Asie et Indopacifique
Pierre Andrieu
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ENPierre Andrieu
Ancien ambassadeur
Théâtre du « Grand Jeu » entre les empires russe et britannique au XIXe siècle, l’Asie centrale est redevenue un enjeu des influences russe et chinoise, mais aussi de puissances extérieures.
Dès la fin du XIXe siècle, l’Empire russe avait achevé la conquête de l’Asie centrale. L’annexion des territoires nomades (Kazakhstan, Kirghizistan) ainsi que l’imposition de protectorats à des khanats locaux (Boukhara, Samarcande, Kokand) ont permis l’exploitation coloniale par l’accaparement de terres agricoles, surtout après l’abolition en Russie du servage en 1860, mais aussi la culture du coton, l’industrialisation, la construction de chemins de fer et l’édification de métropoles coloniales.
Après la chute du tsarisme, le pouvoir bolchevique a reconstitué cet empire colonial en y appliquant la « politique soviétique des nationalités » élaborée par Staline. Les populations et entités locales se sont vu attribuer des éléments de souveraineté étatique sous la forme de républiques (RSS), de républiques soviétiques autonomes (RSSA) ou de Régions autonomes (RAO). Unies au sein d’une fédération, elles n’avaient qu’un droit théorique à la sécession. Ce fédéralisme ethnique centralisé, doté de frontières intérieures souvent arbitraires, a contribué à l’affirmation de nations, devenues indépendantes après l’éclatement de l’URSS en 1991[1].
Après leurs indépendances, la Russie a continué à y maintenir une forte influence, qui a commencé à s’affaisser surtout après l’invasion de l’Ukraine en 2022. Les formats régionaux comme l’Organisation du traité de sécurité collective (OSTC), sous obédience russe, ou l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), ont perdu de leur ascendant. La première s’est beaucoup déconsidérée en ne voulant pas se mêler du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, comme souhaité par Erevan, ni des disputes frontalières entre le Kirghizistan et le Tadjikistan. Son intervention au Kazakhstan en janvier 2022, à la suite d’émeutes provoquées par de prétendues « interventions étrangères », n’a pas réussi à redorer son blason. Quant à l’OCS, elle est devenue une « coquille vide, incapable d’autre chose que d’organiser des rencontres et de faire les grands titres des journaux »[2].
Moscou continue cependant à disposer de forts points d’appui en Asie centrale, comme les relations personnelles avec les cercles dirigeants (sorte de « Russiasicentrale », comparable à la « Françafrique »), une influence culturelle puissante (le russe, même en perte de vitesse, reste la « lingua franca » de la région), une présence économique et militaire forte, une nombreuse immigration en Russie de travailleurs d’Asie centrale dont les fonds (remittances) représentent jusqu’à 30% du PNB de certains pays de la région.
Malgré (ou à cause) de son engagement en Ukraine, la Russie s’est activée dans cette région d’importance géostratégique majeure[3], en multipliant les initiatives diplomatiques. Selon l’ancien député de la Douma Vladimir Ryjkov, exilé à Almaty, le président russe a communiqué soixante-quatorze fois avec ses pairs centrasiatiques entre le 24 février 2022 et le 22 septembre 2023. Il s’est entretenu par téléphone seize fois avec le président ouzbek Shavkat Mirziyoyev, dix fois avec le président kazakh Kassym-Jomart Tokayev, six fois avec son homologue tadjik Emomali Rakhmon et cinq fois avec chacun des présidents kirghiz Sadyr Japarov et turkmène Serdar Berdimuhamedow.
De même, les dirigeants centrasiatiques ont participé à de multiples réunions avec Vladimir Poutine (deux sommets de l’OCS, trois du Conseil économique eurasiatique (EurAsEC), quatre sommets de l’OSTC ainsi qu’un sommet Russie-Asie centrale (1+5). Enfin, tous les dirigeants centrasiatiques ont répondu présent au défilé du 9 mai en 2023 et 2024) à Moscou[4].
La Chine, de son côté, a toujours eu des difficultés historiques avec l’Asie centrale. Les tribus nomades situées à l’Ouest et au Nord de l’Empire du Milieu, géographiquement et culturellement éloignées, ont toujours constitué une menace permanente. Celle-ci n’a pas empêché Pékin d’entretenir avec les Etats-oasis tributaires comme Kashgar ou Kokand des rapports commerciaux bénéfiques[5]. Les Qing ne sont pas allés au-delà du Xinjiang (« La Nouvelle Marche »), ou Turkestan chinois, qu’ils ont fini par conquérir à la fin du XIXe siècle. Mais, comme l’écrit Emmanuel Lincot[6], « dès la fin du XVIIIe siècle, le risque stratégique pour la Chine est en train de changer. Il vient désormais de l’Est et du Sud, c’est-à-dire de l’océan. Les étrangers qui préoccupent le pouvoir sont alors les Européens et plus tard les Japonais ».
L’Asie centrale représente toujours un enjeu géostratégique majeur pour Pékin[7]. Depuis le lancement en 2013 de leur gigantesque projet de nouvelle route de la Soie « Belt and Road Initiative (BRI) », les Chinois y accentuent leur présence économique et financière. En 2022, le commerce de la Chine avec la région a progressé plus vite que celui avec la Russie, pour atteindre 70 milliards $ contre 40 milliards $ pour Moscou. Comme la Russie, la Chine ne souhaite aucunement une déstabilisation de la région où elle veille à ne pas heurter les populations locales souvent sinophobes. Elle se contente de protéger ses intérêts commerciaux et de s’assurer que la fragilité de ces pays ne déborde pas au Xinjiang. La Chine a renforcé sa coopération sécuritaire avec les capitales centrasiatiques en menant des exercices armés et en installant des bases de la police populaire armée au Tadjikistan, le petit voisin qu’elle considère comme le plus fragile.
Pragmatique, la Chine s’accommode parfaitement de l’ascendant que Moscou exerce dans la région, qu’elle considère comme conforme à ses intérêts. Et même si la Russie se transforme en partenaire junior de la Chine, « en Asie centrale elle est toujours la puissance dominante avec laquelle la Chine veut se coordonner davantage »[8].
Les pays d’Asie centrale ont la politique de leur géographie
Les pays d’Asie centrale souhaitent desserrer quelque peu l’étau russe et chinois tout en tentant d’en tirer tous les avantages possibles, notamment en termes économiques et sécuritaires. Ils constatent l’affaiblissement relatif de la Russie mais restent très prudents face à son influence, qui reste forte, et à son pouvoir de nuisance.
Cette ambivalence a été réaffirmée avec l’invasion de l’Ukraine puis l’intervention de l’armée ukrainienne dans la région de Koursk. Sur ce dernier point, ces pays ont continué à observer le « silence coordonné » observé depuis février 2022 et n’ont prodigué aucun soutien ni à Kiev ni à Moscou. Là aussi, l’inutilité de l’OSTC est apparue évidente. Moscou s’est du reste gardé d’invoquer son article 4 qui stipule, comme l’article 5 de l’OTAN, que toute agression contre l’un de ses membres sera considérée comme une agression contre tous les autres.
L’agression de l’Ukraine a amené l’Occident à accorder une plus grande attention à l’importance géostratégique des pays d’Asie centrale ainsi qu’à leurs richesses en matières premières et énergétiques (pétrole, gaz, terres rares, uranium). Les plus hauts dirigeants français, italien, allemand, tout comme le président du Conseil européen, des responsables de haut niveau de l’Union européenne, des Etats-Unis ou du Royaume-Uni ont visité la région à titre bilatéral ou multilatéral dans le format 5+1.
Les échanges commerciaux entre ces pays et l’Union européenne ont augmenté de 59% en 2022 puis de 11% l’année suivante, alors que les investissements européens se sont multipliés. En 2023 les Allemands ont investi 770 millions $ au Kazakhstan, soit une augmentation de 64% par rapport à l’année précédente. En Ouzbékistan, ces investissements ont été multipliés par onze.
Le sujet très sensible de l’invasion russe de l’Ukraine n’a pas été abordé publiquement au cours de ces visites. Les pays d’Asie centrale sont conscients des possibilités commerciales avec la Russie que cette guerre peut présenter, mais restent très prudents quant aux sanctions secondaires américaines qui pourraient les frapper en cas de contournement des sanctions. C’est ainsi que les banques centrasiatiques ont considérablement limité les transactions directes avec les établissements financiers russes visés.
Au total, ils ont adopté un bon équilibre entre la Russie, la Chine et l’Occident en « conciliant la coopération avec l’OTAN, les déplacements des dirigeants à Moscou pour le défilé du 9 mai, l’installation de bases frontalières de la Police populaire chinoise, etc. Leur expérience manœuvrière dans le contexte de la guerre en Ukraine pourrait leur servir en cas d’un conflit plus large entre l’Occident et la Chine », selon Temur Umarov[9].
Cet équilibre a été « testé » à l’occasion du seizième Sommet des BRICS à Kazan du 22 et 24 octobre dernier. Particulièrement important pour Vladimir Poutine, qui voulait démontrer que son pays n’était pas isolé sur le plan international, il a réuni trente-six pays du « Sud global », dont vingt-quatre chefs d’État. Outre Xi Jinping et Narendra Modi, étaient présents les présidents ouzbek, kirghiz et tadjik mais pas celui du Kazakhstan. Pourtant aucun des pays d’Asie centrale n’est membre des BRICS.
Le Kazakhstan, apparemment fortement sollicité par Moscou, n’a finalement pas présenté sa candidature, prétextant « l’absence de critères et de mécanismes clairs » d’adhésion. La Russie a alors mis l’embargo sur les importations du Kazakhstan de fruits et de légumes. Finalement, un compromis semble avoir été trouvé et ce pays figure parmi les treize qui ont été acceptés en qualité de « partenaires » des BRICS à l’issue du Sommet.
Le cas de l’Ouzbékistan est un peu différent. Après mûre réflexion et malgré les pressions russes, c’est à la Communauté économique euro-asiatique sous la houlette de Moscou que Tachkent a choisi de ne pas adhérer. De hauts responsables russes ont alors menacé d’imposer à l’Ouzbékistan un régime de visas. Finalement, comme le Kazakhstan, et sans doute à la suite d’une forte sollicitation de Moscou, ce pays aura également un statut de « partenaire » auprès des BRICS[10].
Les pays d’Asie centrale souhaitent ardemment renforcer leur coopération économique et financière avec les pays dits des BRICS. Mais Astana et Tachkent, enserrés entre les deux géants russe et chinois, les deux « poids lourds » du groupement, hésitent à faire le pas de l’adhésion. Ils craignent de devenir la cible des « sanctions secondaires » américaines qu’une telle adhésion pourrait entraîner pour tentatives de contournement de l’embargo imposé à la Russie[11].
Les Centrasiatiques n’en condamnent pas moins in petto l’invasion russe et n’hésitent plus à dénoncer le colonialisme russe qui avait sévi chez eux, ainsi que la « guerre coloniale » que Moscou mène en Ukraine. D’après l’ancien Premier ministre et ministre britannique des Affaires étrangères (Foreign Secretary) David Cameron, son homologue kazakh Mourat Nourtleou aurait dit que « les Ukrainiens mouraient également pour le Kazakhstan ». Prudent, le ministre kazakh a démenti alors que le président Kasym-Jomart Tokaev a déclaré au Chancelier allemand Olaf Scholz que « la Russie ne pouvait être militairement battue »[12]. Cette prudence officielle n’a pas empêché une personnalité du milieu universitaire kazakh de déclarer devant l’auteur : « A voir ce que les Russes font aux Ukrainiens, qui sont également slaves, on peut imaginer ce qu’ils nous feraient à nous ! »
Les Centrasiatiques par eux-mêmes
Dans un discours prononcé en août dernier, le président kazakh Kassym-Jomart Tokayev a célébré la « renaissance de l’Asie centrale » et rappelé ses dimensions non négligeables : 3,88 millions de km2 et 80 millions d’habitants. Le PNB combiné des cinq républiques atteint 450 milliards $ alors que son sous-sol recèle 20% de l’uranium, 17% du pétrole et 7% du gaz naturel au niveau mondial.
Selon lui, l’Asie centrale a acquis une forte autonomie sur l’arène internationale, devenant un nouveau centre de gravité mondial. Ses cinq républiques s’efforcent de renforcer leur cohésion par la signature d’accords bilatéraux et multilatéraux comme le « Traité d’amitié, de bon voisinage et de coopération pour le développement de l’Asie centrale au XXIe siècle », ou la formation d’un Conseil consultatif des cinq Chefs d’Etat, qui s’est déjà réuni à cinq reprises.
Pour le président kazakh, la première priorité de la région est le maintien de la paix et de la stabilité à l’intérieur et dans son voisinage. Il rappelle que son pays est attaché au respect strict du droit international, de la souveraineté et de l’inviolabilité des frontières, ce qui est, à l’évidence, une pierre dans le jardin russe.
Une autre priorité est sa transformation en un hub majeur de transport et d’échange. L’Asie centrale est d’ores et déjà traversée par la Trans-Caspian International Transport Route (Middle Corridor), empruntée par la BRI chinoise, et le corridor Nord-Sud.
Pour les dirigeants centrasiatiques, le renforcement de l’identité culturelle constitue une priorité.
Dans l’Union soviétique (URSS), Moscou avait octroyé à chacune des républiques soviétiques un territoire, une langue et une Histoire. Les langues avaient été pourvues d’alphabet latin puis cyrillique pour favoriser l’alphabétisation et les isoler des influences extérieures persane et turque, souvent religieuses, et « adaptées » à la réalité soviétique.
L’Histoire avait été souvent réécrite selon les canons soviétiques où l’on magnifiait les « héros » révolutionnaires et condamnait les « exploiteurs » médiévaux et l’impérialisme tsariste. Puis, à partir des années 1930, celui-ci avait été présenté comme une « libération » des peuples d’Asie centrale, leur ouvrant la voie à la civilisation. Selon la propagande soviétique, ces peuples auraient volontairement demandé leur intégration au sein de l’Empire puis de l’Union soviétique.
Ces interprétations biaisées des histoires nationales ont naturellement commencé à être révisées après l’indépendance de ces pays en 1991. Des personnages historiques, quelque peu oubliés sous la période soviétique, ont été réhabilités. Il en a été ainsi au Kazakhstan des Khans Janibek, Kereï et Kasym, qui sont à l’origine du Khanat nomade kazakh au XVe siècle[13]. Ou en Ouzbékistan, où Tamerlan (l’émir Timour) est devenu le héros national. Ou encore au Kirghizistan, où Manas, personnage mythique chanté dans une très longue épopée, est devenu la figure tutélaire.
Quant au Tadjikistan, selon l’ancien conseiller diplomatique du président Rakhmon[14], les nouvelles autorités n’avaient rien à « redécouvrir » car le pays avait toujours partagé la civilisation et la culture persanes. Le Tadjikistan indépendant s’est « approprié » la figure de Ismaïl 1er, le fondateur de l’Etat persan des Samanides (819-1005) qui s’étendait sur une partie de l’Iran et de l’Asie centrale.
Le retour de la mémoire historique et la réaffirmation de l’identité nationale de chacune des républiques constituent un vecteur puissant dans le renforcement de leurs indépendances respectives.
***
De terra incognita il y a peu, l’Asie centrale est devenue un acteur autonome et actif sur la scène internationale. Consciente de sa localisation complexe, retrouvant progressivement son passé glorieux, les cinq pays qui la composent tentent de se dégager avec doigté de la double emprise moscovite et pékinoise et d’appliquer une diplomatie multi-vectorielle pour attirer les puissances extérieures. Et il faut bien le reconnaître, avec un certain succès jusqu’alors.
[1] Pierre Andrieu, « Géopolitique des relations russo-chinoises », PUF 2023.
[2] Temur Umarov, The Shanghai Cooperation Organization Is Ineffective and Irrelevant, Carnegie Politika, 5 juillet 2024.
[3] Reid Standish https://www.rferl.org/a/ukraine-war-central-asia-impact-russia-china/32832774.html , 23 février 2024
[4] Vladimir Ryjkov, « Politika Rossii v tsentralnoï Azii posle nachala voïny na Ukraine (La politique de la Russie en Asie centrale après le début de la guerre en Ukraine) », mai 2024.
[5] « Cette pratique était devenue la coutume autour des frontières chinoises. Pas de tribut, pas de commerce », John King Fairbank, « La grande révolution chinoise, 1800-1989 », Champs Histoire.
[6] « Chine et terres d’Islam », PUF 2021.
[7] Michaël Levystone, « Asie centrale, le réveil », Armand Colin, 2024.
[8] Temur Umarov and Alexander Gabuev, “Is Russia Losing Its Grip on Central Asia?”, Foreign Affairs, 30 juin 2023 et Owen Haywwod How Russia Lost Its Grip on Central Asia Yale, 3 novembre 2022
[9] Temur Umarov et Jennifer B. Murtazashvili: « A confident Central Asia ». Carnegie, 5 septembre 2024.
[10] Russia’s Pivot to Asia: “BRICS Invites 13 Partner States To Join: Full Details”, 25 octobre, 2024.
[11] Chris Rickleton : ”Kazakhstan, Uzbekistan Resist Russia’s Coalition-Building In ‘Sovereignty Test’”, Radio Free Europe, Radio Liberty, 24 octobre 2024.
[13] Sultan Akimbekov, « Kratkaïa istoria Kazakhov (Brève histoire des Kazakhs » (en russe), Institut des Etudes asiatiques, Almaty 2023.
[14] Entretien particulier. Notre interlocuteur a insisté sur le rôle de Bobodjon Gafurov (1908-1977), homme d’Etat et de lettres du Tadjikistan soviétique, dans la création de la littérature moderne tadjike, mais qui n’avait pas réussi à obtenir de Moscou le rattachement au Tadjikistan de Samarkand et Boukhara, villes persanophones, qui ont été attribuées à l’Ouzbékistan.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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