Numérique et technologies
Valeria Falce
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Valeria Falce
PhD, LLM, Professeure Jean Monnet en Transformation Numérique et Politique de l’IA et en Politique d’Innovation de l’Union ; Professeure titulaire de Droit et Directrice scientifique de l’ICPC-Centre de Régulation de l’Innovation et de Politique de la Concurrence à l’Université Européenne de Rome.
L’Union européenne doit se réveiller, comme l’a souligné le rapport Draghi il y a plus d’un an. L’une des priorités, hier comme aujourd’hui, reste de combler le fossé en matière d’innovation dans les technologies avancées.
Parmi les nombreuses implications stratégiques, économiques et juridiques de cet avertissement sévère, une dimension moins évidente a été mise en lumière en juillet dernier par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
L’Europe ne manque ni d’idées, ni de compétences entrepreneuriales, ni de start-up innovantes. Son véritable talon d’Achille, comme l’a précisé l’OCDE, réside dans le fait que les petites et moyennes entreprises les plus prometteuses, une fois repérées et devenues rentables, sont systématiquement rachetées par le plus offrant. Avec cette perte d’autonomie et de contrôle, les incitations et la propension à innover et à breveter tendent également à « disparaître »[1].
Une première réponse aux acquisitions prédatrices en matière d’innovation a été rapidement apportée, avec une modification réglementaire introduite au niveau de l’Union européenne, ou dans les Etats membres comme en Italie par exemple, mais elle s’est révélée jusqu’à présent moins efficace que prévu.
Dans cette étude, une voie juridique alternative est explorée afin de soutenir la consolidation européenne sur les marchés de l’innovation et des technologies avancées, en réponse au « mémento » de Mario Draghi.
Les Lignes directrices sur l’appréciation des concentrations, horizontales et non horizontales, publiées respectivement en 2004 et 2008, offrent aux autorités de la concurrence un cadre sécurisé[2] pour décider d’autoriser ou d’interdire une fusion. Elles ont donné lieu récemment à une consultation et à une procédure. La révision actuelle de ces lignes directrices permettra d'actualiser le cadre d'évaluation des concentrations à la lumière des nouvelles réalités du marché, et de refléter la pratique et la jurisprudence de la Cour de justice.
Conçues pour fonctionner dans des marchés matures, avec une innovation stable, et reposant sur une approche statique – basée essentiellement sur les variables de prix et de parts de marché, ces Lignes directrices peinent à saisir les nouvelles dimensions de la concurrence. Elles ont également du mal à identifier les dynamiques qui s’affirment dans la nouvelle économie numérique, marquée par un taux d’innovation élevé, ainsi que les effets globaux attribuables aux phénomènes de fusion des entreprises européennes.
Il est donc temps d’adapter rapidement ces Lignes directrices à la nouvelle ère, en tenant compte des dynamiques de marché, ainsi que des priorités stratégiques de l’Union européenne en matière de politique industrielle, de numérisation et de durabilité environnementale.
La voie à suivre
La voie à suivre a été esquissée par l’OCDE, qui a souligné en 2025 « l’importance pour les autorités de concurrence de disposer d’une flexibilité suffisante dans l’analyse des fusions pour répondre aux réalités changeantes des marchés et aux nouveaux modèles économiques ».
L’agenda européen appelle à une nouvelle approche. Sur le plan économique, les défis mondiaux exigent un soutien aux champions européens. Sur le plan juridique, la concurrence prend une dimension stratégique inédite, qui doit être équilibrée par des garanties renforcées en matière de transparence procédurale, de sécurité juridique et de prévisibilité des décisions. Le mandat de Teresa Ribera, vice-présidente de la Commission européenne, s’inscrit dans ces mêmes priorités : promouvoir l’autonomie stratégique européenne en tenant compte des pressions de la mondialisation, de la numérisation, de la durabilité et de l’innovation, tout en simplifiant les règles et en réduisant les coûts pour les entreprises.
Les Lignes directrices doivent s’adapter au nouveau cadre multidimensionnel de la concurrence et au nouveau contexte géopolitique mondial. Elles devraient favoriser une approche globale, intersectorielle et technologiquement neutre, identifiant des principes applicables à chaque secteur, dans le cadre de l’agenda européen.
Sous un autre angle, les Lignes directrices devraient privilégier une approche dynamique et substantielle pour mesurer la « perte nette de concurrence » découlant de chaque opération. Cette mesure ne se limite pas aux prix, mais inclut les effets sur l’innovation, l’efficacité, la qualité, la fiabilité et la durabilité.
Dans l’ensemble, les Lignes directrices doivent promouvoir une approche pérenne, capable de répondre aux conditions des marchés, des technologies et des processus de croissance externe des entreprises. Il s’agit désormais de décliner cette nouvelle architecture à travers des mesures concrètes.
Cela implique avant tout de se concentrer sur des indicateurs non court-termismes liés aux fonctions productives de l’offre, en prêtant une attention particulière à l’impact de chaque opération sur la qualité et la quantité d’innovation que l’entreprise qui résulte de la fusion est capable d’atteindre à moyen terme.
À cet égard, l’inventivité[3] devrait être incluse parmi les dimensions indépendantes de l’évaluation, et un rôle spécifique devrait être reconnu aux espaces d’innovation, tel que développé dans les décisions Dow/DuPont (affaire COMP/M.7932) et Bayer/Monsanto (affaire COMP/M.8084). Par ailleurs, le concept d’ « écosystèmes d’innovation » de l’Union européenne adopte une perspective plus large. La distinction fondamentale est que l’approche de la Commission européenne permet d’évaluer la concurrence en matière d’innovation à travers plusieurs groupes de produits, plutôt que de limiter l’analyse à des efforts de recherche spécifiques et dirigés. Cette vision élargie permet aux autorités de la concurrence de prendre en compte des capacités d’innovation pouvant potentiellement affecter divers produits, offrant ainsi un cadre plus complet pour évaluer les dynamiques concurrentielles dans les marchés axés sur l’innovation. On considère qu’une fusion peut être pro- ou anti-concurrentielle même sans impact sur les prix. Par exemple, parce qu’elle améliore ou, au contraire, réduit la variété et la qualité des services ; ou bien parce qu’elle limite ou au contraire accroît l’impact environnemental et énergétique des processus de production.
Il est donc essentiel de mobiliser le paramètre du « niveau suffisant de probabilité » pour mesurer l’impact de la transaction sur la capacité inventive de l’entreprise issue d’une fusion et les effets prévisibles sur la compétition technologique. Une attention particulière aux besoins de croissance externe ne concerne pas seulement les petites entreprises, licornes ou start-up, mais aussi les grandes entreprises. Objectif : promouvoir la concurrence et la compétitivité dans des secteurs stratégiques comme la défense, l’énergie ou les semi-conducteurs. Dans ces secteurs, la taille peut être fondamentale pour l’exercice de l’activité. Les fusions peuvent renforcer la résilience si elles permettent aux entreprises européennes de localiser des actifs critiques, d’améliorer la sécurité de l’approvisionnement ou de réduire les dépendances vis-à-vis des fournisseurs non européens. En revanche, il s’agit d’éviter que la nouvelle entité née d’une concentration n’accroisse le risque systémique, notamment en présence d’interdépendances transfrontalières.
Les gains d’efficience d’une transaction devraient également être valorisés comme une partie intégrante de l’évaluation globale, et non comme une « action défensive », en les appréciant positivement lorsqu’ils sont significatifs, mais pas nécessairement spécifiques à la transaction, prévisibles et non spéculatifs, ou capables de se traduire par des avantages pour le marché, et pas seulement pour l’entreprise. Ils ne devraient pas être soumis à l’exigence d’être opportuns et sûrs pour la simple raison que les processus innovants sont soumis à des incertitudes et à des ajustements continus, à évaluer au cas par cas.
Le rapport Draghi préconise l’introduction d’une gestion « par l’efficacité », d’une innovation défensive (« innovation defence ») dans le contrôle des fusions et concentrations au sein de l’Union européenne. Mario Draghi observe que « les lignes directrices mises à jour devraient expliquer quelles preuves les parties à la fusion peuvent présenter pour démontrer que leur opération accroît la capacité et l’incitation à innover ». De plus, cette innovation défensive « ne peut être utilisée pour justifier une fusion supplémentaire par des entreprises déjà dominantes ou dans des cas où la fusion présente un risque significatif de renforcer une position dominante, nuisant finalement à une concurrence effective ». Enfin, « pour éviter les abus de cette innovation défensive », elle est soumise à des engagements comportementaux supplémentaires : niveaux d’investissement surveillés ex post.
Il ne peut être exclu que les avantages d’une transaction puissent être prévisibles à court terme et basés sur une approche statique, comme dans le cas de la fermeture ou de l’intégration de sites de production. Cependant, dans la plupart des transactions, la mesure de la qualité et de la transférabilité des gains d’efficience comme, par exemple, l’innovation, la numérisation et la durabilité nécessite une approche dynamique et des méthodes quantitatives avancées. À cet égard, davantage de preuves doivent être analysées : les données historiques et les plans opérationnels, les dépenses consolidées en R&, l’augmentation et la qualité des brevets enregistrés ou attendus après la transaction, l’atteinte de jalons technologiques et la réduction des coûts unitaires par produit et des outils d’analyse des risques et des incertitudes doivent être intégrés dans l’évaluation.
Dans ce contexte, les gains d’efficience hors marché doivent être systématiquement reconnus, en particulier dans des secteurs critiques tels que les infrastructures, l’énergie et les télécommunications, où les avantages environnementaux ou de sécurité peuvent l’emporter sur les simples effets de prix. Ces gains se produisent dans des marchés autres que ceux qu’affecte directement la fusion, mais peuvent avoir des effets positifs globaux sur le bien-être des consommateurs ou l’économie.
Un point reste clair : en l’absence de pression concurrentielle crédible, les avantages attendus peuvent ne pas se traduire par des bénéfices généralisés, en particulier dans des marchés caractérisés par des barrières à l’entrée élevées ou des phénomènes de verrouillage (« lock-in »). Depuis près de vingt ans, le Réseau international de la concurrence a reconnu que, même en présence d’une position dominante, une transaction peut être justifiée si elle permet des investissements en R&D « ou en capacité industrielle qui ne pourraient être réalisés individuellement par les parties.
Il est donc essentiel que l’environnement concurrentiel « post-fusion » reste suffisamment dynamique pour empêcher les comportements d’exclusion. La durabilité des gains d’efficience dépend également de l’existence de pressions concurrentielles après la fusion : dans des marchés avec des barrières à l’entrée élevées, une faible contestabilité ou des effets de verrouillage, les avantages risquent de rester confinés à l’entreprise dominante, sans externalités positives pour le marché et les consommateurs. En ce sens, la pérennité de la position dominante nécessite une analyse encore plus minutieuse du lien entre les gains d’efficience déclarés et les avantages effectivement transférables à l’ensemble du système.
Enfin, l’Europe doit résister à la tentation d’introduire des présomptions structurelles négatives. Bien qu’elles aient le mérite d’alléger la charge des autorités de concurrence, elles affecteraient chaque secteur, imposant une charge excessive aux entreprises concernées en matière de preuve, sans être étayées par des études transversales adéquates, fiables et solides, ou par la jurisprudence de la Cour.
De ce point de vue, il s’agit de confirmer la logique sous-jacente au contrôle européen des fusions. Son objectif ne devrait pas être d’interdire, sauf dans des cas exceptionnels, mais de surveiller de manière préventive une activité économique licite et naturelle, à savoir la croissance externe. Il est donc nécessaire d’éviter de transformer en règle générale des indicateurs structurels qui ne sont pertinents que dans certains contextes (écosystèmes). Appliqués de manière indiscriminée, ils risqueraient de favoriser des faux positifs dangereux, susceptibles de « compromettre l’innovation, l’efficacité et la concurrence, privant les consommateurs des bénéfices potentiels ».
Une réponse plus ambitieuse
Un avertissement s’impose. Les propositions ci-dessus sont une condition nécessaire, mais non suffisante, pour promouvoir l’attractivité du marché européen pour les entreprises et les investisseurs, et ainsi stimuler la compétitivité du système européen.
Un objectif aussi ambitieux nécessite une « unité d’intention », comme l’a suggéré Mario Draghi lors de la conférence de haut niveau sur la compétitivité le 16 septembre dernier. Il exige une réflexion plus large visant à une application encore plus transparente et prévisible des règles selon lesquelles chaque concentration est évaluée.
Plus précisément, il est nécessaire de garantir l’urgence de la réponse, en veillant à ce qu’une concentration soit :
1. notifiée à une seule autorité et une seule fois : principes du guichet unique et du point de contact unique. Tout intérêt européen ou national supplémentaire, s’il est pertinent, comme ceux relatifs à la sécurité, à la défense ou à la résilience, est pris en compte par le biais de sous-procédures spécifiques, dans un esprit de coopération loyale entre les différentes autorités impliquées, sans interférer avec les catégories et évaluations antitrust, et sans entraîner de notifications multiples et/ou de procédures parallèles ou chevauchantes ;
2. par le biais d’une coordination structurée avec d’autres directions/institutions et diverses autorités, y compris nationales, pour prendre en compte ces intérêts européens et nationaux supplémentaires, même s’ils ne sont pas strictement liés à la concurrence, toujours conformément au principe de convergence et de non-contradiction avec le droit européen. Par exemple, s’il est tout à fait possible, et cela s’est récemment produit en Italie, qu’une transaction pose problème non pas pour des raisons de marché mais du point de vue de la sécurité nationale (plus précisément, la sécurité économique liée à la protection de l’épargne), il est souhaitable qu’une décision unique, transparente dans ses étapes et prévisible dans ses conclusions, soit atteinte pour les parties, le marché et les investisseurs.
***
En matière d’acquisitions européennes et d’innovation des start-up, la question n’est pas de savoir « quoi » faire, mais plutôt « quand » agir.
Il existe un consensus : en matière de concurrence, l’Europe n’a pas besoin de remettre en cause le système qui a guidé jusqu’à présent l’évaluation européenne ou nationale. En revanche, il est urgent de moderniser l’approche en passant du statique au dynamique et en intégrant de nouvelles variables : l’innovation et la recherche, la fiabilité de l’approvisionnement ou la durabilité, voire de nouveaux indices tels que les changements technologiques et réglementaires, la qualité des produits et services, le poids des importations et des paramètres alternatifs à la valeur et au volume des ventes.
Les Lignes directrices doivent établir des principes et fournir des orientations générales (valables pour chaque secteur et technologie), tout en conservant la flexibilité nécessaire. En ce sens, les nouvelles méthodes doivent moduler les évaluations en tenant compte des processus évolutifs et des dynamiques de marché[4].
La révision des Lignes directrices est prévue pour 2027. Pouvons-nous vraiment nous permettre d’attendre aussi longtemps ? L’inaction menace au moins notre compétitivité, comme Mario Draghi l’a récemment rappelé. Il est donc essentiel de fixer le cap immédiatement, en identifiant un interlocuteur institutionnel unique et un processus décisionnel unifié, transparent dans ses étapes et prévisible dans ses conclusions.
Une fois révisées, les Lignes directrices pourront véritablement favoriser la consolidation des entreprises européennes. Elles contribueront ainsi, de manière synergique, à faire avancer les nouvelles priorités stratégiques de l’Union européenne en la matière, comme la « boussole pour la compétitivité ».
[1] Voir V. Falce et S. Firpo « Gli Orientamenti antitrust da modernizzare », ilsole24ore, 9 septembre 2025
[2] Il ne fait aucun doute que ces lignes directrices ont joué un rôle fondamental dans l’application du droit de la concurrence, en favorisant la convergence des pratiques d’application, en réduisant les incertitudes d’interprétation et, en fin de compte, en améliorant la prévisibilité des décisions de fusion aux niveaux européen et national.
[3] L’ensemble et la valeur des actifs incorporels, y compris les portefeuilles de R&D, les brevets, les projets en cours, les dépenses prévues et les investissements stratégiques attendus.
[4] Voir aussi position paper, 3 septembre 2025 (en italien)
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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