Démocratie et citoyenneté
Jean-Dominique Giuliani
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Jean-Dominique Giuliani
Je suis particulièrement heureux et ému de retrouver l’université de Tartu[1] que j’ai eu l’honneur de visiter en 2003. L’un des plus anciens établissements universitaires d’Europe joue un rôle considérable dans votre pays et sur le continent, dans la formation au plus haut niveau. J’ai auparavant eu le privilège de rencontrer Lennart Meri, alors président de la République, et je garde de nos conversations un souvenir très fort. Son analyse sur la Russie notamment m’avait alors beaucoup impressionné et elle prend désormais une dimension toute particulière avec le retour de la menace russe.
Il existe entre l’Estonie et la France une relation très forte depuis la fondation de votre République, consacrée ici, en 1920, par le Traité de Tartu. Des soldats français sont actuellement aux côtés des vôtres pour manifester une solidarité qui n’a jamais cessé d’être dans nos cœurs. Nous n’avions jamais reconnu l’occupation soviétique. Vous devez savoir que la France porte à l’Estonie, un attachement qui se traduit toujours par une fraternité quotidienne.
Le sujet que vous m’avez demandé de traiter traduit une inquiétude légitime quant à la volonté des Européens de résister à l’agression russe, inquiétude renforcée ici, à quelques kilomètres du lac Peïpous (en estonien : Peipsi-Pihkva järv) qui voit parfois ses frontières fluctuer dans l’esprit de votre grand voisin.
Je partirai, de la définition de la résilience, terme qui vient de la physique et qui est très à la mode dans les cercles de réflexion comme en politique. La résilience c’est la capacité à résister à une épreuve brutale et à en tirer parti pour se renforcer.
Une épreuve brutale
Les pays fondateurs de l’Union européenne comprennent désormais que l’équilibre instauré il y a quatre-vingt ans à l’issue du Second Conflit mondial, a été rompu. Pour l’Estonie et ses voisins baltes c’était il y a trente-quatre ans seulement, après une lente et courageuse marche vers l’indépendance, c’est-à-dire la liberté.
Quatre-vingt ans c’est long pour ceux des Européens qui avaient eu la chance de rester du bon côté du rideau de fer. Cela explique en partie les différences d’appréciation de la menace, de l’épreuve et du choc que nous vivons.
C’est celui d’une Russie révisionniste et impérialiste, toujours animée d’expansionnisme, comme si le pays le plus étendu de la Terre avait réellement besoin de s’étendre ! L’impératrice Catherine II de Russie avait coutume d’expliquer qu’il était dans la nature essentielle de la Russie de toujours accroître son territoire et elle l’a démontré. L’Ukraine en sait quelque chose.
Les dirigeants russes actuels, pour consolider leur pouvoir dictatorial, ébranlé par leur propre peuple qui voit avec envie l’Europe se développer et conforter les valeurs de liberté et de droits de l’Homme, ont choisi de renouer avec ces fantasmes et de perpétuer cette quête d’élargissement, au mépris de toute logique et bien sûr du respect du droit des peuples.
Le choc est brutal. Il le fut en 2007 lorsque Poutine s’est adressé aux Occidentaux à Munich pour rompre avec les tentatives de rapprochement avec le continent.
Il le fut encore davantage en Géorgie en 2008 puis en Ukraine lorsque cet impérialisme désuet s’est traduit par des agressions militaires.
Un choc brutal auquel les Européens n’étaient pas préparés.
Les Européens ne croyaient plus à la guerre. Non seulement ils ne la souhaitaient pas, ce qui est normal après les deux conflits mondiaux, véritables guerres civiles chaque fois plus effroyables, mais ils ne la pensaient plus possible. L’effondrement de l’Union soviétique les avaient confortés dans cette conviction. Le parapluie de l’OTAN était suffisant pour ceux dont la priorité était le redressement économique et pour qui l’histoire avait éloigné toute perspective de réarmement. La décolonisation était par ailleurs pour le Royaume-Uni et la France, suffisamment coûteuse pour qu’elles se réfugient derrière l’Alliance, appuyées sur leur propre dissuasion nucléaire garante ultime de leur indépendance mais témoignant aussi de leur prudence.
Il faut dire que les Pères fondateurs de l’Europe aveint parfaitement compris comment s’y prendre : C’est la déclaration du 9 mai 1950 de Robert Schuman qui jette les fondements de l’Union européenne et surtout de la méthode d’intégration : en partageant nos intérêts, en tissant des liens d’intérêt très étroits, les Européens ne voudraient plus s’affronter ailleurs que sur le tapis vert des négociations policées favorisées par des institutions communes et encadrées par des règles volontairement acceptées. C’était visionnaire. C’est toujours ainsi que fonctionne la méthode communautaire.
Les conséquences de cette intégration ont été formidablement efficaces sur le plus économique. L’Europe, qui aurait dû sortir de l’histoire du fait de ses divisions, est devenue une puissance économique dont les résultats sont, selon la manière dont on les calcule, supérieurs ou équivalents à ceux des Etats-Unis et de la Chine.
Mais la contrepartie c’est une Europe économique dont les Etats membres, certes divers, entendent garder leur indépendance nationale pour les questions de souveraineté : défense, police, justice. Point de diplomatie commune, point d’armée commune depuis l’échec d’une tentative de Communauté européenne de défense en 1954, et pas de stratégie globale en dehors du soft power incontestable du commerce et de la culture européenne.
Un immense succès, inédit dans l’histoire, mais incomplet et inachevé.
Le retour de la guerre sur le continent est donc un immense défi pour les Européens.
Car je n’ai hélas aucun doute sur le fait que la Russie nous a déclarés la guerre. Les provocations récentes le prouvent et l’Estonie les a expérimentées. La guerre est hybride, cognitive, intellectuelle autant que politique. C’est une guerre de propagande à l’ancienne, avec les moyens du XXIe siècle. C’est une guerre de civilisation qui met à mal notre résilience, tant sur le plan interne que, bien évidemment en termes de sécurité extérieure.
Quelle résilience ?
Les mouvements populistes cherchent toujours à mobiliser les émotions, les nostalgies et les colères. Dans les mutations que nous traversons, tout n’est pas sombre.
Les avancées des sciences sont absolument extraordinaires. La seconde révolution numérique, celle de l’intelligence artificielle, repousse les limites et les amplifie. Leur diffusion au plus grand nombre - on parle alors plutôt de technologies – est une révolution en soi.
Les conséquences de tous ses bouleversements perturbent les citoyens et suscitent une difficile réponse des démocraties. Elles sont lentes à réagir, exigent le temps de la discussion et de la concertation et prennent souvent la forme de décisions de compromis. Autant de raisons de les critiquer dans un monde d’instantanéité ou l’immédiateté et le court terme imposent la vitesse et la rapidité.
Les réponses des dirigeants aux attentes de leurs peuples paraissent insuffisantes, souvent hésitantes, parfois inexistantes. Les populistes profitent de ces difficultés et n’hésitent pas, pour cela, à retrouver le chemin du nationalisme, sentiment égoïste de repli sur soi.
Un grand résistant, « deux » fois titulaire du Prix Goncourt qui couronne les meilleurs écrivains de langue française, né à Vilnius en 1914 sous l’empire russe, avant de devenir lituanien, polonais, puis français, Romain Gary, a donné cette définition du nationalisme qu’il ne faut pas confondre avec l’attachement à son pays : « Le patriotisme c’est l’amour des siens. Le nationalisme c’est la haine des autres ».
Or, comme l’ancien président français, François Mitterrand, l’avait affirmé le 17 janvier 1995 devant le Parlement européen, « le nationalisme c’est la guerre ».
Un sentiment de colère ébranle les démocraties car certains considèrent leur incapacité à résoudre les problèmes concrets des citoyens. Les dictatures et les régimes autoritaires, pour leur part, condamnent ce qu’ils estiment être « leurs dérives » dans le respect des droits, spécialement ceux des minorités. Les populistes font « leur miel » de ces réactions et conduisent nos sociétés à la division par la polarisation d’idées extrêmes.
Aucune des grandes démocraties n’y échappe, les Etats-Unis comme l’Inde et, bien sûr, les Etats membres de l’Union européenne où, souvent cette contestation prend la forme de l’euroscepticisme.
Je suis de ceux qui croient que le système démocratique est le plus résilient face aux extrémismes. Il est le seul qui soit réellement protecteur des libertés parce qu’il est tout entier construit autour du respect de la Personne humaine. Respect de ce qu’elle est bien sûr, mais aussi respect de ce qu’elle pense, sa religion, ses convictions politiques, respect de ce qu’elle fait, la liberté d’expression, la liberté d’aller et venir, de militer de s’engager, de s’associer, de travailler.
Ce rôle central de la Personne humaine est hérité de la religion chrétienne. Il est décliné à l’article 2 du Traité d’Union européenne et dans la Charte européenne des droits fondamentaux.
Cette valeur est celle que partage tout individu, quel que soit le régime sous lequel il vit. Il faut donc faire confiance aux citoyens mais renforcer et protéger autant que possible l’Etat de droit. C’est ce font en Europe nos constitutions et notre justice. C’est ce que s’efforcent de faire les institutions européennes. La proposition du bouclier européen de la démocratie par la Commission européenne le 12 novembre dernier devrait aider la presse, lutter contre la désinformation, les fake news et les ingérences, montrer que nos institutions communes viennent désormais en renfort de nos institutions nationales pour permettre aux citoyens de s’informer, de penser et d’agir librement.
Vous aviez expérimenté l’ingérence numérique russe et l’OTAN a créé son centre de lutte contre les ingérences en Estonie. L’Union européenne soutient et relaie ces efforts.
Il n’y a pas d’autres moyens de combattre le mensonge et la désinformation que la vérité, les faits, la rigueur intellectuelle.
Renforcer l’unité européenne
Au sein de l’Union européenne, nous avons choisi la solidarité entre les Etats membres qu’incarne l’article 42 § 7 TUE et l’article 222 TFUE.
J’ai coutume d’affirmer que « les meilleurs alliés sont toujours les plus proches » parce qu’ils partagent généralement les mêmes intérêts. L’histoire des relations internationales le confirme. C’est donc d’abord aux Européens de se défendre mutuellement.
Face aux menaces l’Union européenne s’est fortement et rapidement renforcée.
Nous pourrions égrener la liste de tous les changements récents intervenus dans la législation européenne pour renforcer la souveraineté de l’Union et de ses Etats membres, réduire ses dépendances, accroître ses moyens et ceux de ses Etats. Ils sont nombreux.
Ne croyez pas ceux qui affirment que l’Europe est faible et lente, endormie et molle. Ils ont en tête une grille d’appréciation du XXe siècle, datée et obsolète, qui trouble leur jugement en voyant tout à travers les nations. Bien sûr, nos Etats doivent faire leur devoir, accroître leurs moyens sécuritaires, lutter contre les populismes et les nationalismes, mobiliser tous leurs moyens de résistance aux agressions. Mais la vraie force de nos nations c’est l’alliance européenne.
Jamais nous n’aurions pu imaginer qu’elle change aussi vite.
Nos Etats ne peuvent plus – fussent-ils les plus grands – répondre seuls aux défis du moment. Ils se sont engagés à y répondre ensemble. Ce n’est pas facile, mais en l’espace de quelques mois nous avons créé un Fonds européen de la défense, des programmes de financement et de prêts d’équipements militaires, des outils en dehors des traités parce qu’ils sont indispensables.
Nous avons mobilisé pour l’Ukraine, dont la défense et la survie déterminent la nôtre, plus de 187,3 milliards €, c’est-à-dire près du double de l’effort américain (116 milliards $). Tout ceci ne figure pas dans les traités européens et reste officiellement de la compétence nationale et pourtant nous l’avons fait.
Et nous allons le faire en matière d’atteintes à la démocratie au sein du continent. Déjà la Hongrie s’est vue suspendre le versement de près de 32 milliards € engagés aux titres des fonds de cohésion et de la relance postpandémie. Elle en a déjà perdu définitivement 1. La conditionnalité des crédits de solidarité fonctionne pour contraindre ceux qui violent les principes de l’Etat de droit à respecter les engagements. La Pologne, alors gouvernée par le parti Droit et Justice (PiS), s’était vue privée d’une somme supérieure.
Face à la montée des extrêmes, il n’est pas certain que cela soit suffisant. Le critère déterminant ne devrait-il pas être celui de « la trahison » devant l’ennemi. L’Europe devra trancher cela assez vite.
Le président allemand, Frank-Walter Steinmeier, l’a très fortement exprimé le 9 novembre dernier : "Les populistes et les extrémistes se moquent des institutions démocratiques, pervertissent nos débats et profitent de la peur. Le tabou qui empêchait d’afficher ouvertement un tel radicalisme n’est plus d’actualité pour beaucoup." Selon lui, l’Allemagne est menacée par un agresseur russe qui souhaite détruire l’ordre de paix en place. Et, une fois de plus, par des forces d’extrême droite "qui s’attaquent à notre démocratie et gagnent le soutien de l’opinion publique". "L'interdiction d'un parti est l'ultime rempart d'une démocratie résiliente. Mais je mets en garde contre l'idée qu'il s'agisse de la question cruciale. Quand – et si – cette mesure est appropriée, si elle deviendra inévitable, ce débat politique doit avoir lieu, et il a lieu".
Les menaces extérieures excitant les divisions internes obligeront les Etats européens à des décisions de cette nature. Car il est avéré que les démocraties qui se laissent « grignotées » et qui ne sont pas intransigeantes sur le respect de leurs valeurs, peuvent s’effondrer rapidement.
Le goût des partis extrémistes pour les régimes autoritaires ne correspond pas au sentiment des citoyens. Il constitue l’instrumentalisation d’insatisfactions au profit d’un projet de prise du pouvoir, au besoin avec l’aide d’un ennemi extérieur. Face à celui-ci, nous devons être plus déterminés que jamais. Nous devons défendre notre modèle et même le promouvoir par la vérité, la réalité des faits, l’instruction et l’éducation. Mais aussi par la manifestation de notre détermination.
Nous devons apprendre à nous battre pour nos libertés en faisant preuve d’intransigeance et de fermeté. L’histoire du continent européen nous enseigne que les plus petites compromissions dans ce domaine peuvent conduire aux pires catastrophes. Dans les années 1920 et 1930, ce sont des élections qui ont porté au pouvoir les dictateurs en Italie, puis en Allemagne. Ils ont ensuite confisqué le pouvoir et établi des régimes autoritaires particulièrement meurtriers er sanglants. Toutes choses égales par ailleurs, nous sommes confrontés au même défi. Ne lâchons rien de notre Etat de droit, n’acceptons aucun compromis avec les ennemis des compromis. C’est un travail à conduire dans chacun de nos Etats membres, dans nos villages et nos villes, nos écoles et nos quartiers. Il en va de nos libertés et de l’avenir d’une Europe libérale et prospère.
A ce titre, notre unité, manifestée depuis le début de l’agression russe, a surmonté tous les freins. C’est une belle nouvelle et une grande nouveauté pour les Européens.
La politique étrangère pour le moins erratique du président américain nous y pousse. La situation internationale l’exige.
Nous restons les alliés des Américains tant qu’ils demeurent une grande démocratie et ils rencontrent manifestement beaucoup de difficultés et de divisions intérieures.
Mais il nous appartient de faire notre devoir et de garantir envers le dictateur russe une dissuasion véritable.
Il ne s’agit pas seulement de défense. Les boucliers n’ont jamais dissuadé. Les « murs anti-drones » ou les mesures purement défensives ne suffiront pas à dissuader l’agresseur. Toutes les forteresses ont toujours été prises. Il nous faut montrer notre détermination à faire la guerre pour ne pas avoir à la faire.
Cela veut dire notamment d’user de toute notre puissante force de soft power envers la Russie et la Chine, par les voies électroniques et audiovisuelles et montrer notre capacité à répliquer. C’est tout le sens des dissuasions nucléaires britannique et française qui concourent à la sécurité du continent. C’est l’exigence pour les citoyens de s’engager pour la défense de notre modèle européen, basé sur le respect de nos identités mais additionnant nos forces pour faire face aux agressions.
Elles sont culturelles, politiques, sécuritaires et, désormais, militaires.
La polarisation des opinions constitue un contexte difficile pour mener cette réaction. Elle doit nous réveiller face à l’urgence. Nous sommes encore trop lents, l’Europe est encore trop attachée à son dessin original. Pour retrouver son dessein premier, elle doit accepter de remettre en cause beaucoup d’habitudes, voire de règles ou de politiques anciennes.
Je puis vous dire, en guise de conclusion optimiste, que ce réveil est en cours. Il nous faut l’accélérer. Je suis rassuré pour l’Europe quand je vois un pays comme l’Estonie. Je suis optimiste pour l’Europe quand je sens notre engagement déterminé.
[1] Discours prononcé le 19 novembre à l’Institut de sciences politiques Johan Skytte.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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