Multilatéralisme
Željana Zovko
-
Versions disponibles :
FR
ENŽeljana Zovko
Députée européenne (PPE/HR), vice-présidente de la commission des Affaires étrangères.
Dix ans après la création du Service européen pour l'action extérieure, les discussions se poursuivent sur l'absence d'une voix unique sur la politique extérieure de l'Union européenne et son rôle sur la scène mondiale[1]. Les dirigeants politiques n'ont toujours pas trouvé cette approche visionnaire pour commencer à construire cette voie afin de prévenir les conflits, s'aligner pleinement et agir comme un gestionnaire des tragédies auxquelles nous sommes confrontés dans ce monde volatile.
L'ordre mondial évolue rapidement. Les puissances émergentes se confrontent aux acteurs traditionnels. Les nouvelles technologies et les progrès de la mondialisation entraînent une concurrence internationale accrue. Avec le changement climatique, la sécurité alimentaire et les migrations, ce ne sont là que quelques-uns des facteurs qui ont provoqué des tensions croissantes et abouti à des conflits dans le monde entier, et qui mettent l'Union européenne au défi. Avec l'agression russe contre l'Ukraine, une guerre à la frontière orientale de l'Union européenne menace directement la sécurité de l'ensemble du continent européen. Si l'Union européenne souhaite maintenir sa puissance économique et diplomatique dans le monde, elle doit repenser sa politique étrangère et investir davantage dans la prévention de ces défis.
Rapporteur sur « le rôle de la diplomatie préventive dans la gestion des conflits gelés dans le monde, occasion manquée ou changement pour l'avenir », je fais une série de recommandations sur la manière dont l'Union européenne peut améliorer ses actions préventives. Afin d'apporter une contribution constructive, il est important de se rappeler comment l'Union européenne a géré les conflits dans le passé.
Depuis des années, les dirigeants européens discutent de la diplomatie préventive de l'Union européenne. Le traité de Lisbonne stipule que les politiques européennes visent à « préserver la paix, prévenir les conflits et renforcer la sécurité internationale ». La Stratégie globale de 2016 présente un aperçu détaillé des principes qui sous-tendent les politiques préventives de l'Union européenne. Avec la Boussole stratégique adoptée en mars 2022, les dirigeants des États membres européens reconnaissent que l’Union européenne doit redoubler d'efforts pour mettre en œuvre une approche intégrée de la sécurité, des conflits et des crises. Malgré ces réflexions, les événements récents ont montré que les mesures préventives actuelles sont souvent loin d'être suffisantes.
Le soutien de l'Union européenne semble être remplaçable
En mars 2022, l'Union européenne a décidé de suspendre sa mission de formation au Mali. La mission a été établie en 2013 et a formé plus de 18 000 Maliens. Peu après, la mission antiterroriste française au Sahel, "Barkhane", a officiellement pris fin et la mission européenne des forces spéciales au Mali "Takuba", dirigée par la France, a cessé ses activités. La fin de ce soutien militaire est due aux conséquences de deux coups d'État au Mali qui ont laissé le contrôle effectif du pays aux mains d'une junte militaire.
Malgré une décennie de soutien militaire et diplomatique, le G5-Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad) n'a pas pu faire face à l'influence croissante des organisations djihadistes et aux attaques continues contre des cibles militaires et civiles. La détérioration de la situation au Mali a suscité du mécontentement à l'égard des efforts européens et, associée à un afflux de désinformation stratégique anti-européenne, a poussé les dirigeants de facto à chercher d'autres solutions pour assurer la sécurité du pays, qu'ils ont trouvées dans l'organisation paramilitaire russe, appelée groupe Wagner. Cette organisation, directement liée au Kremlin, renforce sa présence sur le continent africain et s'engage dans d'autres conflits comme au Mozambique, en République centrafricaine et en Libye. La suspension de la mission européenne et le pivot malien pour coopérer avec les mercenaires russes constituent un échec de la diplomatie préventive de l'Union européenne en Afrique. En examinant les causes de cette évolution, les critiques évoquent le manque de moyens financiers et d'intérêt général des États membres de l'Union européenne pour s'engager au Sahel.
Il est toutefois important de noter que la sécurité intérieure de l'Union européenne est liée à la sécurité à l'étranger et que la diplomatie préventive doit se faire à l'intérieur et à l'extérieur de nos frontières européennes. Ce qui se passe au Sahel peut avoir des conséquences pour l'Union européenne : la terreur et la violence déplacent des populations, de nombreux réfugiés des zones de guerre cherchent des endroits plus sûrs pour vivre ; face à la dégradation de la situation sécuritaire au Sahel, les populations d'Afrique décident de trouver un avenir meilleur dans d'autres régions, y compris en Europe. Avec une migration vers l'Union européenne atteignant les mêmes chiffres que pendant la crise de 2015 et dans l’attente de la réforme nécessaire de la législation européenne en matière d'asile et de migration, des flux supplémentaires de migrants risquent ainsi de renforcer l'instabilité politique.
Comprendre le contexte local et culturel
La décision unilatérale américaine de rappeler ses forces d'Afghanistan a obligé la communauté internationale à suivre. Pendant vingt ans, l'Union européenne a manifesté sa solidarité avec les États-Unis et contribué à soutenir l’instauration de l'État et de la démocratie en Afghanistan. Malheureusement, les progrès ont manqué de rythme et n'ont pas empêché les talibans de rapidement reprendre le contrôle du pays alors que l'évacuation chaotique se poursuivait.
Ayant participé à la mission parlementaire au Tadjikistan en mars 2022, j’ai pu discuter avec les autorités de la manière dont elles faisaient face à l'afflux massif de réfugiés afghans et du fait qu'une crise alimentaire laissait quatorze millions de personnes dans la faim. Ces développements soulèvent des questions sur l'efficacité des efforts de la communauté internationale au cours de ces deux dernières décennies. Ce que nous avons appris, c'est qu'il y avait un manque de coordination et d'approche mutuelle entre les États membres de l'Union européenne. Ils travaillaient souvent en parallèle dans différentes régions d'Afghanistan, au lieu de combiner leurs capacités.
Une autre leçon que l'on peut tirer de l'engagement de l'Union européenne en Afghanistan est que la communauté internationale s'est trop concentrée sur la construction d'une démocratie centralisée, tout en accordant moins d'attention au développement de la démocratie locale, notamment dans les zones rurales. Il est important que toute aide internationale à la construction de l'État soit adaptée au contexte culturel et local du pays où elle sera mise en œuvre et qu'elle soit régulièrement mise à jour. Viola Fee Dreikhausen le décrit comme suit : « Il est essentiel pour les acteurs internationaux de comprendre le contexte culturel, historique et politique des territoires dans lesquels ils s'engagent, comme prémisse à l'élaboration de réponses stratégiques communes. Une analyse politique rigoureuse, détaillée et continue est nécessaire pour adapter les réponses internationales aux réalités évolutives sur le terrain. À cette fin, les acteurs internationaux doivent privilégier les systèmes d'information conçus pour identifier et remettre en question les hypothèses dominantes et saisir les signaux négatifs. Pour rendre ces systèmes efficaces, l'Union européenne devrait envisager d'introduire des examens politiques variés à intervalles réguliers et significatifs sur le plan opérationnel. »
Dans d'autres occasions, comme en Bosnie-Herzégovine, l'Union européenne n'a pas su tenir compte du contexte culturel, historique et social d'un pays lorsqu'elle l'a aidé dans ses efforts de construction de l'État. L'accord de paix de Dayton, qui jette les bases d'un fonctionnement pacifique de l'État, reconnaît l'existence de trois peuples constitutifs (Croates, Serbes et Bosniaques) et décrit leurs droits et leur représentation respectifs, y compris à la présidence du pays. Au fil des ans, des modifications ont été apportées à la loi électorale, s'éloignant des principes de Dayton et privant de ses droits la communauté croate. Les changements juridiques ont permis à d'autres communautés d'élire leurs représentants et ont ainsi compromis la participation des Croates et d’autres personnes qui leur sont affiliées à la gouvernance partagée. Bien que la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine ait confirmé dans son affaire Ljubic de 2016 la violation des droits de la troisième communauté constitutive, la réforme électorale requise pour corriger cette injustice n'a pas encore eu lieu.
Le fonctionnement de la Bosnie-Herzégovine est depuis longtemps miné par le problème de la loi électorale et d'autres réformes au point mort. Pendant deux décennies, l'Union européenne et ses États membres ont appelé à une plus grande intégration de type européen dans la perspective d'une éventuelle adhésion à l'Union européenne, mais sont restés inactifs et sans coordination sur la question des réformes électorales, une question qui touche au cœur de l'accord de paix de Dayton. Ce n'est qu'au cours des dernières années, et avec le soutien diplomatique des États-Unis, que l'Union européenne a servi de médiateur dans les négociations entre les communautés constitutives de la Fédération de Bosnie-Herzégovine afin de tenter de négocier un accord sur la question, sans succès jusqu'à présent.
Une percée récente s'est produite, non pas grâce aux efforts de médiation de l'Union européenne, mais à l'intervention du Haut représentant des Nations unies pour la Bosnie-Herzégovine, Christian Schmidt. Celui-ci a montré qu'il comprenait la position défavorisée de la troisième communauté constitutive et a décidé d'utiliser ses pouvoirs après les élections d'octobre 2022 pour imposer des changements qui corrigent partiellement les inégalités susmentionnées. Les États-Unis, qui avaient joué un rôle crucial dans l'élaboration de l'accord de paix de Dayton, ont salué cette intervention, tout comme le Royaume-Uni, peut-être en raison de son appréciation de l'accord du Vendredi Saint. L'Union européenne, cependant, en raison de désaccords internes, a hésité à exprimer son soutien.
De la souveraineté stratégique à la diplomatie préventive
Au cours des dernières décennies, l'Union européenne a connu des dépendances stratégiques dans des domaines sensibles tels que la sécurité et l'énergie. Historiquement, la sécurité de l'Union européenne est préservée par la coopération avec l'OTAN et ses alliés transatlantiques. Pour leur énergie, les États membres dépendaient largement, jusqu'à récemment, de l'importation de ressources russes. Cette situation a radicalement changé depuis l'invasion russe en Ukraine le 24 février 2022 et les sanctions européennes qui s’en sont suivies, conduisant à la recherche d'une diversification énergétique.
Toujours en matière de sécurité, les dirigeants européens cherchent à obtenir plus de souveraineté stratégique et moins de dépendance. Cette perspective a commencé à gagner du terrain lorsque l'administration Trump a commencé à remettre ouvertement en question sa coopération avec ses partenaires internationaux. Le renforcement de l'autonomie stratégique aura un effet positif sur la capacité européenne en matière de diplomatie préventive. En gagnant en force et en autonomie, l'Union européenne renforcera sa position et son influence géopolitique dans la prévention des conflits.
La guerre en Ukraine a toutefois montré que ce n'est qu'avec l'aide des États-Unis que l'Union européenne peut faire face à de graves menaces de sécurité. Les États membres reconnaissent la nécessité d'intensifier leurs politiques étrangères, mais ne parviennent pas à harmoniser leurs efforts. Des outils et des plateformes sont créés, mais manquent leur but. La Coopération structurée permanente (CSP) est une initiative qui encourage les États membres à unir leurs efforts en matière de marchés publics de défense et de mobilité militaire commune. Malheureusement, l'engagement actuel et la cohérence entre les projets en cours ne couvrent pas tout le potentiel de l'initiative. Au lieu de partager collectivement la charge et les dépenses pour améliorer les capacités de défense, les États membres préfèrent toujours investir individuellement et maintenir des structures de défense parallèles.
Ce manque de cohésion et d'harmonisation montre qu'il n'y a pas assez de courage pour agir au niveau européen. Ceci limite la motivation interne à être le protagoniste de l'établissement de la paix ou de la médiation dans le monde. Alors que l'Union européenne est le plus grand soutien des Nations unies, en couvrant 30% des coûts de l'organisation et 33% des dépenses des missions de maintien de la paix de l'ONU, elle manque de passion pour prendre l'initiative sur le terrain.
En examinant l’expérience des conflits gelés à ses portes et ses tentatives de médiation notamment en Afrique, dans les Balkans occidentaux, dans le Haut Karabakh, à Chypre, en Afghanistan et en Ukraine, l'Union européenne devrait tirer les enseignements des occasions manquées passées et éviter que des situations similaires ne se reproduisent à l'avenir. En particulier, elle devrait évaluer et analyser en permanence les facteurs de risque et adapter ses actions dans les régions en conflit afin d'éviter la création d’une situation qui n'irait pas dans l’intérêt de l'Union européenne.
Elle doit renforcer son autonomie stratégique afin d'être considérée comme un acteur fort de la diplomatie préventive. Cet objectif ne peut être atteint que si elle parle d'une seule voix et si son action sur le terrain est alignée avec ses États membres, en ce qui concerne l'alerte précoce, la prévention des conflits et la gestion des crises afin de donner de meilleurs résultats.
Il lui reste aussi à mieux communiquer sur ses réalisations et réussites. Bien que qu’elle soit le plus grand donateur d'aide au développement au monde, les résultats de cet investissement dans le domaine de la diplomatie publique sont quasiment insignifiants.
***
Alors que l'Union européenne a la capacité de se donner les moyens d'être un acteur de premier plan dans la prévention et la résolution des conflits dans le monde, ses actions sont souvent passées à côté de leur objectif. Selon les exemples cités dans cet article, il est clair que le principal obstacle au leadership mondial de l'Union européenne en matière de diplomatie préventive réside dans le manque de volonté des États membres de se détacher de leurs intérêts individuels dans les relations extérieures et de construire ensemble une capacité commune. En outre, les actions extérieures de l'Union européenne en matière de développement ou de construction de l'État manquent souvent de compréhension du contexte local et culturel des pays où ces actions sont mises en œuvre. L'agression russe contre l'Ukraine a certainement réveillé de nombreux décideurs et servi de catalyseur pour une politique étrangère et de sécurité plus forte. Ce n'est qu'en unissant leurs forces que l'Union européenne et ses États membres seront en mesure de surmonter les obstacles et d'adopter une approche interventionniste plus efficace.
[1] Ce texte est originellement paru dans le " Rapport Schuman sur l'Europe, l'état de l'Union 2023 " éditions Marie B, Paris, avril 2023. Il a été actualisé.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
Pour aller plus loin
Afrique et Moyen Orient
Joël Dine
—
9 décembre 2024
États membres
Elise Bernard
—
2 décembre 2024
Asie et Indopacifique
Pierre Andrieu
—
25 novembre 2024
Multilatéralisme
Aifang Ma
—
18 novembre 2024
La Lettre
Schuman
L'actualité européenne de la semaine
Unique en son genre, avec ses 200 000 abonnées et ses éditions en 6 langues (français, anglais, allemand, espagnol, polonais et ukrainien), elle apporte jusqu'à vous, depuis 15 ans, un condensé de l'actualité européenne, plus nécessaire aujourd'hui que jamais
Versions :