Démocratie et citoyenneté
Maria-Christina Sotiropoulou
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ENMaria-Christina Sotiropoulou
Secrétaire générale de l'Observatoire européen de la fiscalité
L'histoire de Chypre est marquée par une succession de dominations étrangères qui ont façonné son identité complexe et ses dynamiques internes. Occupée par l'Empire ottoman en 1571, l'île a été soumise au système dit des millets pendant plus de trois siècles. Durant cette période, la société chypriote s'est structurée autour de communautés distinctes, principalement les Chypriotes grecs et les Chypriotes turcs, coexistant sous la domination ottomane. En 1878, Chypre passe sous administration britannique, une transition qui marque le début d'une ère de modernisation mais aussi de tensions nationalistes croissantes. L’Enosis, projet d'union avec la Grèce, soutenu par une grande partie de la population chypriote, ne plaît pas au Royaume-Uni, qui s’y oppose d’abord directement en tant que puissance coloniale, puis indirectement en soutenant le projet turc Taksim d’une division de l’île.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les aspirations nationalistes mènent à l'indépendance de Chypre, en 1960, mais n’apporte pas la stabilité espérée. Les conflits intercommunautaires entre Chypriotes grecs et Chypriotes turcs dégénèrent, exacerbés par les ingérences externes. La situation atteint un point de non-retour avec l'intervention militaire « Attila » de l’été 1974, dont le cinquantième anniversaire mérite toute notre attention, au regard des défis qui se posent à l’Union européenne. Justifiée par Ankara comme une réponse à un coup d'État soutenu par la Grèce visant à l'annexion de l'île, cette invasion entraîne la division de Chypre en deux parties distinctes et des déplacements massifs de population : le sud indépendant, peuplé principalement de Chypriotes grecs, et le nord, sous contrôle turc, autoproclamé République turque de Chypre du Nord en 1983, reconnue uniquement par la Turquie.
En 2004, l'adhésion de la République de Chypre à l'Union européenne a marqué un tournant. Juste avant, de nombreux discours, clamés des deux côtés de la « ligne verte », sont enthousiastes tout en étant issus de différends imaginaires sur ce que l’adhésion à l’Union européenne signifierait politiquement. Pour les Chypriotes turcs, on veut croire à la fin de l'isolement et la reconnaissance de leurs droits en tant que minorité. D’ailleurs, rappelle Elise Bernard, « aussi surprenant que cela puisse paraître, il y a vingt ans, Recep Tayyip Erdogan était favorable à la réunification de Chypre ».
La jeune génération chypriote, née dans les années 2000, ne connaît Chypre qu’au sein de l’Union européenne. En son sein, beaucoup expriment un fort désir de normalisation des relations et de paix durable sur l'île. Ils sont souvent lassés par le statu quo de la division, qu'ils perçoivent comme un héritage des générations précédentes, marqué par des conflits dont ils ne se sentent pas responsables et qui ne les concernent pas. Cette frustration est souvent exacerbée par la perception que les conflits du passé sont constamment réactivés, empêchant la société de progresser.
Un exemple notable de ce phénomène chez les jeunes est l'élection de Fidias Panayiotou au Parlement européen. Jeune youtubeur de 24 ans, il s’est fait connaître sur les réseaux grâce à ses vidéos virales. Avec un parcours particulièrement atypique et son absence d’expérience politique, son élection symbolise un rejet croissant des formes traditionnelles de la politique. En affirmant qu'il n'a jamais voté auparavant, le jeune élu incarne un sentiment répandu de désillusion envers les partis politiques traditionnels et les institutions établies. Cela peut être vu comme une critique implicite du système politique en place, perçu par certains comme déconnecté des préoccupations réelles des jeunes. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : sur les 900 000 électeurs chypriotes, 683 000 étaient inscrits sur les listes électorales pour les élections européennes de juin 2024. Avec une participation à 59% - en hausse par rapport à 45% de 2019 – Fidias Panayiotou a obtenu 40% des voix des 18-24 ans et 28% des 25-34 ans. Pour certains experts, cette hausse de participation s’explique par le « facteur Fidias ». Cinquante ans après la division de l’île et vingt ans après l’adhésion à l’Union européenne, les jeunes sont présents aux urnes, et expriment une volonté de faire différemment de ce qu’ils ont toujours connu.
Tout ceci semble loin d’être anecdotique. Quand le Parlement européen commémore le 50e anniversaire de l’attaque du 20 juillet 1974, sa présidente Roberta Metsola déclare « qu’en Europe, les divisions n'ont pas leur place, c'est une question européenne ». Elle poursuit en rappelant que « l'Union européenne s'est forgée à travers l'histoire douloureuse de notre continent. Là où il y a eu des guerres, des souffrances et des effusions de sang, il y a aujourd'hui des rencontres dans un esprit de coopération. (...) Il nous incombe d'utiliser cette expérience pour rassembler les gens et œuvrer à la création d'un État européen unique et souverain. Une fédération bicommunautaire et bizonale, conformément aux résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, aux conclusions du Conseil et aux valeurs de l'UE ».
Si le sujet chypriote est un sujet européen, il se situe aussi dans un contexte méditerranéen sous tension. Avec une frontière extérieure, Chypre rencontre les mêmes problématiques que la Grèce, l’Italie, l’Espagne ou Malte sur la gestion des flux migratoires. A l’instar de ses voisins, Chypre est une porte d'entrée majeure pour les migrants qui cherchent à rejoindre l'Union européenne- par la mer ou par la ligne verte – et, depuis quelques années, l’île connaît une augmentation significative des demandes d'asile[1].
Enfin, à l’heure d’envisager de nouveaux États membres aux délimitations frontalières encore contestées, revenir sur la question chypriote semble utile car le positionnement définitif de la partie Nord par rapport à l’Union européenne reste ambigu. Il ne peut pas nous échapper que, de manière similaire, l'annexion de la Crimée ukrainienne par la Russie, la déclaration d'indépendance du Kosovo par rapport à la Serbie, et les mouvements sécessionnistes en Transnistrie en Moldavie, dans le Donbass en Ukraine, en Ossétie du Sud et en Abkhazie en Géorgie mettent en cause la souveraineté des États concernés et recouvrent des réalités dramatiques pour les populations de ces territoires[2]. Ces situations mettent en lumière les dilemmes auxquels l'Union européenne est confrontée lorsqu'elle tente de concilier les principes du droit international avec des réalités géopolitiques complexes. La situation chypriote offre un cadre de référence pour faire face aux autres conflits en Europe, où des questions de souveraineté, d'intervention étrangère et de minorités ethniques se heurtent à des enjeux de sécurité régionale et de stabilité politique. Chypre, comme ces autres régions, demeure un défi pour la diplomatie internationale depuis un demi-siècle, testant les limites de la coopération multilatérale et des principes du droit international dans un contexte de rivalités géopolitiques exacerbées.
I - Chypre et le droit de l'Union européenne
a) Le Protocole 10 du Traité d'Athènes : un cadre juridique particulier
L'adhésion de Chypre à l'Union européenne en 2004 a été marquée par des circonstances singulières, notamment en raison de la division de l'île après l'invasion turque de 1974. Le Traité d'Athènes du 16 avril 2003, qui officialise l'élargissement de l'Union européenne à dix nouveaux États membres, inclut une clause spécifique à Chypre : le Protocole 10 (4 articles). Ce dernier prévoit que l'acquis communautaire est suspendu dans les zones où la République de Chypre n'exerce pas un contrôle effectif, c'est-à-dire la partie Nord de l'île, occupée par l’armée turque et contrôlée par la RTCN, entité non reconnue par la communauté internationale.
Le Protocole 10 a été conçu pour répondre à la réalité complexe de l'île. En vertu de ce texte, l'application du droit européen dans le Nord est suspendue jusqu'à ce qu'un règlement pacifique du conflit soit trouvé, conformément à l’article 1. Cette disposition particulière, levier potentiel pour encourager les négociations de paix, a cristallisé la division de l'île au sein de l'Union européenne. Si une solution au conflit était trouvée, le Protocole 10 permettrait l'application immédiate de l'acquis communautaire sur l'ensemble de l'île, ce qui ferait de la réunification un processus relativement fluide d’un point de vue juridique. Ainsi, l’article 3 de ce protocole et le paragraphe 12(29) des conclusions du Conseil européen de Copenhague de décembre 2002 prévoient que des mesures propres à promouvoir le développement économique de la partie Nord et à favoriser son rapprochement avec l’Union européenne soient proposées par la Commission européenne.
b) L’application différenciée du droit européen sur l'île
Au nord, les Chypriotes turcs, bien que citoyens européens de jure, sont exclus de nombreux droits et avantages liés à cette citoyenneté. Par exemple, ils ne peuvent pas bénéficier de la liberté de circulation, de la participation aux élections européennes ou de l'accès aux fonds structurels et de cohésion européens. Cet état de fait a des répercussions socio-économiques significatives, renforçant l'isolement économique et politique du nord de l'île.
L'Union européenne considère Chypre comme un seul État et agit en conséquence, dans l'espoir que l'amélioration de la situation économique et l’interaction sociale finissent par aboutir à une réconciliation. Malheureusement, cette zone reste nébuleuse. Jamais considérée comme une frontière, mais plutôt comme une ligne de cessez-le-feu, son état reflète le fait qu’aucun traité de paix n'a jamais été signé depuis l'occupation turque au Nord. Elle ne peut donc pas être gérée comme une frontière extérieure de l'Union européenne parce que l'ensemble de Chypre fait partie de l’Union - même si dans les faits cela y ressemble fort. L'Union européenne a cherché à faire face à cette situation ambiguë par l'adoption, le 29 avril 2004, du Règlement Ligne Verte (GLR). Entré en vigueur en août de la même année, il définit le commerce intra-insulaire et la manière dont le droit européen s'applique à cette ligne de démarcation, contournant ainsi les problèmes juridiques entre les parties. Deux autres projets de règlements ont ainsi été proposés en juillet 2004 : l’un concerne les conditions spéciales applicables aux échanges avec les zones de la République de Chypre dans lesquelles le gouvernement de la République de Chypre n'exerce pas de contrôle effectif ; l’autre porte création d'un instrument de soutien financier visant à encourager le développement économique de la communauté chypriote turque[3].
Ces textes semblent répondre à des objectifs avant tout commerciaux. Toutefois, compte tenu du résultat des deux référendums et du rejet du plan Annan par les Chypriotes grecs, et consécutivement à l’ouverture de la frontière par les autorités turques, divers observateurs suggèrent que l'Union européenne a décidé de récompenser les Chypriotes turcs en assouplissant les réglementations pour faciliter les échanges et la mobilité. Il convient de rappeler d’ailleurs que, pour parer à l’inflation post-crise pandémique, les Chypriotes grecs passaient au nord pour certains achats. Ceci a pu être pris, dans un premier temps, comme une aubaine pour le commerce mais il a malheureusement entraîné une hausse des prix du fait de la demande. Une inflation aggravée par l’effondrement de la Livre turque, utilisée au Nord. Ce qui se traduit par une vie de plus en plus difficile pour les Chypriotes résidant au Nord de la ligne verte.
c) Défis et adaptations spécifiques à l'application du droit communautaire
Un défi majeur réside dans le statut de Chypre en tant que zone spéciale au sein de l'Union européenne, en vertu des traités européens. Cette situation nécessite des adaptations constantes pour concilier l'intégration de Chypre dans l'Union européenne avec la réalité d'une occupation partielle. Ainsi, dans un contexte où les Chypriotes turcs sont considérés comme citoyens européens, malgré la suspension de l’acquis communautaire au Nord, nous pouvons citer plusieurs exemples de présence européenne.
Ainsi, celle de représentants de l’Union européenne, avec comme objectif de préparer le « premier jour » après la conclusion d’une solution bicommunautaire ou fédérale. C'est le rôle que tous les bureaux et représentants européens ont joué dans la partie Nord de l'île. Depuis l'ouverture du premier point d'information en 2002, jusqu'à l'établissement de la première task-force en 2006, et à l'arrivée plus récente de délégués spéciaux chargés de préparer ce « premier jour », les efforts européens dans la partie Nord ont toujours visé à créer les conditions juridiques, économiques et normatives de l'adhésion. En effet, cela est comparable au pouvoir normatif que l'Union européenne exerce dans le voisinage en échange de la promesse d'adhésion, de partenariat, de coopération ou d'autres relations. Un examen des aspects procéduraux révèle que, jusqu'à récemment, les actions entreprises par l'Union européenne à Chypre étaient réglementées et financées dans le cadre du programme d'élargissement, bien qu'elles soient formellement destinées à un membre.
Concrètement, la présence de l'Union européenne après l'adhésion a conduit à l'ouverture d'un point d'information - à Nicosie - où particuliers et entreprises peuvent s'informer sur les normes et les lois européennes et sur les exigences de l'acquis communautaire. Le 26 avril 2004, le Conseil a fait part de sa détermination à « mettre fin à l’isolement de la communauté chypriote turque » et à « faciliter la réunification de Chypre en encourageant le développement économique de cette communauté ». Dans ce contexte, la Commission a mis en œuvre un programme d’aide en faveur de la communauté chypriote turque fondé sur le règlement (CE) 389/2006 portant création d’un instrument de soutien financier. Les Chypriotes turcs ont ainsi accès au financement européen pour la mise en œuvre de projets, allant du développement des infrastructures à l'autonomisation de la société civile. Cette aide vise ainsi à rapprocher les deux communautés en encouragent les contacts entre les habitants des deux parties de l'île. Durant la période 2006-2018, l’Union européenne a alloué près de 520 millions € à des projets de soutien à la communauté chypriote turque.
Le désir des Chypriotes turcs de retrouver leur identité chypriote, par opposition à leur identité turque et orientaliste, a coïncidé avec l'accent mis sur leur appartenance européenne, dont nous retrouvons les traces dans l'histoire de l'île. La plupart des spécialiste (Hatay, Papadakis, Mavratsas) s'accordent à dire qu'un concept d'identité nationale unique n'a jamais vraiment émergé à Chypre, alors que des concepts ethno-nationalistes concurrents ont pu se répandre au cours de la première moitié du XXe siècle. Ceci peut expliquer en partie ce que les Européens reprochent en particulier à Chypre de nos jours.
II - Chypre, les passeports, les banques et les taxes
a) Le programme des passeports dorés
Chypre a lancé un programme de « passeports dorés » en 2013, destiné à attirer des capitaux étrangers en échange de la citoyenneté chypriote. Ce programme a permis à des milliers de riches investisseurs, principalement russes, chinois et moyen-orientaux, d'acquérir la citoyenneté chypriote, et par extension, la citoyenneté européenne, en investissant dans des biens immobiliers ou en plaçant des fonds dans l'économie locale. Ce programme, bien que très lucratif pour l'économie chypriote, a rapidement suscité des critiques au sein de l'Union européenne. Les préoccupations portent alors principalement sur les risques de blanchiment d'argent et les insuffisances des contrôles de diligence, qui ont permis à des individus liés à des activités criminelles d'obtenir la citoyenneté européenne. Une enquête journalistique internationale en 2020 a révélé que le programme chypriote avait accordé la citoyenneté à plusieurs personnalités controversées, déclenchant un scandale qui a conduit à la fermeture du programme en novembre de la même année. L'impact de ce programme sur l'économie chypriote a été significatif. Le secteur immobilier, en particulier, a connu une croissance rapide grâce aux investissements étrangers, mais cette dépendance à l'égard des « passeports dorés » a exposé Chypre à des risques économiques. Avec la fin du programme, Chypre a dû faire face à une baisse des investissements et à une pression accrue de l'Union européenne pour réformer ses pratiques en matière de transparence et de lutte contre la corruption.
En 2019, la Commission européenne a publié un rapport « Programmes de citoyenneté et de résidence par investissement dans l'Union européenne » qui analyse les risques portés par ces programmes de passeports dorés, notamment en termes de sécurité, de blanchiment d'argent, d'évasion fiscale et de corruption. Il appelle ainsi les États membres à être plus transparents et à renforcer les contrôles pour éviter les abus. En octobre 2020, la Commission a lancé des procédures d'infraction contre Chypre, ainsi que Malte qui poursuivait alors un programme similaire. En parallèle, le Parlement européen a adopté une résolution, en juillet 2020, invitant les États membres à supprimer, progressivement et dans les meilleurs délais, tous les programmes existants de citoyenneté (ou de résidence) par investissement.
En réponse aux pressions des institutions européennes - et avec la suppression du programme en novembre 2020 - le gouvernement chypriote met en place une commission d'enquête indépendante, dirigée par l'ancien président de la Cour suprême, Myron Nicolatos, pour enquêter sur les irrégularités du programme. Il nomme Demetra Kalogirou responsable de la publication d’un rapport[4] - accablant - révélant que plus de la moitié des passeports accordés entre 2007 et 2020 l'ont été de manière irrégulière ou en dehors des critères établis. Bien que le programme ait été suspendu, le gouvernement chypriote a travaillé à la révision du cadre législatif pour les futurs programmes de citoyenneté et de résidence. Ce cadre comprend l'introduction de critères de diligence plus stricts, des contrôles accrus sur les sources de financement et une surveillance renforcée pour éviter les abus similaires à l'avenir.
b) Le secteur bancaire
Le secteur bancaire chypriote s’est trouvé au centre de l'attention internationale en 2012-2013, lorsque l'économie du pays a plongé dans une crise majeure. La surexposition des banques chypriotes à la dette grecque, ainsi que des pratiques de gestion des risques insuffisantes, ont conduit à un effondrement du système financier. Le plan de sauvetage imposé par la Troïka (UE, BCE, FMI) a été l'un des plus sévères de l'histoire de l'Union européenne, introduisant pour la première fois un « bail-in » qui a conduit à la saisie des dépôts bancaires au-delà de 100 000 €, affectant surtout les épargnants étrangers.
La restructuration du secteur bancaire qui a suivi a entraîné la fermeture de Laiki Bank, deuxième banque du pays, et la recapitalisation forcée de Bank of Cyprus, impliquant la conversion de dépôts non assurés en actions. Cette crise a mis en lumière les faiblesses structurelles du secteur bancaire chypriote, notamment sa dépendance excessive aux capitaux étrangers et son manque de diversification. Depuis, des réformes ont été entreprises pour renforcer la supervision bancaire et améliorer la transparence, avec des efforts pour aligner Chypre sur les normes européennes en matière de lutte contre le blanchiment d'argent. Le gouvernement a mis en place une unité indépendante au sein de la Banque centrale pour superviser les banques. Cette unité a renforcé les capacités de surveillance, en s'assurant que les banques respectent les normes européennes en matière de capitalisation, de liquidité, et de gestion des risques.
Le pays a aligné ses régulations bancaires sur les normes internationales de Bâle III, qui exigent des niveaux de capital plus élevés, des ratios de liquidité plus stricts, et une gestion des risques plus rigoureuse pour les banques. En matière de lutte contre le blanchiment d’argent, le pays a transposé les directives européennes (AMLD) dans sa législation nationale, renforçant les obligations de diligence raisonnable (due diligence) des institutions financières et augmentant la transparence des transactions financières. Malgré un grand nombre de mesures et réformes, le secteur bancaire chypriote reste vulnérable, notamment en raison de son exposition à des créances douteuses et de la persistance d'un environnement de faible croissance économique[5].
c) La fiscalité
Chypre a historiquement utilisé son régime fiscal attractif comme un levier économique, attirant de nombreuses entreprises multinationales et investisseurs étrangers grâce à un taux d'imposition des sociétés particulièrement bas, fixé à 12,5 %[6]. En plus de ce taux compétitif, le pays offre des conventions fiscales avantageuses avec un large éventail de pays, des règles souples concernant les trusts et les holdings, et un cadre juridique favorable aux entreprises. Cependant, cette attractivité fiscale a mis Chypre sous la loupe des régulateurs internationaux, notamment l'OCDE et l'Union européenne, qui l'accusent de favoriser l'évasion fiscale et les pratiques de transfert de bénéfices. En réponse à ces pressions, Chypre a entrepris plusieurs réformes pour aligner son cadre fiscal sur les standards internationaux. Ces réformes incluent l'introduction de nouvelles règles contre les pratiques abusives, le renforcement des mesures de transparence fiscale et la mise en œuvre des directives européennes comme la directive dite ATAD (Anti-Tax Avoidance Directive) entrée en vigueur le 1er janvier 2019.
Ces ajustements ont eu des répercussions sur le modèle économique de l’île. Ils permettent à Chypre de maintenir son statut de centre financier attractif tout en se conformant aux normes européennes exigeantes. Pour compenser ces ajustements, Chypre a cherché à diversifier son économie, en développant les services financiers liés aux crypto-monnaies, ainsi que le tourisme de luxe et celui du mariage puisque les autorités d’état-civil chypriotes acceptent d’unir civilement des couples qui se trouvent empêchés de le faire dans les États méditerranéens voisins, avec tous les avantages que cela peut apporter aux femmes en matière de droits.
III - Chypre et la géopolitique en Méditerranée orientale
a) Une position stratégique
La position géographique de Chypre, au carrefour entre l'Europe, l'Asie et l'Afrique, lui confère une importance stratégique considérable. Cette situation a été mise en lumière par les découvertes de gisements de gaz naturel dans la zone économique exclusive (ZEE) chypriote, dans les années 2010, qui ont fait de l'île un acteur clé dans le domaine énergétique en Méditerranée orientale[7]. Ces découvertes ont intensifié les tensions régionales, en particulier avec la Turquie qui conteste les frontières maritimes[8] et a mené des opérations de forage dans des zones revendiquées par Chypre. Ces actions turques ont provoqué plusieurs incidents diplomatiques et militaires. Dès 2014, la Turquie a intensifié ses déclarations et ses actions contre les forages de Chypre, en organisant des exercices militaires dans les zones contestées pour dissuader les entreprises internationales de participer aux projets de forages chypriotes. En 2018, la Turquie a envoyé le navire de forage Fatih, dans des zones revendiquées par Chypre dans le bloc 7 de sa ZEE. Ce déploiement a provoqué des avertissements de l'Union européenne, qui a condamné ces actions comme une violation du droit international, en particulier de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM), et des droits souverains de Chypre. Malgré les avertissements et le risque pour la Turquie de détériorer ses relations avec l'Union européenne, Ankara poursuit ses forages en envoyant un autre navire, le Yavuz, en 2019. Ces opérations ont conduit à des conclusions du Conseil européen et des sanctions ciblées contre des individus et des entreprises turques impliquées dans ces forages. En dépit de ces sanctions et les condamnations internationales, la Turquie a continué ses opérations de forage en 2020 et 2021.
République de Chypre, Service des hydrocarbures, Ministère de l'énergie, du commerce et de l'industrie, 2016, en ligne
b) Les relations avec la Turquie et le rôle de l’Union européenne
La division de l'île, avec la présence militaire turque dans la partie Nord, reste le principal obstacle à la normalisation des relations entre la Turquie et Chypre. « Trente mille militaires turcs stationnent toutefois en RTCN depuis 1974. Les slogans patriotiques sur les murs, les casernes, barbelés et guérites, créent un espace physique militarisé, qui affecte les représentations que se font les Chypriotes turcs de leur propre entité politique », explique Mathieu Petithomme en 2020. L'adhésion de Chypre à l'Union européenne a complexifié la situation, en inscrivant le conflit chypriote dans le cadre des relations Union européenne-Turquie. L’Union européenne a tenté de jouer un rôle de médiateur, soutenant les efforts de l'ONU pour une solution bicommunautaire et bizonale. Cependant, ces initiatives pour résoudre la question chypriote ont souvent été entravées par les intérêts divergents des États membres et les actions unilatérales de la Turquie, notamment en Méditerranée orientale.
Chypre cherche à renforcer ses alliances avec d'autres pays riverains de la Méditerranée orientale, notamment la Grèce, Israël et l'Égypte, pour contrer les actions turques. Exemple notable : la formation du Forum du gaz de la Méditerranée orientale, une organisation multilatérale qui vise à faciliter la coopération dans le domaine de l'énergie entre ces pays. Ce forum est perçu comme un contrepoids aux ambitions turques dans la région et un moyen pour Chypre de sécuriser ses intérêts énergétiques en développant les liens avec ses voisins. Notons également le rôle de la Turquie en mer Noire, autre région stratégique où les récentes découvertes de gaz naturel en août 2020 sont perçues comme un moyen de réduire la dépendance énergétique de la Turquie vis-à-vis des importations, en particulier de la Russie[9].
Il convient de rappeler que Chypre ne constitue plus un élément des négociations d’adhésion de la Turquie dans l’Union européenne. En effet, les négociations d'adhésion sont gelées depuis juin 2018 et les relations entre l'Union européenne et la Turquie reposent essentiellement sur un « donnant-donnant » en matière de flux migratoires et de sécurité aux frontières.
c) Acteur clé de la sécurité européenne
La position stratégique de Chypre en Méditerranée orientale en fait un acteur clé dans la sécurité européenne, malgré sa non-appartenance à l'OTAN[10]. L'île abrite deux bases militaires britanniques, Akrotiri et Dhekelia, cruciales pour les opérations militaires britanniques et celles des alliés de l'OTAN dans la région. Ces bases ont joué un rôle important dans des opérations récentes, comme les interventions en Syrie et en Irak, et sont essentielles pour la surveillance de la région du Levant.
Chypre participe activement aux initiatives de sécurité de l'Union européenne, notamment dans le cadre de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Le pays a contribué à plusieurs missions, y compris des opérations de maintien de la paix en Afrique et des missions de surveillance maritime en Méditerranée. Chypre est aussi un partenaire clé dans la lutte contre le terrorisme et le crime organisé dans la région, en collaboration étroite avec d'autres États membres et des pays tiers[11].
Sur le plan régional, Chypre doit faire face aux défis de la migration en Méditerranée orientale. L'île est un point de transit pour les migrants et les réfugiés venant du Moyen-Orient, en particulier de Syrie, et elle doit gérer ces flux tout en assurant la sécurité de ses frontières. La situation géopolitique complexe de la région, marquée par les conflits en Syrie et en Libye, ajoute une dimension supplémentaire aux défis de sécurité auxquels l’île est confrontée.
Pour gérer ces défis, Chypre a renforcé ses relations avec ses voisins, notamment par le biais d'accords bilatéraux et de forums régionaux, comme l'accord trilatéral avec la Grèce et Israël, qui couvre des domaines comme la sécurité énergétique, la coopération militaire et la gestion des crises. Ce type de partenariat illustre comment Chypre cherche à se positionner comme un acteur stabilisateur en Méditerranée orientale, tout en naviguant dans un environnement géopolitique de plus en plus complexe.
IV- L’Union européenne face aux puissances voisines - les éclairages chypriotes
Lors de sa première présidence semestrielle du Conseil en 2012, le sujet de la division de l’île a été écarté des dossiers que Chypre avait choisi de mettre en avant. La séparation du problème turco-chypriote de ses responsabilités et obligations en tant que titulaire de la présidence du Conseil de l'Union était-il un choix politique de neutralité ? Les négociations entre les deux communautés sous les auspices des Nations unies ont été effectivement reportées au cours de cette période, et Chypre vise alors à assurer sa neutralité lors de l’élargissement, précisément en raison de la question turque et la détérioration des relations entre la Turquie et l’Union européenne. La présidence a défini quatre grandes priorités stratégiques qui ont été conçues pour œuvrer en faveur d’une Europe plus efficace, contribuer à la croissance et jeter les bases d’un système politique européen plus prospère et socialement plus cohésif fondé sur le principe de solidarité.
En 2024, le sujet de la division de l’île n’est toujours pas un sujet d’actualité et aucun gouvernement ne semble prêt à faire un choix politique, préférant négocier sans fin. Pourtant, le sujet de la division devra bien revenir sur la table des négociations et il est pertinent de se demander si ce modèle doit être appliqué comme tel aux prochains élargissements de l’UE. En effet, le processus d’intégration européenne est stratégique à la fois dans la mesure où il influence la prise de décision politique et crée un ensemble de normes et de valeurs ainsi qu’une identité européenne partagée. Le processus d’élargissement implique une redéfinition des frontières extérieures de l’Union européenne et, par conséquent, une refonte continue du voisinage qui est affectée par des processus d’intégration et d’association, de coopération transfrontalière et de politiques spécifiques. A l’heure d’envisager l’adhésion de l’Ukraine, il est facile de transposer la situation turco-chypriote à celle de la Crimée et du Donbass : tous ces territoires partagent des caractéristiques similaires liées à la souveraineté contestée, les interventions étrangères et les implications pour la sécurité régionale.
Les institutions européennes ont soutenu une position en faveur de la réunification de Chypre et ont dénoncé les actions qui compromettent cette perspective. L'Europe a toujours appelé à un dialogue pacifique basé sur les résolutions des Nations unies et a mis en avant son rôle dans le soutien aux efforts pour parvenir à une solution juste et durable. Rappelons que l’ONU est présente à Chypre depuis 1964 pour ce qui est, depuis soixante ans, l'une de ses plus longues missions de maintien de la paix.
Il semble que les dirigeants chypriotes se concentrent sur les questions d’affaires courantes afin de ne pas être tenus pour responsables de l'impasse. Le Secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, fait un effort sincère pour promouvoir la reprise des négociations, mais l'ambiance n'est pas particulièrement favorable.
La communauté internationale a d'autres priorités et l'intérêt pour l'île divisée a diminué. L'Union européenne concentre son attention sur la guerre en Ukraine, car elle se sent menacée par le révisionnisme russe. Les États-Unis ont tacitement accepté la situation à Chypre, qui n'affecte pas les intérêts vitaux américains. La Turquie ne changera sa politique à l'égard de Nicosie que si elle est vraiment sous pression ou convaincue qu'elle peut y gagner quelque chose de très important. Ni l'un ni l'autre scénario n'est susceptible de se produire dans un avenir proche. Il n'existe pas non plus de force susceptible d’exercer une pression sur Ankara pour qu'elle revienne sur ses positions maximalistes, ni d'élément tangible à offrir en échange comme, l'adhésion à l'Union européenne, pour qu'elle adopte une position constructive.
***
A l’heure des cinquante ans de l’invasion de l’île, l'ancien ministre des finances de Chypre, Harris Georgiades, fait une proposition audacieuse dans son livre Le nouveau réalisme[12]. Au lieu de placer trop haut la barre des attentes, il vaudrait mieux chercher à négocier étape par étape avec Ankara lorsque les conditions le permettent. Sans illusions ni défaitisme, la partie grecque peut prendre des initiatives en vue d'une négociation mutuellement bénéfique avec la Turquie. Personne ne prétend que cet effort sera facile. Et Harris Georgiades préconise : « Un demi-siècle après l'invasion turque, il est temps d'adopter une nouvelle approche réaliste. Il ne suffit pas de proclamer nos positions et d'inviter la partie turque au dialogue. Bien entendu, une rhétorique peu coûteuse et irresponsable, qui ignore les réalités et l'impact du temps, ne mène nulle part non plus. Nous devons faire sobrement le point sur les faits, nous faire une idée claire des ambitions de la Turquie et évaluer à la fois les risques et les options qui s'offrent à nous. »
[1] Par rapport à la population de chaque pays de l'UE, Chypre enregistre le plus grand nombre de primo-demandeurs d'asile en 2023 (13 primo-demandeurs pour 1 000 habitants), devant la Grèce et l'Autriche.
[2] Serbie (2012), Ukraine, Moldavie (2022) et Géorgie (2023) sont candidats à l’Union européenne. Le Kosovo a déposé sa candidature - en attente d’acceptation - en 2022.
[3] Le 1er règlement –Direct Trade Regulation - a rencontré des obstacles majeurs et n'a jamais été effectivement appliqué. La principale raison est l'opposition de Chypre, qui craint que cette mesure ne légitime le nord de l'île. En conséquence, bien que cette réglementation ait été proposée par la Commission en 2004, elle n'a pas été adoptée par le Conseil. Le 2e règlement prévoyant un instrument financier a été partiellement mis en œuvre. L'Union a fourni une assistance financière aux Chypriotes turcs. Toutefois, cette règlementation ne représente pas un soutien total ou équivalent à celui qui pourrait être offert dans le cadre d'un commerce direct entre l'Union européenne et la partie Nord.
[4] Rapport Kalogirou, disponible en langue grecque.
[5] Plusieurs rapports officiels font état des réformes bancaires et financières entrepris par Chypre : Central Bank of Cyprus. (2015). Annual Report 2014. Nicosia: Central Bank of Cyprus ; International Monetary Fund. (2013). Cyprus: First Review Under the Extended Arrangement. IMF Country Report No. 13/293 ; European Commission. (2014). The Economic Adjustment Programme for Cyprus - Fourth Review. European Economy. Institutional Papers. ; OECD. (2017). Global Forum on Transparency and Exchange of Information for Tax Purposes: Cyprus 2017 (Second Round).
[6] A titre de comparaison, le taux global d'imposition pour les sociétés au Luxembourg est de 24,94%, 12,5% en Irlande et 35% à Malte. Grâce au système de remboursement de l'impôt pour les actionnaires étrangers, le taux effectif d'imposition peut être réduit à 5 % à Malte.
[7] En particulier : la découverte de l’Atoll (ou Aphrodite) en 2011, dans le bloc 12 de la ZEE, par la compagnie américaine Noble Energy, en collaboration avec les sociétés Delek et Avner. Ce gisement a été estimé contenir environ 130 à 200 milliards de m3 de gaz ; la découverte d’Hadrian en 2013, dans le bloc 12, qui a renforcé les estimations des réserves de gaz et la découverte d’Onasagoras en 2019, dans le bloc 6.
[8] La Turquie n’est pas signataire de la Convention de Montego Bay, texte des Nations unies organisant le droit de la mer.
[9] En effet, près de la moitié de son gaz arrive de Russie, via le gazoduc Turkstream, qui passe sous la mer Noire. Le pays est devenu le deuxième client de Gazprom et, depuis plusieurs années, la Turquie tente de diversifier ses sources d’approvisionnement.
[10] Chypre n’est pas membre de l’OTAN. La division de l’île est le facteur principal de cette non-adhésion, combiné au véto de la Turquie pour une éventuelle adhésion chypriote.
[11] Quelques exemples de collaboration avec des Etats membres ou pays voisins : La création en 2014 du Forum tripartite Chypre-Grèce-Égypte avec des réunions annuelles qui alternent entre les pays membres pour discuter des questions de sécurité régionales ; la participation aux actions d’EUROPOL comme le programme de coopération en matière de sécurité maritime qui a permis de moderniser les capacités de surveillance maritime de Chypre ; la participation avec FRONTEX en 2022 pour aider à surveiller les frontières maritimes et terrestres et lutter contre la criminalité transfrontalière ; ou encore la participation aux opérations de sécurité, comme "Irini" en 2020 (successeur de l’opération "Sophia") qui vise à mettre fin aux trafics illicites en Méditerranée et a inclus des contributions de Chypre, comme des patrouilles et des opérations de contrôle en mer.
[12] Harris Georgiades, Le nouveau réalisme : Le sujet chypriote 50 ans après l’invasion turque, 2024, Editions Papazissi, Athènes, Χάρης Χρ. Γεωργιάδης, Νέος ρεαλισμός: Το Κυπριακό 50 χρόνια από την τουρκική εισβολή, 2024, Εκδόσεις Παπαζήση, Αθήνα
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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