Démocratie et citoyenneté
Blandine Chelini-Pont
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Blandine Chelini-Pont
Professeur d’histoire contemporaine et relations internationales, Faculté de droit et de science politique, université Aix Marseille
« Il y a un quart de siècle, la plupart des citoyens étaient fiers de vivre dans une démocratie libérale et rejetaient fortement les alternatives autoritaires à leur système de gouvernement. Maintenant, beaucoup sont progressivement devenus hostiles à la démocratie.
Il y a un quart de siècle, les adversaires politiques étaient unis dans leur respect partagé pour les règles et normes démocratiques basiques. Maintenant, les candidats qui violent les normes les plus basiques de la démocratie libérale ont gagné un grand pouvoir et une grande influence. »
Yasha Mounk, The People vs. Democracy, 2018
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La démocratie comme régime politique a une longue histoire intellectuelle et institutionnelle, caractérisée par de profondes divergences d’interprétation et donc de forme, sur ce que signifie le « pouvoir du peuple ». En tant qu’idéal et système, la démocratie a connu de grandes heures et des périodes d’éclipse tragique, à la fois fragile et jaillissante, comme le prouve la décennie 2010 : malgré les répressions, les échecs et l’impression des analystes, un vent de révolte démocratique a bien traversé la planète dans un grand frémissement. Mais la démocratie est dorénavant atteinte d’un nouveau syndrome de rejet, alors même qu’elle a atteint la reconnaissance internationale.
La démocratie est en effet vilipendée de l’intérieur dans les pays qui l’ont adoptée depuis longtemps comme « leur » système. Accolée à l’étiquette de « libérale », elle est rejetée par ceux qui l’avaient chevillée au corps. Les États-Unis sous Trump II sont devenus, d’une manière aussi brutale qu’inattendue, les nouveaux thuriféraires d’un projet démocratique [1] alternatif, taillé à la hache, comme les comptes de leur gouvernement fédéral, dénonçant ses membres les plus haut-placés au titre usurpé et antidémocratique . Ils ne se cachent pas de soutenir les partis et réseaux qui veulent la faire disparaître, lui déniant toute légitimité démocratique, l’accusant d’être un club opaque et le gibet des nations, qui leur imposerait ses options quasi totalitaires.
Face aux tenants de cette nouvelle version minimaliste de la démocratie en cours de propagation, l’Union européenne a-t-elle assez de muscles pour être défendue comme un modèle démocratique précieux, singulier, voire salvateur ? La réponse n’est pas si facile. Elle nécessiterait pour le moins de déployer un effort bien plus conséquent d’information et de promotion.
Les piliers interdépendants de la démocratie
D’un point de vue géopolitique, il n’est pas vrai de dire que la démocratie est en régression. Malgré les grandes inquiétudes des politologues contemporains, particulièrement de l’autre côté de l’Atlantique [2], la démocratie est toujours vivante. Elle n’a jamais autant été invoquée par les révoltés de notre époque, qui réclament, à travers la planète, des règles de gouvernement qui permettent justice, liberté, sécurité et prospérité pour tous [3].
L’impression de régression est pourtant forte. On peut la relier au phénomène de fatigue ou de désaffection démocratique, révélé depuis le tournant des années 2000 par de nombreux analystes [4] et accentué par la crise de 2008 et la pandémie de 2020. On peut aussi mettre cette impression de régression en rapport avec le développement, depuis les années 1990, du phénomène des démocraties dites illibérales [5] et des démocratures [6], sans cesse renaissantes. On doit surtout l’associer au remue-méninge politique le plus récent, nationaliste et populiste, qui veut réécrire la définition de la démocratie, alors que celle-ci vient d’atteindre une sorte de maturité consensuelle dans l’espace international.
Une définition consensuelle de la démocratie
Certes, la Charte des Nations unies ou la DUDH ne se sont pas risquées après-guerre à aborder le rapport entre droits de l’Homme et régimes politiques, ni à énumérer les bases du meilleur régime politique possible. Elles ne se sont pas beaucoup étendues sur les droits politiques, excepté par cet article fondateur du droit du citoyen à sa participation active au pouvoir (article 21). Cet article est resté longtemps la seule référence « internationale ». Il va être repris et explicité dans l’article 25 du PIDCP de 1966, reconnaissant que « toute personne a le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis », ajoutant que « le suffrage doit être universel et égal et la liberté de vote garantie ».
La cause du silence démocratique dans l’ordre international est aussi liée aux enjeux de la guerre froide, faisant de sa défense idéologique une véritable foire d’empoigne. De 1945 à 1990, la démocratie a été l’objet d’une bataille d’influence entre monde libre et bloc soviétique-chinois communiste. La reconnaissance de la centralité des droits de l’Homme en a été très retardée, car l’idée d’un droit au suffrage et ce qu’il impliquait était farouchement contestée. Il faut attendre les années 1970 et les accords d’Helsinki pour que l’on trouve un semblant de rapprochement entre les blocs, alors que les droits étaient inexistants ou interdits dans toutes les « démocraties populaires » tout en étant promus, très relativement, dans de nombreux pays du bloc occidental ou ceux ralliés à la tierce coalition des pays non alignés.
Cependant, en dépit des critiques idéologiques et des tentatives incessantes pour discréditer le modèle démocratique libéral, ce dernier s’est répandu vaille que vaille avec la constitution d’un corpus qui a fini par caractériser, dans l’espace international, les bases de la « bonne » démocratie. Au début des années 1960, Seymour Martin Lipset (1922-2006) a compté sept caractéristiques qui devaient fonctionner de concert pour définir la démocratie. Il les a présentées sous la forme d’une image frappante comme ses sept piliers [7]. Calquant leur chiffre symbolique sur le fameux verset du Livre des Proverbes (IX,1-6) : « La Sagesse s’est bâti une maison ; elle a taillé sept colonnes », Lipset considérait les piliers de sa démocratie idéale comme nécessaires et interdépendants :
1. L’accession au pouvoir par des élections ouvertes.
2. Le caractère régulier, concurrentiel, libre et loyal du processus électoral
3. La compétition des partis/idées et la sécurisation des droits et de la place légitime de l’opposition
4. L’organisation préalable, par le contrat constitutionnel, de la séparation des pouvoirs, de leurs compétences et indépendances respectives.
5. Un ensemble de valeurs préalables et partagées, qui sont inscrites dans le texte fondamental.
6. Un ensemble de droits et de libertés qui expriment ses valeurs et doivent être protégées, voire promues. 6. Un développement économique régulé, caractérisé par un revenu moyen élevé et de bonnes conditions de vie générales.
7. Un État de droit constamment surveillé et une attention spécifique au respect des minorités, comprises alors comme ethniques-raciales-religieuses.
Un consensus international tardif et à bas bruit
Sur cette base fondamentale, la reconnaissance internationale de la démocratie s’est affirmée dans les années 1990. L’union interparlementaire, créée en 1889 et qui compte 181 membres, a émis deux textes précurseurs : une Déclaration sur les critères pour des élections libres et régulières ; (1994), par laquelle elle a affirmé que, dans tout État, l’autorité des pouvoirs publics ne pouvait être fondée que sur la volonté du peuple, exprimée à la faveur d’élections sincères, libres et régulières ; une Déclaration universelle sur la démocratie (1997), se référant habilement à l’Agenda pour la démocratisation, présentée le 20 décembre 1996 par le Secrétaire général de l’ONU, lors de l’Assemblée générale. Elle y affirme que « la démocratie [est] un idéal universellement reconnu et un objectif fondé sur des valeurs communes à tous les peuples qui composent la communauté mondiale, indépendamment des différences culturelles, politiques, sociales et économiques. [Elle est donc] un droit fondamental du citoyen, qui doit être exercé dans des conditions de liberté, d’égalité, de transparence et de responsabilité, dans le respect de la pluralité des opinions et dans l’intérêt commun. »
Profitant de la double progression du nombre d’États dans le monde et du nombre toujours plus élevé de Parlements dans ces États, l’union interparlementaire, observatrice permanente auprès des Nations unies, a fourni le canevas d’une résolution sans précédent : lors du Sommet mondial de New York en 2005, les États ont reconnu la démocratie comme un objectif universel. Au détour d’un article, ces derniers s’engagent à « défendre et promouvoir activement (avec tous les droits afférents), l’État de droit et la démocratie », car « la démocratie est une valeur universelle, qui émane de la volonté librement exprimée des peuples de définir leur propre système politique, économique, social et culturel, et qui repose sur leur pleine participation à tous les aspects de leur existence ». Même si cette résolution prend la précaution de reconnaître qu’il « n’existe pas de modèle unique de démocratie » et que « la démocratie n’est pas l’apanage d’un pays ou d’une région », elle se conclut par une affirmation jamais aussi clairement énoncée que « la démocratie, le développement et le respect de tous les droits de l’Homme et libertés fondamentales sont interdépendants et se renforcent mutuellement ».
Les efforts récents des organisations régionales
Parallèlement, les conditions de la « bonne » démocratie se sont frayé un chemin à travers d’autres textes – fondateurs ou plus tardifs – d’organisations régionales intergouvernementales dédiées aux droits de l’Homme. Ainsi, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (1950) du Conseil de l’Europe, a affirmé que le maintien des libertés fondamentales « repos(ait) essentiellement sur un régime politique véritablement démocratique ». Même si la Convention est restée muette sur les droits politiques, son protocole additionnel de 1952 fait apparaître une « obligation » des États signataires à « organiser des élections libres à intervalles raisonnables », une exigence liée au contexte de la guerre froide et au dévoiement du principe électoral dans les régimes communistes. Mais ce protocole ne proclame ni le droit de vote, ni celui d’éligibilité correspondants. Il faut attendre la fin de la guerre froide pour que les États réunis en sommet à Copenhague (1990) reconnaissent que « la démocratie pluraliste et l’État de droit sont essentiels pour garantir le respect de tous les droits de l’Homme et de toutes les libertés fondamentales ».
Le parti pris démocratique du Conseil de l’Europe a fait tache d’huile dans les autres organisations régionales, qu’elles soient ou non dédiées aux droits de l’Homme. Ainsi, l’Organisation des États américains, née en 1948, a adopté en 2001 une Charte démocratique interaméricaine, le jour des attentats du World Trade Center. La Charte a établi un ensemble de valeurs et de droits, parmi lesquels les droits de la personne et des libertés fondamentales ; la tenue d’élections périodiques, libres et justes ; la transparence, la probité et le respect des droits sociaux ; l’exercice du pouvoir dans le respect de l’État de droit ; le régime pluriel des partis et des organisations politiques ; la séparation et l’indépendance des pouvoirs publics ; le droit et le devoir de tous les citoyens de participer à la prise de décision.
A son tour, l’Organisation de l’Unité africaine – devenue Union africaine en 2002 – a adopté la Déclaration sur les principes régissant les élections démocratiques (2002), avant de préparer, à partir de 2003, la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance, (2006 -2007). Enfin l’ASEAN, une communauté originellement économique, mais réorganisée au début du XXIe siècle, s’est dotée en 2007 d’une Charte asiatique. L’Organisation s’engage à promouvoir les droits et les libertés fondamentales dans les institutions de chaque pays membre (art. 1.7). Ces derniers doivent aussi respecter les principes démocratiques (art. 2.2 h et i) dont l’alternance et les processus électoraux, ce qui a donné lieu à une floraison inédite de batailles électorales dans les années 2010, sans que malheureusement l’issue des urnes ait été toujours respectée (Indonésie, Birmanie, Cambodge, Malaisie, Philippines).
La trajectoire démocratique singulière de l’Union européenne
Ce que l’on constate, à la lumière de cet environnement qui a tendu à la « démocratisation » planétaire sur la base de critères convergents, c’est que la reconnaissance de la démocratie a progressé dans le temps en s’articulant à des textes fondateurs, des objectifs et des procédures élaborés par des organisations régionales.
Il n’est donc pas étonnant de retrouver la référence démocratique comme élément structurant de l’Union européenne. Celle-ci a entretenu et entretient quotidiennement avec la démocratie un rapport encore plus singulier : comme les autres organisations régionales (désormais), elle se réfère à un socle démocratique fait de principes interdépendants (article 2 du TUE). Bien moins timidement que l’ASEAN, elle exige que les États qui demandent l’adhésion, tout comme les États qui en font partie, se conduisent, dans leur périmètre souverain, selon les critères explicites et implicites de ces principes, sous peine de non-adhésion pour les uns (article 49 TUE et critères de Copenhague 1993) ou sous peine de sanction pour les autres (article 7 du TUE). La seule issue pour un État qui refuserait ses critères, alors que ces derniers sont déclarés principes de l’Union, serait de la quitter à travers un accord de retrait (article 50 TUE). A moins d’appeler à son boycott et à sa « réécriture », ce dont nous ne sommes pas si loin.
Un espace d’exigence démocratique
Pour l’heure, l’Union européenne se place dans un équilibre qui tient à la fois de l’exemplarité et de l’expérimentation. L’exemplarité en premier lieu, car, à travers ses deux traités consolidés, (TUE et TFUE), elle pose clairement les bases, auxquelles doivent souscrire aussi ceux qui prétendent l’intégrer : « L'Union européenne est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des droits de l'Homme (énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne), y compris des droits des personnes appartenant à des minorités (2,TUE) ».
Dans l’article 49, qui précise les modalités d’intégration dans l’Union européenne, il n'y a pas de procédure explicite mentionnant la vérification du respect constitutionnel par les États adhérents des droits de l'Homme, de la démocratie et de l'État de droit. Cependant, les critères de l’adhésion ont été rapidement couchés sur le papier lors du Conseil européen de Copenhague (1993), dont la première exigence reste la stabilité institutionnelle « garantissant la démocratie, l'État de droit, les droits de l'Homme et le respect des minorités ». Ces critères politiques minimaux reposent sur le même socle dégagé par Lipset et d’autres politologues contemporains – élections libres et régulières, séparation des pouvoirs et des compétences, mécanismes de contrôle et de suivi, pluralisme et concurrence politiques, centralité des libertés fondamentales.
Un espace démocratique original
L’Union européenne, qui s’est constituée comme ensemble institutionnel, a aussi une dimension dynamique d’expérimentation démocratique, parallèle aux régimes constitutionnels nationaux. Elle n’est pas une république fédérale tout en en empruntant certaines caractéristiques. Elle n’est pas non plus une simple organisation interétatique mettant ou créant des compétences en commun par rationalité fonctionnelle. Objet démocratique spécifique, elle est irriguée dans tous ses rouages par l’expérience de la « sagesse démocratique » et la pratique déjà ancienne de la délibération, de la négociation et du consensus. On peut analyser ses institutions et mécanismes à la lumière des principes fondamentaux : légitimité électorale, représentation, séparation des pouvoirs, participation citoyenne et État de droit.
Elle dispose d’un corpus politique énuméré dans l’article 20 du TFUE et la Charte des droits fondamentaux [8] et qui s’ajoute aux droits nationaux. Ses 450 millions de citoyens votent à intervalles réguliers pour envoyer leurs représentants au Parlement européen, dans des élections au suffrage universel organisées à l’échelon national, à travers les partis en place qui se regroupent ensuite en sensibilités. Ainsi, « le fonctionnement de l’Union est fondé sur la démocratie représentative » (article 10 TUE).
L’organe de démocratie représentative a un pouvoir législatif partagé [9] , un pouvoir budgétaire conséquent et un pouvoir de contrôle sur la Commission. Le Parlement élit le/la Président(e) de la Commission, auparavant proposé(e) par le Conseil européen, en fonction des résultats des élections européennes. Le Parlement peut aussi censurer la Commission et la démettre dans son ensemble (article 234 TFUE) en cas de crise majeure.
L’Union européenne dispose aussi d’un organe exécutif tridimensionnel et multilatéral dont la légitimité démocratique provient d’un côté du caractère souverain de ses membres décisionnaires, chefs des États membres et ministres des gouvernements en exercice (Conseil européen, Conseil de l’Union européenne). De l’autre, sa légitimité démocratique est tirée des mécanismes électifs de la nomination de la Commission (article 17 TFUE) et de l’approbation électorale de son action.
Enfin, l’Union européenne dispose d’une justice propre, dont les juges sont nommés d’un commun accord par les États membres à raison d’un juge par État pour la Cour de Justice, et deux par État pour le Tribunal. Cet organe judiciaire fusionne dans son esprit et dans son fonctionnement un ensemble de juridictions séparées dans les systèmes nationaux. Il vérifie que le droit de l’Union est interprété de manière uniforme dans tous les États membres. Il peut aussi vérifier que les institutions européennes respectent les traités et n’outrepassent pas leurs compétences. La Cour de Justice est saisie prioritairement par la Commission quand celle-ci veut attaquer un État membre qui ne respecte le droit de l’Union ou ses propres procédures démocratiques (article 7 TUE, article 258 TFUE), mais elle peut également être saisie par les États, les institutions de l’Union ou les citoyens pour demander l’annulation d’un acte juridique de l’Union ou forcer à l’obligation de décision d’une institution. La justice européenne est enfin consultée par les juridictions nationales sur ses propres interprétations.
L’ensemble de ces domaines de compétence fait que la Cour « crée » des jurisprudences propres ayant effet sur tout le territoire de l’Union : ainsi la jurisprudence Google v. Casteja Gonzalez du 13 mai 2014 a-t-elle consacré un droit à l’oubli numérique, renforçant les droits des citoyens européens sur leurs données personnelles. Cette jurisprudence a précédé et inspiré certains principes du RGPD (2018).
L’Union européenne anti-démocratique ? Les arguments des démocrates minimalistes
L’appareil dynamique, évolutif et prétorien de l’Union européenne est précisément au cœur des attaques des « néo-démocrates minimalistes », qui se coalisent des deux côtés de l’Atlantique, contre « l’arnaque libérale » dans une forme « d’internationale réactionnaire ». Ils lui opposent leur contre-modèle fort, afin d’en finir d’un côté avec la démocratie libérale à l’ouest de l’Atlantique et de l’autre avec cette forme organisée, pondérée et disséminée de démocratie européenne que représente l’Union européenne, mais qui serait en fait une expression de la domination franco-allemande.
En lieu et place des sept colonnes de la sagesse démocratique, l’équipe Trump II a forgé un consensus alternatif, avec des colonnes de remplacement beaucoup plus étroites, réduites et, pour tout dire, simplistes. La nation et sa souveraineté y sont confondues avec une communauté organique, un demos singulier, dont la volonté collective est une sorte d’unanimisme identitaire et préconçu, liée au génie d’une culture, d’une langue, d’une mémoire, de coutumes et d’institutions locales, et acceptant surtout de s’en remettre au commandement d’un chef charismatique qui les exprime supérieurement.
A force de remplacement, le « contre-modèle démocratique » qui se propose aux peuples, décrits comme bafoués dans leur expression ou dépossédés de leur voix propre, risque bien de ne plus être démocratique du tout, car il entraîne aussi bien une contestation des libertés, séparées entre vraies et fausses libertés, qu’une contestation des éléments de l’ordre démocratique. A nouveau, la grande roue de la fortune moderne balance à la face de nos régimes complexes, de leur fatigue et de leurs défauts, le réconfort du leadership autoritaire et vite répressif. A nouveau, une forme de despotisme éclairé prétend sauver de la décadence programmée les peuples et nations en voie de disparition.
Le déplacement de gravité politique des Etats-Unis met en fait au jour une fracture du consensus occidental à l’œuvre depuis une quinzaine d’années. D’un côté, le burin des mouvements nationalistes et populistes a travaillé avec méthode le ressentiment des populations déclassées par la mondialisation, en accusant leurs élites de les avoir sacrifiées, pour leurs intérêts et leur égoïsme de nantis, et de les avoir remplacés sans vergogne par des « allogènes, alloglottes, conquérants et criminels ». De l’autre, la cause démocratique libérale a été subvertie par son manque de projet collectif. La défense des droits et des libertés s’est focalisée sur la défense de minorités opprimées et de leur exclusion sociale comme nouvel horizon politique, y intégrant les minorités sexuelles, voire bientôt genrées, amalgame aux minorités religieuses, en idéal-type du discriminé. Dans le même temps, les puissances révisionnistes, Russie et Chine, ont fait écho à ces débats internes, en manifestant un rejet méprisant. Les « Occidentaux » ont été accusés tantôt de décadence et d’impudence, tantôt de désordre et d’ingérence et, dans les deux cas, de colonialisme culturel. Les Empires révisionnistes ont répandu, par la propagande et la désinformation, leur contre-culture répressive, comme des modèles désirables, de cohésion et de stabilité.
Casser les digues démocratiques de l’Union européenne
Les élections européennes de juin 2024 ont montré que les citoyens n’avaient pas encore décidé de jeter le bébé de leurs libertés avec l’eau du bain démocratique. Il n’est pas cependant anodin de voir se profiler en Europe un projet équivalent au Project 2025 de la foundation Heritage, dont les 900 pages ont servi de vade-mecum à Donald Trump et ses équipes. Ce texte représente un concentré pratique et idéologique de destruction démocratique, en vue d’éradiquer le progressisme libéral. Méthodiquement appliqué par Donald Trump II, ce projet cherche dans un même mouvement à saborder tout l’appareil institutionnel du système fédéral et sa gabegie administrative, pour déraciner « l’idéologie » woke, écologique et sociale qui aurait gangréné la totalité du régime politique. Il s’agit ni plus ni moins de sortir des droits et des libertés (sauf celles qu’on décide de garder) à moins de les avoir sérieusement limitées (excluant par exemple l’idée que la sexualité et la reproduction soient appréhendées comme des libertés). Il s’agit ni plus ni moins de sortir de l’État de droit et de soumettre les pouvoirs législatif et judiciaire à la primauté de l’exécutif, à la fois Léviathan et bras armé de son peuple. Un projet proto-fasciste en somme, dont la pente glissante a été dénoncée avec virulence par l’historien Timothy Snyder, désormais exilé au Canada [10] .
En Europe, en mars 2025, un projet, teinté des idées étroites du national-conservatisme [11] - la démocratie est subordonnée aux droits de la Nation The Great Reset, vise à saper les fondements de l’Union européenne, soit en la modifiant, soit en la sabordant frontalement, tout en utilisant comme principal argument qu’elle n’est pas démocratique. Les auteurs ne sont pas isolés et déconnectés des centres de décision. Côté hongrois, le Mathias Corvinus Collegium (MCC) est le porte-voix de Viktor Orbán dans le monde de la réflexion stratégique et de l’éducation. Dirigé par le principal conseiller du Premier ministre, il a reçu l’équivalent de 1,3 milliard $ de la part de l’État hongrois et cherche activement à s’implanter à Bruxelles. Côté polonais, le centre ultraconservateur Ordo Iuris a travaillé au service du PiS, au pouvoir en Pologne jusqu’à 2023 et dont plusieurs anciens ministres ont déjà déclaré s’être inspiré.
Rhétoriquement, le rapport ne préconise pas une révolution mais plutôt un « retour aux fondamentaux » — en réécrivant au passage l’histoire de la construction européenne, balayant les figures et convictions de ses pères fondateurs, au profit d’une dynamique « fédéraliste-communiste » méconnue (le manifeste de Ventotene) mais exhumé ces derniers jours par la présidente du Conseil italien Giorgia Meloni. Le cœur argumentaire du Great Reset -à ne pas confondre avec le livre éponyme du Forum économique mondial (2020) - tient en une phrase : « L’essence de la démocratie s’exprime dans le principe de la représentation nationale : des élus qui agissent au nom des citoyens d’une communauté distincte qui partage une culture, une histoire et des intérêts communs. Il n’y a pas de représentation sans communauté politique et il n’y a pas de véritable communauté politique sans nation. » L’Union européenne n’étant pas une nation, elle ne peut pas être une communauté politique. Tous ses paramètres démocratiques sont une farce, car non seulement ses institutions ne sont pas toutes élues par le peuple (ce qui est le cas aussi dans les démocraties nationales) mais son système de décision est opaque : ni les États, « réduits » par le principe de la décision à la majorité, ni les citoyens « qui ne savent pas ce qui se passe » ne sont respectés dans leur volonté, leur souveraineté étant bafoué. Sur quarante pages, nous glissons de l’Union anti-démocratique à l’Union illégitime car seul l’État national possèderait – par sa souveraineté – les conditions de la démocratie, c’est-à-dire des limites, un territoire propre et un peuple spécifique, qui vote pour ses propres intérêts.
***
Ce projet imagine un nouveau traité européen de la « non-Union » – sans précision de la manière dont il serait entériné- « où il devrait y avoir une disposition explicite stipulant qu’elle n’a aucune compétence en matière politique (...) » de même que « le système constitutionnel, l’ordre juridique, la protection des droits et libertés civils, les affaires sociales, la famille, l’éducation, la culture et les questions morales relèveront de la compétence exclusive des États-nations (avec l’inscription que) ni l’Union économique européenne (UEE) ni les États individuels ne sont autorisés à s’immiscer dans les affaires intérieures des autres États membres ». Avec ce projet, nous voyons se dessiner l’objectif programmé d’une disparition des références à la démocratie libérale européenne et d’une rupture de son intrication dans les systèmes politiques des nations européennes.
Il incombe donc à l’Union européenne de consolider en faveur de ses citoyens les objectifs de son action internationale qui repose selon l’article 21 du TUE « sur les principes qui ont inspiré sa propre création, à savoir : la démocratie, l’État de droit, l’universalité et l’indivisibilité des droits de l’Homme (...) ». Le dernier Eurobaromètre montre que le taux de soutien à l’Union européenne n’a jamais été aussi fort. Celle-ci devrait donc décider de soutenir massivement les centres de réflexions démocratiques à destination interne et améliorer encore davantage la transparence démocratique des financements et la communication des campagnes électorales dans les États membres – ce qu’elle a commencé à faire à travers la lutte contre la désinformation en ligne et médiatique ou les ingérences étrangères. Enfin, elle devrait être le fer de lance d’une campagne massive et continue de sensibilisation au « grand réveil » de la démocratie, y compris par le financement de « chaînes » européennes d’information et de divertissement qui soit bien plus richement dotée que la chaine franco-allemande ARTE actuellement, ou en faisant la promotion de « nouvelles idées » démocratiques [12], pour la sortir de sa torpeur et du désamour relatif des électeurs. En un mot, l’Union européenne devrait (re)devenir sérieusement un réservoir et un laboratoire de l’expérimentation démocratique.
[1] Discours de J.D. Vance à la Conférence de Munich sur la Sécurité, 15 février 2025.
[2] Daniel Ziblatt et Steven Levitsky, La Mort des Démocraties (Calaman Levy, 2019)
[3] Voir à titre d’exemples les soulèvements et manifestations en Iran (1997, 2009, 2016-2018, 2019, 2022-2023), Printemps arabes 2011, Hiver russe 2012, révolution Maïdan 2014, manifestations biélorusses 2020, dégagisme africain (Sénégal 2011, Burkina Faso, Guinée, Gabon, Tchad, 2013). En 2019, les manifestations prodémocratie ont touché entre autres : Colombie, Bolivie, Chili, Equateur, Irak, Liban, Algérie, Soudan, Hong-Kong, Taïwan, Malaisie, Indonésie, Birmanie.
[4] Pascal Perrineau, Le désenchantement démocratique (l’Aube, 2003) ou Marcel Gauchet, Vers une démocratie désenchantée ? (Fides, 2013).
[5] Régimes démocratiquement élus qui ignorent leurs limites constitutionnelles et les font disparaître tout comme les droits fondamentaux de leurs citoyens : cf les analyses de Fareed Zakaria, in The Rise of Illiberal Democracy, Foreign Affairs, 1997 ; The Future of Democracy: Illberal Democracy at Home and Abroad, 2003
[6] Des dictatures déguisées en démocratie par l’organisation d’élections non libres, méthodiquement frauduleuses, cf Max Liniger-Gounaz, La démocrature : Dictature camouflée, démocratie truquée, LHarmattan,1992.
[7] Seymour Martin Lipset, L’Homme et la Politique, Paris, Édition du Seuil, 1963
[8] Droit de circuler et séjourner librement (article 21 TFUE et 45 de la Charte), droit de vote et d’éligibilité aux élections européennes et locales (article 22 TFUE), protection consulaire d’un Etat membre en cas de non représentation du sien (article 23 TFUE), droit de pétition au Parlement (article 24 TUE, article 44 Charte) droit de saisie du Médiateur européen face à une défaillance ou irrégularité administrative dans l’UE (article 228 TFUE), droit de réponse (article 24), droit de lancer ou de soutenir une initiative européenne (article 11 TUE)
[9] avec le Conseil. Le Parlement n’a pas l’initiative des lois, aux mains de la Commission, mais débat et adopte (ou non) les propositions de loi (directives, règlements, décisions) de la Commission.
[10] Timothy Snyder, De la tyrannie (Gallimard, 2017), La route pour la servitude, (Gallimard, 2023), De la liberté (Gallimard, 2024)
[11] Yoram Hazony, Les vertus du nationalisme (Godefroy, 2023). Conservatism, A Rediscovery (Regnery Gateway, 2022)
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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