Démocratie et citoyenneté
Maria Mateeva-Kazakova
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ENMaria Mateeva-Kazakova
Directrice Research Analysis and Strategy Institute, Sofia
Le positionnement envers la Russie est en passe de devenir un clivage structurel en Bulgarie. A la veille des élections européennes mais aussi législatives du 9 juin 2024, Moscou fait son retour en tant qu`alternative culturelle et modèle géopolitique mais sans parvenir - pour l’instant - à ruiner l'orientation pro-européenne du pays. Ceci mérite une attention accrue dans cet Etat membre de l’Union européenne qui organise ses sixièmes élections législatives depuis 2021 en ces temps de lutte contre l’ingérence russe.
La promotion du modèle russe en Bulgarie.
Le retour de la Russie comme sujet central dans le discours politique bulgare s’est opéré, progressivement, entre 2013 et 2016. En effet, entre 2003 et 2013, alors que l'orientation en direction de l`OTAN et de l`Union européenne[1] est devenue quasiment consensuelle, les partis se revendiquant prorusses, comme Ataka , ne sont pas très actifs sur la scène politique à ce sujet. Puis, compte tenu de déceptions depuis l`adhésion de la Bulgarie à l’Union en 2007, et de l’affirmation grandissante de la Russie sur la scène internationale, l’éventualité d’un modèle russe pertinent est revenu dans le débat politique bulgare.
L`apparition de certaines opinions eurosceptiques et la hausse des tensions prorusses vont de pair. Une étude consacrée au contenu des médias bulgares, au cours de la période 2013-2016, a mis en exergue le fait que le nombre de publications eurosceptiques en bulgare a été multiplié.
Au même moment, en 2014, un nouvel acteur politique d’extrême droite avec une vision prorusse est apparu. Le parti Vazrajdane (Renaissance) gagne du terrain dans un contexte de hausse de l`euroscepticisme et d`un retour de la Russie dans le débat national. Il profite aussi de la crise politique qui a débuté en 2021. Ce parti gagne des voix au fur et à mesure des scrutins tenus entre 2021 et 2024. De 3% des suffrages aux élections législatives de 2021, il passe à un score de 14,16% aux élections législatives de 2023. “Ce sixième scrutin devrait surtout permettre à Vazrazhdane (V), parti nationaliste de Kostadin Kostanidov, de progresser. (...) Il figure désormais en deuxième position dans les enquêtes d’opinion” explique Corinne Deloy le 21 mai. Petit à petit, ce parti est venu prendre la place, petit à petit, du parti se disant traditionnellement anti-élite, anti-européen, anti-américain, anti-OTAN et prorusse précité Ataka . Ce dernier était représenté au sein du Parlement, entre 2005 et 2017, et défendait des idées prorusses mais qui n’étaient pas activement exploitées, puisque l’important était alors de s’opposer à tout ce qui touche de près ou de loin aux Turcs.
La tendance prorusse des partis d’extrême droite.
L’attirance du modèle russe portée par les partis d'extrême droite observée en Bulgarie apparaît comme une tendance commune européenne. Plusieurs d`entre eux se revendiquent prorusses, à divers degrés, surtout pendant les années 2010. Des partis comme le FPÖ autrichien et l’AfD allemand, le Front national (FN) français (devenu Rassemblement national – RN), se font le relais des discours antidémocratiques et antilibéraux de la Russie[2] . Le régime hongrois de Viktor Orbán est même qualifié de « cheval de Troie » de Poutine au sein de l’Union. Au Parlement européen, les représentants d’extrême droite en 2014[3] , puis l’ancien groupe Europe des Nations et des Libertés, créé par Marine Le Pen et Geert Wilders en 2015, s’opposent aux sanctions prononcées à l’égard de la Russie, après l’invasion de la Crimée. Le Think tank hongrois, Political Capital, rattaché à l’Université d’Europe centrale de Budapest, évoque dans une étude de 2014 le projet de créer un bloc prorusse au Parlement européen. Ce qui démontre à quel point la diffusion des idées politiques prorusse s`opérait déjà à l`échelle européenne. Cela entérine aussi le fait qu’il n’est pas question d`une division entre l`Est et l`Ouest. Le parti Vazrajdane, qui pourrait vraisemblablement faire son entrée au Parlement européen cette année s’inscrit dans cette mouvance et rejoindrait, a priori, le groupe Identité et Démocratie s’il y obtient des sièges .
Au-delà de ces progressions constatables dans toute l’Union, chaque parcours national joue un rôle sur la réception du modèle russe : les Etats occupés par l’Armée rouge, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, comptent parmi eux des citoyens qui ont des souvenirs – idéalisés ou réels – de l’hégémonie soviétique et réagissent en conséquence par rapport à ce modèle russe. Or, depuis le 24 février 2022, il convient d’admettre que l`invasion armée russe en Ukraine donne clairement le signal d`une mutation du « soft power » du Kremlin en Bulgarie. Il mérite qu’il y soit porté attention.
Des oppositions de plus en plus régulières à propos du discours prorusse.
Le retour du clivage quant à l’accueil du modèle russe en Bulgarie s’illustre avec les initiatives politiques tranchées mais revêt surtout une grande signification symbolique.
Les propositions visant à abolir les symboles prorusses du patrimoine bulgare viennent en particulier des partis de la coalition « Le changement continue – Bulgarie démocratique » (PP-DB). Cette coalition est composée de petits partis issus de l`ancien front anticommuniste[4] (notamment Bulgarie démocratique), ainsi que des mouvements structurés autour de leaders politiques ayant encore peu d’expérience, comme Assen Vassilev ou Kiril Petkov, même si ce dernier a été Premier ministre entre 2021 et 2022. Si l’on retrouve dans leurs discours des éléments de langage que l’on peut qualifier d’anti-élite, du point de vue de leur orientation géopolitique, il s`agit d`une coalition proeuropéenne et prooccidentale. C’est ainsi que l’on peut interpréter l’augmentation des exportations d’armes vers la Pologne au profit de l’Ukraine, en 2022, la décision de mettre fin à la concession de la compagnie pétrolière russe Lukoil, à l’été 2023, dans le port de Rosenets, ou la récente traque des groupes paramilitaires prorusses.
Le démontage du monument érigé, en 1954, en l’honneur de l`armée soviétique situé au cœur de Sofia constitue l`acte symboliquement le plus significatif de cette redéfinition du lien entre Sofia et Moscou. Cet événement en décembre 2023 a provoqué des tensions notables : des opposants de partis issus des anciens partis communistes et de l’extrême droite bulgare ont protesté en vain et affiché ensemble les mêmes affinités prorusses, tandis que d’autres saluaient la fin de cet immense (45 mètres de haut) symbole. En termes de forces politiques, les partis engagés sont, en particulier, Vazrajdane et … le Parti socialiste (BSP). Ce démontage a donc mis fin à l’un des symboles phares du lien « spécial » entre la Bulgarie et la Russie, mais les discussions s’intensifient et les ingérences mémorielles se multiplient. Ainsi, de nombreux Bulgares admettent le rôle favorable de la Russie pour mettre fin à la domination ottomane en 1878 mais réfutent la pertinence d’un monument associé au passé soviétique de la Russie et, par extension, avec le communisme et s’opposent aux promoteurs du discours prorusse en Bulgarie.
Dans le même ordre d’idée émerge le projet d’un remplacement du jour consacré à la Fête nationale, actuellement le 3 mars. Présenté par la coalition « Le changement continue – Bulgarie démocratique», l'objectif serait de remplacer la date du 3 mars marquant l`abolition de la domination ottomane et de la remplacer avec une fête de signification plus universelle et non pas liée avec la Russie –comme le 24 mai (fête de Cyrille et Méthode à l’origine de l`alphabet cyrillique)[5] . Cette initiative - qui fut l'un des éléments clefs du projet de modification de la Constitution de 2023 - n’a finalement pas abouti. L’objectif était clair pour cette coalition : couper le lien avec la Russie.
Une mouvance prorusse qui encourage une crainte de l’Europe.
La Bulgarie manifeste donc à l’égard de la Russie une attitude particulière différente de celle des autres Etats membres de l’Union et des anciens « Etats-parti » : les opinions favorables à l’égard de la Russie et de Vladimir Poutine ont fortement diminué avec la guerre d’agression en Ukraine mais les Bulgares demeurent relativement peu critiques envers la Russie par rapport à la moyenne des pays d`Europe centrale et orientale.
L`étude de GLOBSEC de 2023 sur la République tchèque, la Hongrie, la Lituanie, la Lettonie, la Pologne, la Slovaquie et la Roumanie met en avant ces spécificités bulgares. La Bulgarie est marquée par une affection un peu plus faible à l’égard de l`Union européenne et de l`OTAN et ses citoyens se montrent moins vis-à-vis concernant la Russie par rapport à la moyenne des pays de la région. Cela peut s’expliquer par le fait que la Bulgarie est le pays où les citoyens se sentent le moins menacés par Moscou, malgré la proximité géographique, mais aussi parce que les Bulgares sont ceux qui se montrent les plus favorables aux leaders il-libéraux. On relève notamment que 48% des Bulgares reconnaissent une sympathie à l’égard du Hongrois Viktor Orban. Et de son image de résistant aux « puissances de l’Ouest ».
Le comportement des Bulgares envers la Russie subit une mutation originale depuis 2022 : les oppositions sont de retour dans les débats quotidiens et les décisions de politique intérieure, l’image de Moscou est affectée par sa tentative d’invasion illégale de l’Ukraine mais elle n'est pas encore ruinée, comme l’exposent par exemple les arguments en faveur du maintien du monument à la gloire de l`armée soviétique. Ce retour du débat, et la multiplication des arguments favorables ou minimisant la mauvaise image de la Russie, ont forcément une conséquence sur le ressenti des Bulgares sur la construction européenne. Si 71% des Bulgares souhaitent que leur pays reste membre de l`Union, la même proportion fait état d’un sentiment de « diktat de la part de Bruxelles ». Par extension, l`adoption de l`euro constitue une source d`angoisse – 56 % des Bulgares se disent d’accord avec l’affirmation selon laquelle “l’introduction de l’euro[6] va porter atteinte à notre souveraineté et appauvrir notre économie”.
Ce sont ces peurs qu’il faut prendre en compte car c’est dans ces failles que la désinformation russe se glisse, attise les peurs et trouble la vie institutionnelle et politique.
***
La Russie fait un retour limité en tant qu`alternative culturelle et modèle géopolitique en Bulgarie, sans pour autant parvenir à ruiner l`orientation proeuropéenne du pays ainsi que le soutien majoritaire en faveur de l'Union européenne et de l`OTAN. La Bulgarie s'inscrit dans une logique commune à plusieurs pays européens : celle d’une adhésion de l'idéologie d'extrême droite avec des ambitions prorusses. Elle a une histoire particulière avec la Russie, mais elle fait l’objet de désaccords et n’emporte pas une adhésion aveugle au modèle porté par le Kremlin à l’heure actuelle. Ce sont des militants d’extrême droite qui se font agents de l’ingérence russe, un peu partout en Europe, comme en témoigne l’actualité. Ce sont donc plutôt les craintes liées à l’Union européenne et l’absence de stabilité politique bulgare qui semblent favoriser le discours prorusse à l’occasion des derniers scrutins, plus qu’une adhésion des Bulgares à la suprématie du modèle prôné par le Kremlin.
[1] La Bulgarie a adhéré à l’Union européenne le 1er janvier 2007 et à l’OTAN le 29 mars 2004.
[2] Benoit Massin, « La Russie de Poutine et la collaboration des extrêmes droites occidentales », Cités, 2023/1 (n° 93), p. 113-126.
[3] Xavier Follebouckt, « “Ukraine’s pain is Europe’s shame”. Le Parlement européen et la crise ukrainienne », Cahiers Sens public, vol. 17-18, n° 1-2, 2014, pp. 143-167.
[4] Pour une histoire de la vie politique anticommuniste bulgare, V. Antony Todorov, “Où en est la droite ? la Bulgarie”, Fondapol, 2010, /
[5] Sur l’image traditionnelle de la Russie en Bulgarie, V. Antony Todorov, « Les discours diplomatiques bulgares au sujet de la Russie », Hermès, La Revue, vol. 81, n° 2, 2018, pp. 141-147.
[6] La ministre bulgare des Finances, Rositsa Velkova, a annoncé en février 2023 que la date cible pour l'adhésion de son pays à la zone euro est désormais « le 1er janvier 2025 », soit un an après la date prévue.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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