de PESC, maintenant de facto ce domaine dans une dimension plus intergouvernementale que communautaire ; dans la même logique, incompétence juridictionnelle de la CJCE, alors même que (ou parce que ?) sa lecture téléologique des traités a permis des avancées considérables dans la construction européenne ; les risques de confusions, d'empiètements ou de tensions des actions conduites par les deux figures de la diplomatie européenne – Président du Conseil Européen et MAE – ont également été soulignés.
Quoi qu'il en soit, la Constitution dote l'UE des capacités de mener une action extérieure ambitieuse
. Le choix des femmes ou des hommes qui occuperont les postes clés de la diplomatie européenne sera déterminant. L'éventuelle adhésion de l'UE à la CEDH constituera également un pas important en positionnant l'Union sur le même pied que les Etats et en concrétisant l'existence d'une personnalité juridique propre.Directeur de la publication : Pascale Joannin
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