Éducation et culture
Pierre Nora
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Pierre Nora
Devant les complexités qu'entraîne toute interrogation sur les rapports de la mémoire et de l'histoire, surtout appliquée à cette autre notion problématique qu'est "l'Europe", peut-être n'est-il pas inutile de revenir à une distinction simple : celle de la mémoire historique et de la mémoire collective. Ne serait-ce que parce que cette distinction mène au constat que la première est fondée sur l'évidence de la division et la seconde sur la conscience d'une unité.
La mémoire historique consiste moins, en effet, dans la conscience obscure d'un patrimoine commun que dans l'expérience de sa propre spécificité : géographique, linguistique, ethnique, sociale ou religieuse. Spécificité nationale, pour commencer, et qui couvre elle–même une large gamme, depuis le vieil État-nation, comme la France, jusqu'aux "petits pays" d'Europe centrale, dont un Cioran d'un côté, un Kundera de l'autre, nous ont appris le poids de l'appartenance existentielle.
Les manuels contemporains et les histoires de l'Europe sont toujours amenés à gommer les singularités historiques et les différences pour mettre en relief les traits communs de l'héritage et du développement de l'Europe, depuis l'Antiquité gréco-romaine jusqu'à l'essor industriel et les nationalismes en passant par la chrétienté médiévale. C'est passer à côté de la mémoire historique et manquer l'essentiel.
Il est au contraire frappant de constater, depuis l'émergence d'une problématique de la mémoire, la prolifération, depuis une vingtaine d'années, des enquêtes sur les enracinements et les points d'ancrage de la mémoire opérées par chacun des pays d'Europe. Comme si le premier pas d'une conscience européenne n'était pas la célébration du même, l'expérience de l'identique, mais, au contraire, l'exploration en profondeur, entre histoire et mémoire, de ce que chacun a de plus particulier, et la confrontation des différences. On ne fabrique pas artificiellement de la mémoire. Comme Michelet le disait de la chaleur, la mémoire vient d'en bas. Pour que la mémoire historique se fasse unificatrice et non séparatrice, diviseuse et même assassine, il faut du temps. Pour que l'Europe cesse d'être synonyme de frontières, il faut la paix. Et pour qu'il y ait communauté, il faut de l'intérêt pour ce qui n'est pas soi. C'est la connaissance de nos différences qui nous permet de sentir ce que nous avons en commun.
Comment une mémoire collective pourrait-elle exister dans une Europe qui ne constitue pas une totalité organique définissable, une Europe sans frontières, sans capitale, sans héros, sans symboles chargés d'histoire ? On ne parle tant de "mémoire européenne" que parce que l'Europe n'est encore qu'une volonté venue d'en haut. On a beaucoup dit que le principe fondateur d'une mémoire européenne était Auschwitz. Et dans la même logique on pourrait y ajouter Verdun. Mais c'est donner à l'Europe deux principes négatifs et qui, avec le temps, sont voués à perdre tout appel et tout dynamisme.
La notion de mémoire collective a dérivé de nos jours vers celle d'identité ; les deux sont presque devenues synonymes. C'est pourquoi la mémoire collective européenne ne peut aujourd'hui se saisir comme identité, me semble-t-il, que dans la relation de l'Europe avec le monde extérieur, dans sa différence avec lui, et même, hélas, dans sa conflictualité. C'est d'ailleurs ainsi qu'est née l'Europe du Traité de Rome et qu'elle s'est développée sans problème, jusqu'en 1990 : la paix contre la guerre, le monde libre contre le totalitarisme soviétique. Ce serait aujourd'hui l'Europe industrielle du Nord par opposition au Sud de la pauvreté, l'Europe judéo-chrétienne par opposition à l'islamisme du monde musulman. Les deux expositions exploratoires qu'a imaginées le musée de l'Europe à Bruxelles sont à cet égard hautement significatives : les "Expositions universelles" et surtout "Dieu(x) modes d'emploi", destinées à faire apparaître les deux exceptionnalités européennes : l'essor économique d'un part, la séparation d'autre part du politique et du religieux, qui est à l'origine de la démocratie.
Historique ou collective, la mémoire ne s'éprouve que dans l'altérité, ne se construit que dans la durée, ne se définit que par le symbole. Dans les deux cas, la frontière est au cœur de la notion, intérieure ou extérieure. Mais dans les deux cas, elle est aussi difficile à surmonter.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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