Avenir et perspectives
Dimitris Triantafyllou
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ENDimitris Triantafyllou
Conseiller juridique de la Commission européenne, Professeur de Droit européen, Université Würzburg, visiteur à l’Université. Paris Ouest.
La discussion autour d’une future révision des traités européens[1] est de nouveau dans l’air du temps. Suite à la conférence sur l’avenir de l’Europe qui, après consultation des citoyens européens sur le terrain, a présenté en mai 2022 ses conclusions comprenant quarante-neuf propositions et trois cent vingt-six mesures concrètes à cet effet, le Parlement européen a appelé, dès juin 2022, à la convocation d’une Convention pour la révision des traités. Le 25 octobre 2023, la commission des affaires constitutionnelles (AFCO) a proposé de relancer cet appel, avec des propositions de révision dans un rapport qui devrait être mis aux voix lors de la session plénière du 20 au 23 novembre prochain. Un groupe de travail franco-allemand a publié ses recommandations en septembre 2023 sur le même sujet. La Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, semble entériner, ou du moins ne pas exclure, l’idée d’une Convention dans ses « discours sur l’état de l’Union » prononcés en septembre 2022 et 2023. Une trentaine de personnalités du monde politique et académique européen, dans un Manifesto du 4 octobre 2023, ont prôné un fédéralisme « progressif et pragmatique » pour l’Union européenne.
L’idée d’une révision des traités gagne progressivement de l’acuité dans la perspective d’un éventuel nouvel élargissement de l’Union européenne à moyen terme. Celui-ci devrait, selon la volonté politique affichée[2], avoir lieu dans un contexte géopolitique agité, dominé par les conflits ukrainien et israélo-palestinien et les menaces pesant sur le voisinage direct de l’Union européenne. Le dilemme entre l’approfondissement et l’élargissement se pose de nouveau, pour être résolu par une combinaison articulée des deux, afin de ne pas permettre un élargissement avant que l’Union européenne ne se trouve renforcée par la modification de sa façon de fonctionner, pour prévenir le blocage dans la prise des décisions.
Or, si la situation géopolitique actuelle pousse vers un élargissement, le besoin de réformer l’Union européenne aurait dû se poser d’ores et déjà en termes bien plus neutres. Depuis plusieurs années, on assiste à une montée en puissance sur l’échiquier international d’États, comme la Chine ou l’Inde, qui concurrencent les États-Unis et pourraient reléguer l’Union européenne à une place secondaire dans le monde, tant sur le plan économique que politique. Les défis climatique, démographique et de l’immigration ne font qu’aggraver ce risque. Le renforcement s’impose, indépendamment même et avant toute idée d’élargissement. La perspective de ce dernier ne fait ainsi qu’accélérer le processus de réforme, en tant que catalyseur qui le déclenche.
D’importants progrès ponctuels sans révision des traités ?
Certes, l’Union européenne a pu faire face aux différents défis de la dernière décennie (crise financière, pandémie de Covid, guerre en Ukraine). La création intergouvernementale du Mécanisme européen de stabilité (MES) et le Pacte budgétaire, l’achat en commun de vaccins, de gaz, voire d’armements[3], puis les sanctions contre le pays agresseur[4] sont emblématiques de sa capacité de réagir à des situations inouïes, tout comme les nouvelles initiatives d’emprunter sur les marchés pour financer la relance (NextGenerationEU[5]) et de soutenir l’emploi, ainsi que de promouvoir la production de micro-conducteurs et de batteries électriques[6]. Autant d’initiatives visant à assurer la « souveraineté européenne » face aux autres puissances mondiales[7] qui furent prises suivant une application novatrice des dispositions des traités (par exemple les articles 122[8] ou 114[9] TFUE) ou, au besoin, suivant la méthode intergouvernementale (exemple du MES). Une fois l’expérience faite, cette dernière est d’ailleurs, traditionnellement, suivie par le passage vers la méthode « communautaire » impliquant l’initiative supranationale de la Commission et des décisions à la majorité qualifiée.
Cependant, grâce à ces réussites, qui montrent la résilience de l’Union européenne et la volonté de la faire avancer malgré et contre tout, il n’est pas certain qu’elle puisse continuer comme cela à long terme, surtout si le nombre de ses États Membres venait à dépasser la trentaine. Certes, le droit de l’Union contient déjà un grand potentiel permettant des réformes, mais qui est resté inutilisé pour la plupart des cas.
Au-delà de la procédure ordinaire de révision de l’article 48 al.2 à 5 TUE, il s’agit notamment des procédures de révision simplifiée du traité TFUE[10] concernant la partie sur les politiques internes de l’Union, qui ne peut pas en étendre les compétences, ainsi que des clauses passerelles spécifiques[11] - et celle concernant les coopérations renforcées[12] - permettant de passer de l’exigence de l’unanimité à une procédure majoritaire (ou une procédure législative ordinaire) et de la passerelle générale soumise, cependant, à la condition qu’aucun parlement national ne s’y oppose[13]. Comme il était prévisible, avant même que le traité constitutionnel ne soit rejeté[14], ces mêmes clauses, imprégnées par l’exigence de l’unanimité qui doit les déclencher[15], sont restées pour la plupart inutilisées, même dans des domaines où le besoin de plus d’Europe se faisait fortement ressentir[16]. Malgré les progrès ponctuels indéniables et « à petits pas » réalisés au fil des dernières années, force est de constater que combler les lacunes en colmatant des brèches suite aux crises qui surviennent ne peut suffire à long terme pour assurer de façon crédible le progrès et la survie de l’édifice européen. Quant aux coopérations renforcées proposées par la Commission et facilitées par les traités actuels[17], elles n’ont été matérialisées que rarement et cela dans des matières d’importance politique moindre[18].
En tout état de cause, même si ces différentes possibilités pourraient encore être utilisées, il est légitime de se demander, devant une « masse critique » de réformes à mener, si une politique des « petits pas», même assortie de l’établissement progressif de pratiques constitutionnelles qui en sont encore à leurs débuts, est la bonne méthode. Ne faudrait-il pas plutôt regrouper toutes les réformes nécessaires dans une grande réforme et oser une révision horizontale des traités ?
En effet, rechercher des solutions au cas par cas chaque fois qu’un problème apparaît implique des accords supplémentaires entre États membres ou institutions; voire des interprétations inventives et novatrices des dispositions existantes, assortis de retards jusqu’à ce que les acteurs principaux en soient convaincus - si certains d’entre eux ne font pas de la résistance - et fait apparaître la faiblesse et le dysfonctionnement de l’Union européenne. La gestion des crises, qui ne peut qu’être fragmentaire et provisoire, ne peut devenir le leitmotiv de l’Union, comme les auteurs du Manifesto l'ont souligné. En guise d’exemples : comment faire confiance à l’euro quand, malgré les quelques initiatives ponctuelles précitées, l’Union européenne n’a pas - à quelques ébauches près (comme le « EU Chip Act») - de vraie politique industrielle pour soutenir son économie (y compris par des champions capables de concurrencer les géants extérieurs), qu’il faudrait en outre approvisionner en énergie abordable ? Comment demander le respect des frontières quand l’Union européenne, malgré les initiatives existantes (Agence européenne et Fonds de Défense) n’a pas encore de vraie politique de défense commune comprenant une force militaire opérationnelle propre qui puisse bénéficier de fournitures européennes suffisantes pour affirmer la souveraineté de l’Union ? Comment décider directement de fournitures d’armes[19] et de sanctions faute de concept géopolitique clair et global comme base de politique étrangère, au-delà de la Boussole stratégique[20] ? Et comment est-il toujours possible aux groupes multinationaux d’exploiter les différences entre les systèmes fiscaux nationaux pour minimiser l’imposition de leurs bénéfices ?
Autrement dit, pour pouvoir agir comme grande puissance et être prise au sérieux tant à l’extérieur, par les autres entités qui la concurrencent, qu’à l’intérieur, par ses citoyens, qui ressentent le besoin d’être protégés, il semble nécessaire que l’Union européenne soit renforcée, tant dans ses compétences que dans ses processus décisionnels.
Sous un autre angle, le besoin existe de doter l’Union européenne d’une politique à part entière, dépassant la simple « coopération ou soutien », (cf. art.165 TFUE), sur la base d’une compétence dorénavant « partagée ». Ainsi, une politique industrielle (ou de défense) est progressivement mise en place et il y aurait donc lieu de revoir la répartition actuelle des compétences, voire la manière dont elles sont exercées, dans le but d’accroître la capacité et la crédibilité de l’Union européenne.
Pour que des politiques soient pleinement développées dans les domaines dans lesquels l’Europe est en retard ou dépassée, il serait primordial d’assortir les compétences y afférentes d’une procédure de prise de décision à la majorité - simple ou qualifiée - afin d’abandonner la règle paralysante de l’unanimité. Il devient de plus en plus évident qu’il n’est pas politiquement acceptable qu’un seul pays (ou un petit groupe de pays) empêche le progrès de tous les autres. Ce n’est qu’à la majorité que les décisions peuvent être prises plus rapidement et que des coalitions peuvent se forger sur base d’une convergence de vues. Est-ce possible dans tous les domaines ? L’unanimité pèse sur la prise de décisions, les retarde et dilue leur contenu en entamant l’image « d’unité de l’Europe » et sa capacité de réaction, même s’il y a parfois moyen de la contourner : par exemple par une « abstention constructive » en matière de PESC[21] ou une difficile « coopération renforcée ». Si la politique des « petits pas » continue de faire ses preuves, elle pourrait se révéler inefficace, ou mal adaptée parce que trop lente, dans un monde en pleine mutation. En outre, les citoyens, dans le cadre de la Conférence pour l’Avenir de l’Europe, se sont manifestés pour une démocratisation plus marquée du processus décisionnel, avec des formes participatives et une légitimation politique renforcée des institutions supranationales qui en sont le moteur. Des modifications d’une telle envergure ne peuvent se faire que par une révision des traités en bonne et due forme. Le besoin de « plus d’Europe » a été constaté lors de cette Conférence et c’est la raison pour laquelle beaucoup de propositions convergent en ce sens. C’est une heureuse coïncidence de voir sur cette base les élus européens et les experts des deux plus grands États membres tomber grosso modo d’accord sur la voie à suivre. En effet, la commission AFCO du Parlement européen propose de façon détaillée le renforcement des compétences en matière de politique étrangère, de défense (avec la solidarité en cas d’agression, la fourniture d’armements et la création d’unités militaires européennes[22]), d’énergie, de santé, d’éducation et d’industrie, pour en faire des compétences partagées qui donneront lieu à des politiques intégrées ; par exemple, une Union européenne de l’énergie ou des standards communs pour l’éducation et la santé (ainsi qu’une compétence pour l’environnement et le changement climatique que les élus européens veulent dorénavant exclusive), ainsi qu’un encadrement commun pour les activités reliées à l’espace[23]. En revanche, une compétence exclusive pour le changement climatique ou même partagée pour l’éducation pourrait se heurter à des réticences nationales, puisque tous les États membres ne sont pas affectés de la même façon par ce changement et voudront maintenir des marges de manœuvre. Malgré la coordination rampante (au sein de l’OCDE), l’éducation reste étroitement liée aux identités nationales, mais il serait possible de se concentrer sur des aspects spécifiques comme la formation professionnelle et l’éducation des migrants, selon l’idée des auteurs du Manifesto.
Ce renforcement des compétences est aussi proposé par le groupe franco-allemand, qui propose l’abandon général de l’unanimité au Conseil et la procédure législative ordinaire dans presque tous les domaine (notamment pour la PESC[24] et la fiscalité) afin que ce renforcement ne soit pas illusoire. Malgré le consensus systématiquement recherché et obtenu au Conseil, les auteurs estiment que le vote à la majorité facilitera les compromis et la formation de coalitions (quitte à l’accompagner, dans un stade initial, d’une possibilité d’exprimer des réserves pour raison d’un intérêt national vital, voire de la possibilité d’« opt out », ce qui affaiblirait, certes, dans un premier temps, cette réforme. Cet exemple de « fédéralisme progressif et pragmatique », selon le Manifesto, serait plus facile à faire adopter (cf. article 31 TUE sur l’abstention constructive). Si le groupe franco-allemand maintient le seuil de cette majorité à 55% des États représentant 65% de la population, les députés sont plus audacieux avec un abaissement à la majorité simple des États et 50% de la population de l’Union[25], en oubliant que les grands États ont peur d’être minoritaires sur le premier plan (nombre d’États) et les petits sur le second (volume de population). Il faudrait faire preuve de beaucoup d’esprit démocratique pour que la règle de la majorité simple l’emporte.
Une autre proposition concerne une nouvelle clause qui permettrait d’accorder des pouvoirs extraordinaires à la Commission dans des situations d’urgence[26]. Malgré l’utilité avérée de l’article 122 TFUE, une clause d’urgence bien formulée serait sans doute plus appropriée pour faire face à des situations de crise. Encore faudrait-il que les États membres fassent confiance à la Commission, ce qui n’est le cas que dans les domaines où ils lui ont délégué une compétence. Comme le prévoit déjà la clause passerelle de l’article 312-2 TFUE, l’abandon de l’unanimité permettrait au cadre financier pluriannuel d’être adopté selon la procédure législative ordinaire, proposition qui aurait des chances d’aboutir compte tenu de l’expérience récente du plan de Relance NextGenerationEU ; les députés européens revendiquent l’application de cette même procédure pour les ressources propres, ce qui risque d’être plus difficile vu le contrôle que certains parlements nationaux[27] exercent sur les dépenses publiques.
Le groupe franco-allemand propose aussi de prévoir explicitement l’émission de dette commune, en consolidant ce qui se fait déjà ad hoc sur base de l’article 311 TFUE. Cette proposition suscitera certainement de vives réactions de peur de voir une dette permanente supportée in fine par certains États seulement[28]. L’idée de ressources fiscales harmonisées pour le financement du budget de l’Union promet aussi des discussions houleuses (cf. le sort de la proposition d’une taxe sur les transactions financières). Pour les auteurs, le budget devrait croître en termes absolus et relatifs (par rapport au PIB), puisqu’à l’évidence aucune politique n’est efficace sans ressources suffisantes[29]. Pour contourner l’exigence d’unanimité, ils préconisent des coopérations renforcées pour financer certaines politiques en commun (article 332 TFUE) Dans le même ordre d’idées, les députés européens proposent spécifiquement l’application de la majorité qualifiée pour la clause de flexibilité (article 352 TFUE, de moins en moins utilisé en présence de bases spécifiques) et pour l’autorisation des coopérations renforcées… en matière de PESC ! C’est là, selon nous, qu’une réserve pour des raisons de sécurité nationale (opt- out) aurait encore un sens.
Sur le plan de la démocratisation, la commission AFCO met l’accent sur l’importance des élections européennes, pour lesquelles il faudrait harmoniser les règles, une certaine harmonisation étant nécessaire s’agissant du Parlement, et sur le rôle primordial du Parlement pour le choix du Président de la Commission, que les députés européens voudraient renommer « Président de l’Union »[30] ,selon une proposition ambitieuse que les États auront du mal à accepter, même si le traité actuel n’ exclut pas complètement le cumul du mandat du Président de la Commission avec celui du Conseil européen (article 15 TUE). Le groupe franco-allemand propose pour ce Président un accord de préférence formel, sinon politique, entre institutions, suivant le résultat des élections, selon l’idée - déjà tentée - du Spitzenkandidat sur la base, plus floue, de l’article 17-7 TUE. La politisation accrue qui en résulterait pour la Commission irait certes à l’encontre de sa technocratisation « objective et impartiale », mais n’est pas complètement nouvelle et mériterait sans doute d’être réexaminée, avec un résultat incertain, vu le rôle de la Commission comme arbitre et protecteur des petits États. La transparence des travaux législatifs du Conseil, deuxième chambre législative, est aussi demandée, le Parlement revendiquant un plein droit d’initiative législative (en plus des demandes qu’il peut adresser à la Commission)[31].
Est aussi proposée la réduction de la taille de la Commission aux deux tiers des États membres ou à quinze membres, comme prévu initialement par le traité constitutionnel et le projet de la Convention de 2002, en réaffirmant ainsi le principe écarté[32] de l’ article 17-5 TUE, voire, subsidiairement, une structuration hiérarchisée de ses membres (engendrant deux catégories de commissaires !), reflétant un besoin communément accepté de coordination, comme le montre l’ organisation actuelle de la Commission.
Le renforcement de la procédure de l’article 7 TUE visant au respect des valeurs de l’Union (art. 2 TUE) par les États membres figure aussi parmi les priorités communes, ce qui implique la facilitation de la prise de décision par l’abandon de l’unanimité et devrait pouvoir être accepté dans le but suprême de la protection de l’État démocratique de droit. Une majorité surqualifiée de quatre-cinquièmes serait ainsi suffisante pour entraîner des sanctions automatiques selon le groupe franco-allemand qui soutient la généralisation de la conditionnalité budgétaire pour sanctionner la violation des règles de l’État de droit et des valeurs de l’Union dont le non-respect persistant amènerait les États récalcitrants à sortir finalement de l’Union. Les textes prévoient déjà cette conditionnalité avec l’aval de la Cour de Justice[33].
La démocratisation devrait aller de pair avec un rôle accru des citoyens par le biais des moyens de démocratie participative (notamment l’initiative citoyenne) et des panels citoyens à institutionaliser, ainsi qu’avec l’organisation du contrôle des institutions par un office indépendant de transparence et probité. Ces propositions s’inscrivent dans le but de rapprocher l’Union de ses citoyens.
Enfin, il convient de noter la proposition du groupe franco-allemand de créer une Chambre jointe des Cours suprêmes, qui offrirait un espace de dialogue entre elles et avec la Cour de Justice de l’Union européenne, afin de prévenir les conflits entre juridictions dans l’avenir, les Cours suprêmes nationales invoquant leur Constitution ou la démocratie au niveau national pour faire obstacle aux politiques européennes[34], le contrôle des principes de subsidiarité et de proportionnalité étant déjà assuré par la Cour de Justice[35]. L’organisation d’un tel dialogue pourrait être accepté dans le but de la coexistence pacifique des constitutions nationales avec le droit de l’Union (article 4-2 TUE sur le respect des identités nationales).
Ce panorama d’idées sur le renforcement des compétences, l’assouplissement du processus décisionnel et la démocratisation accrue de l’Union européenne est donc caractérisé par une convergence de vue des différentes réflexions en cours, même si elles n’ont pas toutes les chances d’aboutir, tandis que la Commission a déjà fait part, par la voix de sa Présidente, de son ouverture générale à l’égard des réformes, y compris par voie conventionnelle. D’une manière générale, plus ces propositions sont proches de l’acquis actuel (y compris des clauses « passerelles »), plus il sera facile de les faire accepter. Les réformes concernant les finances publiques seront prévisiblement les plus difficiles à obtenir, mais elles sont indispensables pour le renforcement réel de l’Union.
Cependant, force est de se référer à une question horizontale qui n’a pas été abordée par les propositions formulées et qui est primordiale pour garantir le succès de l’exercice et faire face aux aléas liés à la politique nationale : la procédure de réforme des traités.
Réviser sans l’unanimité ?
Si l’on ne peut plus se contenter des clauses passerelles qui présupposent l’unanimité pour les franchir, il sera nécessaire d’envisager une réforme des traités …qui n’exigerait pas l’unanimité des États membres. Ce besoin s’est déjà fait sentir après le rejet du traité constitutionnel qui précéda le traité de Lisbonne. Si ce traité a été conçu selon l’originale méthode « conventionnelle », son adoption n’a pas été possible en 2005 suite au résultat des référendums en France et aux Pays-Bas. Le traité de Lisbonne, qui en a sauvé la substance en l’intégrant dans les traités existants, s’est heurté initialement au « non » irlandais, ce qui nécessita des aménagements, notamment la renonciation à une Commission réduite dans sa composition.
L’unanimité s’avère ainsi être l’écueil principal du processus de révision, tant au niveau de la Conférence intergouvernementale (CIG) qu’au moment des ratifications nationales, puisqu’elle permet à chaque État, ou à son parlement, de bloquer le progrès de l’Union européenne tout entière, contrairement à toute logique démocratique. La perspective d’un « non » lors de la ratification freine d’ailleurs, dès leur naissance, les réformes les plus audacieuses par peur d’un futur rejet de la part des États les plus récalcitrants.
Or, la proposition de la commission AFCO n’est pas explicite à ce sujet, puisqu’elle n’envisage que l’amendement de la procédure de révision des traités (en principe), par les quatre-cinquièmes des États membres (à la CIG et aux fins de ratification). Elle envisage certes un référendum européen au cas où les quatre-cinquièmes des États n’auraient pas ratifié la révision du traité après un délai de deux ans, ce qui équivaudrait à donner le dernier mot aux citoyens en contournant les États respectifs[36]. Avec ou sans référendum au niveau européen, il s’agit d’une proposition audacieuse mais, pour la mettre en œuvre, il faudrait d’abord décider d’anticiper son application pour l’adoption de la révision proposée à présent. Cela impliquerait une rupture avec la règle de l’unanimité prévue par l’article 48 TUE, mais suivrait l’exemple de plusieurs organisations internationales qui ont déjà modifié leur charte constitutive à la majorité[37], ou de la Confédération des États américains au moment de l’adoption de la Constitution américaine[38]. En revanche, si une telle règle n’était pas appliquée pour l’adoption de la révision proposée, celle-ci serait probablement vouée à l’échec, au détriment de la majorité des États et (si l’on ajoutait que ces États devraient représenter les quatre-cinquièmes de la population[39]) des attentes de la majorité des citoyens européens. L’entrée en vigueur de la révision suite à une ratification aux quatre-cinquièmes donnerait lieu à une sorte de « coopération renforcée » au niveau du droit primaire (modification « inter partes » permise par le droit international[40]) que nous avons prônée, sans être suivis, lors de l’élaboration du traité constitutionnel[41].
La réorganisation de l’espace européen
Certes, dans une telle hypothèse, il faudrait trouver des solutions pour les États qui ne suivraient pas et dont il faudrait en principe respecter les droits acquis. Le groupe d’experts franco-allemand, qui esquisse l’élargissement futur de l’Union, tente d’articuler la révision des traités avec cet élargissement en marquant sa préférence pour une révision suivant la méthode conventionnelle avant tout élargissement, mais sans exclure l’alternative de lier les réformes aux adhésions futures (le cas échéant par l’adoption d’un traité-cadre intermédiaire sur l’élargissement et la réforme). Il prévoit[42], en outre, comme solution alternative, la création au sein de l’Union d’un « noyau dur »[43], avec ses propres bases juridiques et son propre budget, tandis que les États qui ne suivraient pas resteraient dans l’Union actuelle (par une possibilité d’« opt out ») . Un autre groupe d’États demeurerait lié essentiellement par les règles du marché intérieur et participerait à quelques politiques de leur choix, sans vote mais avec participation aux ressources de l’Union, et formerait ainsi un groupe d’États « associés ». L’Europe à plusieurs vitesses, dont la zone euro et l’espace Schengen, avec l’ébauche d’une coopération structurée permanente pour la défense (PESCO), constituent les exemples les plus notoires, s’y trouverait ainsi confirmée solennellement, assortie éventuellement d’une Communauté Politique d’États satellites, plus aléatoire, qui coopéreraient avec l’Union dans des secteurs d’intérêt mutuel. Or, la création d’une « Union dans l’Union », comme préconisé par ces experts, qui se servirait des institutions de l’Union européenne, donnerait lieu à une complexité potentiellement paralysante, puisque les mêmes institutions devraient appliquer deux différentes catégories de règles. Il serait difficile d’imaginer comment une telle construction fonctionnerait au quotidien. De manière plus pragmatique, les auteurs du Manifesto prévoient la possibilité de suivre des « géométries variables « pour accommoder toutes les sensibilités » ; or cela ne correspondrait pas à l’organisation systématique recherchée, mais conduirait à la coexistence complexe de plusieurs coopérations renforcées dont le champ d’application devrait cependant s’amoindrir suite à la révision préconisée des traités.
***
C’est pour cette raison que, sous la pression d’un groupe d’États convaincus du besoin de réformer l’Union de manière horizontale et pour ne pas frustrer le fonctionnement des institutions actuelles par la coexistence de deux régimes horizontaux parallèles, il nous paraît plus opportun d’organiser le processus de révision, au mieux avec une Convention qui en assurerait la légitimité par la transparence et la participation de plusieurs types d’acteurs (y compris les parlements nationaux, qu’il faudrait associer d’une façon ou d’une autre), en anticipant dès le début du processus de révision l’application de la règle de la majorité renforcée (celle des quatre-cinquièmes semble appropriée), tant au niveau des États membres qu’au niveau de la population qu’ils représentent. Une telle règle constituerait, certes, une rupture par rapport au statu quo de conception internationaliste, mais s’avère nécessaire pour que l’exercice de révision n’échoue pas comme le traité constitutionnel. Elle respecterait, en outre, les deux piliers légitimateurs de l’Union européenne (ses États membres et ses citoyens), ainsi que la règle démocratique de la majorité. La tenue d’un référendum européen exigerait une décision politique supplémentaire et serait un pas important vers la reconnaissance d’un demos européen, mais impliquerait le contournement in fine des États membres et serait pour cela plus difficile à accepter par eux, surtout s’ils perdaient leur liberté de rejet[44].
Ainsi, au-delà de toute symbolique constitutionnelle ou fédéraliste fâcheuse, donnerait-on aussi à la génération à venir sa propre chance de réformer et de renforcer l’Union européenne dans un monde mouvant dans lequel l’ordre international est menacé et de nouveaux (dés-)équilibres font leur apparition. N’y a-t-elle pas elle aussi droit, pour assurer ainsi un meilleur avenir en sauvegardant aussi sa culture que les propositions susmentionnées tendent à oublier ?[45]
[1] Les opinions exprimées ci-dessous sont strictement personnelles et ne reflètent pas nécessairement celles de l’Institution à laquelle l’auteur appartient, ni de celle pour qui il écrit.
[2] Ce processus n’est pas l’objet du présent article.
[3] règlement sur l’instrument visant à renforcer l’industrie européenne de la défense au moyen d’acquisitions conjointes (EDIRPA), adopté le 9 octobre 2023, et à l’ action de soutien de la production de munitions.
[4] Sur base de l’article 215 TFUE
[5] (aussi par des subventions) ; v. Règlement 2020/2094 sur l’instrument pour la relance sur la base de l’ article 122 TFUE (« solidarité »,etc.), dont l’élément central est la Facilité pour la reprise et la résilience (Règlement 2021/241, sur la base de l’article 175 TFUE , action spécifique « cohésion »).
[6] V. Règlement 2023/1542, (sur base des articles 114 et 192 TFUE).
[7] Discours de la Présidente de la Commission sur l’état de l’Union en 2022 et 2023.
[8] V. Règlement 2022/1854 sur une intervention d’urgence pour faire face aux prix élevés de l’énergie et l’instrument de relance d’après Covid (NextGenerationEU), assorti d’un emprunt d’envergure (cf. article 311 TFUE)
[9] Seul, pour la création des nouvelles autorités (dans le domaine financier, v. par exemple le Règlement 1095/2010, ou ac-compagnant, par exemple, les bases de la politique industrielle (en tant que simple politique de soutien- v. règlement sur les semi-conducteurs (Règlement 2023/1781)
[11] Art. 153-2 TFUE sur la politique sociale, art. 192-2 TFUE pour les mesures environnementales, art 31-3 TUE pour la PESC, art. 81-3 TFUE pour le droit de la famille et art 312-2 pour le cadre financier pluriannuel.
[14] V. D. Triantafyllou, Les procédures d’adoption et de révision in Amato/Bribosia/De Witte, Genèse et Destinée de la Constitution européenne, Bruxelles, Bruylant 2007, p. 223 s. (242).
[15] Comme c’est le cas pour le renforcement des droits des citoyens européens (art. 25 TFUE), le rajout de crimes à dimen-sion transfrontalière (art. 83-1 TFUE ou le renforcement du Procureur européen (art. 86-4 TFUE et la création d’une défense commune (art, 42- 2 TUE), sans oublier la clause de flexibilité de l’art. 352 TFUE (mesures à l’unanimité excluant toute harmonisation).
[16] A propos des propositions récentes de la Commission, v. D. Calleja, D. Ladenburger, The future of EU law in 70 Years of EU law, 2022, p. 377 (382 s.) qui y ajoutent l’amendement possible de certains protocoles et la possible « mixité optionnelle » pour la conclusion d’accords internationaux sous les compétences partagées. Cf. la Communication de la Commission sur la PESC COM (2018)647 final et la fiscalité COM (2019) 8 final.
[17] Puisque 9 États membres suffisent (art. 20-2 TUE).
[18] V. les coopérations renforcées pour le brevet unitaire et le divorce transfrontalier.
[19] V. la Facilité européenne pour la paix (en vue de la fourniture aux forces armées ukrainiennes d’équipements et plateformes militaires conçus pour libérer une force létale (Décision PESC 2022/338).
[20] Celle-ci, approuvée par le Conseil le 25 mars 2022 constitue, certes, un progrès dans ce sens, mais n’est pas dépourvue d’incertitudes et ambiguïtés concernant la position de l’Union vis-à-vis des pays tiers.
[22] Pour réduire la dépendance vis-à-vis des Alliés qui ne seront peut-être pas toujours prêts à se sacrifier pour l’UE (v. les auteurs du Manifesto, qui ne contestent pas pour autant l’ Alliance transatlantique).
[23] La proposition du PE étant assortie d’amendements concrets des dispositions des traités, elle est bien détaillée et comprend plusieurs éléments intéressants et réalistes qui ne peuvent pas être repris dans le présent article (par ex. le rajout de crimes relevant de la compétence de l’Union à la majorité surqualifiée, la lutte contre toute discrimination, l’harmonisation des aspects transfrontaliers du droit de la famille et la citoyenneté européenne selon la procédure législative ordinaire, un méca-nisme permanent de contrôle des investissements directs étrangers, la protection des minorités, la prise en compte des droits fondamentaux en politique commerciale, des précisions sur la politique d’immigration et la consultation des partenaires sociaux lors de l’élaboration des lignes directrices pour la politique économique).
[24] et pour tous les accords internationaux, pour lesquels le PE revendique un droit généralisé d’ y consentir.
[25] Le PE envisage aussi une majorité qualifiée (comportant les 2/3 des États) et une renforcée (avec les 4/5 des États).
[26] Et remplacerait l’article 122 TFUE (clause de solidarité). On peut se demander si l’abolition de ce dernier est nécessaire, puisque cet article peut s’avérer utile dans plusieurs circonstances.
[27] Notamment le Bundestag allemand.
[28] V. Bundesverfassungsgericht, arrêt du 6 décembre 2022 (2 BvR 547/21, 798/21) concernant la ratification de la décision de 2020 sur les ressources propres de l‘UE (2020/2053) prise sur base de l’article 311 TFUE.
[29] C’est pour cela que les capacités budgétaires sont mises en avant par les auteurs du Manifesto.
[30] Ce qui relèguerait le Président du Conseil a la simple présidence du Conseil (que le groupe franco-allemand veut voir géré non plus par un trio mais par un « quintet », pour assurer le suivi des projets à plus long terme).
[31] Sa proposition distingue, en outre, entre motion de censure collective et individuelle.
[32] Sur demande de l’Irlande.
[33] CJUE, C-156/21, 157/21 Hongrie et Pologne contre Parlement et Conseil
[34] V. la jurisprudence du Bundesverfassungsgericht et de la Cour suprême polonaise.
[35] Selon le Protocole 2 du traité de Lisbonne, que la commission AFCO propose d’intégrer dorénavant dans le TFUE.
[36] Surtout parce qu’elle contournerait un des piliers légitimateurs de l’UE, ses États membres, au bénéfice d’un « demos » européen qui verrait son éclosion, malgré sa négation traditionnelle
[37] V. l’OMS, l’OMC, l’OIT, voire même l’ONU (quoiqu’avec l’accord des membres permanents du Conseil de Sécurité). Le FMI a aussi recours à une formule majoritaire pour la modification de ses statuts.
[38] S. Ackermann, Our unconstitutional founding, University of Chicago Law Review 1995, p. 478 s.
[39] Comme le préconise H. Bribosia, Réviser les traités européens : plaidoyer en faveur de la suppression du véto, (sur base des réflexions de Bruno De Witte, Renaud Dehousse, Jean-Guy Giraud, Franz Mayer, Paolo Ponzano et Gaétane Ricard-Nihoul).
[40] V. l’article 41 de la Convention de Vienne sur le droit des traités.
[41] A la différence du projet d’accord sur son entrée en vigueur, élaboré dans le cadre de l’étude de faisabilité au sein de la Commission communément appelée « Pénélope », le traité constitutionnel était assorti d’une simple Déclaration prévoyant seulement la saisine du Conseil européen si, après ratification par les 4/5e des États, les restants rencontraient des difficultés (idem l’article 48-5 TUE). Pour la critique de cette déclaration qui n’osait pas le « saut constitutionnel » v. D. Triantafyllou, La Constitution de l’UE, Bruxelles, Bruylant 2005, p. 150.
[42] Les conditions pour un futur élargissement ne font pas l’objet du présent article.
[43] Voir texte fondateur sur ce sujet de Wolfgang Schäuble et Karl Lamers, 1994
[44] Le statut d’État “associé » pouvant alors servir d’issue pour ceux qui ne ratifient pas (cf. Art 50 TUE à revoir).
[45] Cf. Loukas Tsoukalis, Europe’s coming of age, wasn’t it meant to be, Cambridge, Polity 2022.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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