Avenir et perspectives
Salomé Zourabichvili
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Salomé Zourabichvili
5ème Présidente de la Géorgie
À l’ombre de la guerre russe en Ukraine et des débats sur les possibles issues du conflit et des réalignements géopolitiques qui se profilent, la Géorgie paraît sortie des radars et reléguée à l’arrière-plan des priorités de l’Europe.
Ce pays a, depuis son indépendance voilà plus de trente ans, cheminé avec détermination et audace sur la voie de l’intégration européenne[1]. Depuis 1991, la Géorgie en a franchi toutes les étapes : accord de partenariat et de coopération (1999), politique européenne de voisinage (2004), partenariat oriental (2009), accord d’association et de libre-échange (2014), libéralisation des visas pour l’espace Schengen (2017), inscription de l’objectif de l’intégration européenne dans la Constitution (2018), demande officielle d’adhésion à l’Union européenne (2022) et obtention du statut de candidat (2023). Ce chemin a été parcouru sans recul ni pause, et sans hésitation même lorsque la Russie, par voie de guerre (1992/1993, 2008) ou d’occupation de parties du territoire, cherchait à dresser des obstacles à cette avancée. Cette orientation a bénéficié d’emblée et de façon continue du soutien d’une immense majorité de la population. Cette majorité tient à la conviction des citoyens géorgiens que seul l’ensemble européen et euro-atlantique pourrait assurer à terme la sécurité et l’indépendance de la nation face à l’ennemi historique. La Géorgie, ayant franchi les étapes de l’accord d’association, s’est hissée au rang de puissance invitante du Sommet de Petra (2021), lançant ainsi avec l’Ukraine et la Moldavie et sous le patronage du Président du Conseil européen le trio des Membres associés de l’Union européenne.
Il m’est revenu au cours des vingt dernières années, tour à tour comme ministre des Affaires étrangères, cheffe de parti politique « La voie de la Géorgie », parlementaire, puis cheffe d’État, de participer, soutenir ou directement inspirer cette voie pro‑européenne. Il n’en est que plus douloureux de constater qu’à la porte de l’accession, non seulement la Géorgie se laisse peu à peu distancer par ses deux partenaires associés, les autorités du « rêve géorgien » tournant le dos aux réformes demandées et se tournant de plus en plus clairement vers le voisin russe. Le point de rupture est atteint lorsque le premier ministre – issu d’élections non validées et non reconnues, décide unilatéralement et sans aucune consultation politique, le 27 novembre 2024, de l’arrêt du processus menant aux négociations d’adhésion. Et se place ainsi en rupture ouverte avec la Constitution qui, dans son article 78, stipule : « Toutes les institutions du pays doivent mettre tout en oeuvre pour faciliter et soutenir le processus d’intégration européenne et euro atlantique. »
Isolée de ses partenaires européens, faisant face à une crise interne qui voit le parti dirigeant pro‑russe incapable de stopper les manifestations mais tout aussi incapable de gouverner un pays de facto paralysé depuis un an, et qui chaque jour s’enferme un peu plus dans la répression, la Géorgie se voit confrontée à un défi existentiel. Défi non militaire cette fois, mais qui nous ramène à cette Géorgie de 1921, démocratique et déjà farouchement européenne, dont l’invasion par l’armée russe faucha net l’indépendance et la souveraineté et ce pour soixante‑dix ans ! L’invasion n’est pas militaire cette fois, mais son issue peut être aussi tragique pour un pays dont la volonté d’indépendance et la volonté d’Europe ne font de doute pour quiconque s’en est approché.
Ce défi actuel est d’abord un défi à l’idée même de démocratie. Dans un pays où tous nos partenaires occidentaux ont massivement investi pour soutenir l’édification des institutions démocratiques, dans un pays qui a accompli grâce à ce soutien des pas de géant dans cette construction institutionnelle depuis trente ans, dans un pays où ce cheminement vers la démocratie et l’Europe bénéficie du soutien d’une vaste majorité, qu’il soit aussi aisé de procéder à une entreprise de « détricotage » systématique du tissu institutionnel défie la raison. En effet à cette heure, il n’existe plus dans le pays aucune institution indépendante – ni Justice, ni Parlement, ni Banque centrale, ni administration électorale, ni municipalités locales, ni Commission de régulation, ni chaîne publique. Désormais, le parti unique contrôle tout et procède aux nominations de tous les principaux responsables dans tous les emplois publics. La politisation du service public est totale. Au Parlement, issu d’élections lourdement falsifiées, ne siègent que les représentants du parti dirigeant. Il n’y a aucun débat autour de l’adoption de lois qui n’ont pour seul objectif que de renforcer l’arsenal répressif et le contrôle de la société civile. Le gouvernement n’a d’existence que symbolique puisque l’exécutif applique les instructions d’un seul homme, Bidvina Ivanishvili, en qui sont concentrés tous les pouvoirs.
Ainsi, en un tournemain, la Géorgie, hier réputée « phare de la démocratie », a été transformée en un régime de modèle russe du pouvoir, dans lequel la concentration verticale du pouvoir s’inspire strictement du modèle russe du pouvoir. Tous les principes énoncés dans la Constitution sont dorénavant bafoués : liberté d’expression, liberté de parole, droit de manifester, libertés individuelles. Les données personnelles de chaque citoyen géorgien ont été exposées et, selon toute probabilité, exploitées dans l’opération de fraude massive qu’auront été les élections de 2024.
Ce défi à la démocratie est, bien sûr et avant tout, un défi pour la Géorgie qui se voit ainsi voler non seulement ses élections, mais son passé avec sa construction démocratique trentenaire, son expérience démocratique des années 1918-1921, tout comme son aspiration européenne multiséculaire, mais aussi son avenir avec sa perspective historique de rejoindre la famille européenne. La réaction massive et persistante de la population géorgienne, que l’on observe jour après jour depuis octobre 2024, en est la plus évidente traduction.
Mais c’est aussi un défi et une gageure pour l’Europe elle-même.
Un défi au projet démocratique de l’Union européenne
Comment l’Europe peut-elle être à ce point engagée dans la construction démocratique chez ses partenaires sans disposer d’instruments adéquats pour défendre d’abord ses propres représentants ? Les ambassadeurs de l’Union européenne ont été à tour de rôle et personnellement attaqués et insultés, puis l’image collective de l’Union européenne a été mise en cause lorsque les autorités du pays bénéficiaire l’accusent d’être devenue le « parti de la guerre » et, enfin, les acquis de son engagement pluri-décennal, c’est-à-dire les institutions mises à mal. Comment se fier aux instruments de soft power, qui sont à juste titre la fierté de l’Union européenne, si ceux-ci ne peuvent prévenir et empêcher l’usurpation du pouvoir, dans un petit pays de 3,7 millions d’habitants ? Ici, la Russie ne défie pas l’Europe avec sa puissance militaire, mais avec ses outils de propagande (oligarques, finances occultes, manipulation électorale). À chacun d’imaginer les conséquences d’une défaite des puissances occidentales sur un terrain qui était et demeure celui par excellence de l’Europe.
Un défi géopolitique
La démission face à ce qui est une OPA russe sur la Géorgie via ses intermédiaires (Ivanishvili et son parti) n’est pas sans conséquence sur les enjeux plus stratégiques qui sont ceux de l’Union européenne : d’abord l’enjeu de l’élargissement, qui apparaît d’une extrême fragilité s’il suffit d’un gouvernement déterminé à tout mettre en oeuvre pour se maintenir au pouvoir et pour opposer une fin de non-recevoir aux recommandations des institutions européennes pour mettre un terme au processus.
L’élargissement n’est plus à considérer du seul point de vue des bénéfices attendus par la Géorgie, mais du point de vue des besoins politiques de l’Union européenne. L’Europe puissance, qui apparaît de plus en plus comme une nécessité absolue, dépend de sa capacité à élargir ses assises géographiques, s’assurer de sa place en mer Noire, ses accès à la mer Caspienne et aux ressources des bassins des mers Noire et Caspienne comme de l’Asie centrale. Or, il suffit de voir les exigences de l’administration Trump sur les accès aux matières premières pour comprendre que la puissance européenne de demain va aussi dépendre de ses propres accès aux ressources essentielles. Or cette Europe puissance, élargie et sûre d’elle‑même est mise au défi: quelle puissance si elle peut être aussi aisément évincée – sans recours à la force militaire – d’un des terrains de son expansion naturelle. Quelle crédibilité accorder à sa politique extérieure et à ses ambitions de puissance ?
La Géorgie occupe une place importante dans cette donne géostratégique. Déjà, au xixe siècle, les stratèges russes considéraient le contrôle de la Géorgie comme essentiel : « Qui contrôle Tbilissi contrôle le Caucase » disait le Général Alexis Yermolov. Cet axiome demeure, la diversification du Caucase et son ouverture comme zone de transit, le règlement du conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, la normalisation entre Erevan et Ankara, mais aussi le rapprochement de l’Arménie avec l’Europe supposent une Géorgie indépendante qui ne soit pas retombée dans l’orbite russe. Les projets des dirigeants du « rêve géorgien » d’installer la Chine sur la rive géorgienne de la mer Noire, en parallèle des projets russes d’une nouvelle base militaire en Abkhazie occupée, sont autant de défis aux projets d’infrastructures de l’Union européenne sur et sous la mer Noire. L’éviction de facto des flottes européennes et de l’OTAN de la mer Noire consécutive à la guerre en Ukraine pourrait se pérenniser si les rives occidentales et orientales ne sont sécurisées, c’est‑à‑dire la Roumanie, la Bulgarie et la Géorgie. Et si l’OTAN et l’Union européenne ne revisitent ensemble leur stratégie de sécurité et de coopération en mer Noire, qui exige une Géorgie stable, démocratique et ouverte et non revenue sous la coupe de Moscou et isolée du monde occidental.
Un défi économique et stratégique
L’absence de transparence qui caractérise désormais les actions du régime Ivanishvili pose un nouveau type de menace pour l’économie et la gouvernance de l’Union européenne. Est en train de se constituer une zone grise qui permet à la Russie de contourner les sanctions, contournement qui devient parallèlement une source de revenus pour l’économie géorgienne de plus en plus isolée et privée de ses ressources traditionnelles, comme le tourisme. Dans la panoplie des mesures prises figurent d’une part la directive de la Banque centrale dispensant les citoyens géorgiens d’application des sanctions sous réserve de validation des preuves étayant la décision par la justice géorgienne ; d’autre part, la loi sur les offshores permettant aux citoyens géorgiens de rapatrier les actifs détenus dans d’autres offshores sans payer ni droits d’importation ni de taxes sur les bénéfices jusqu’à 2030 et bien entendu sans contrôle sur l’origine de ces actifs. Fin octobre 2025, un navire pétrolier russe sanctionné fait escale dans le port géorgien de Khulevi pour y décharger 150 000 tonnes de « light sibérien ».
Se crée ainsi de facto (avec la connivence des autorités locales) et de jure (en vertu des lois adoptées) une zone grise qui peut ensuite permettre le passage aisé de différents trafics à destination ou en provenance de l’Europe. En lieu et place de sa vocation de plaque tournante des transits énergétiques et commerciaux entre l’Europe et l’Asie centrale, la Géorgie se voit détournée de sa fonctionnalité historique et mise au service de la consolidation de la domination russe sur la région et au‑delà. L'existence d’une telle zone grise à la porte de l’Europe recèle en outre d’autres menaces, notamment leur utilisation par les groupes terroristes ou les bandes criminelles. La frontière géorgiano-russe devenue poreuse permet ainsi la « libre circulation » sur le territoire géorgien aux bandes russes, tchétchènes.
La stratégie hybride de la Russie
L’expérience de la guerre contre l’Ukraine a montré à la Russie les limites de la stratégie militaire : en dépit de la supériorité présumée en moyens humains et matériels, la Russie a été incapable d’atteindre ses objectifs de guerre en trois années. Le coût encouru en termes de prestige, de pertes humaines et d’équipement, de sanctions est énorme. Par comparaison, la stratégie hybride appliquée à la Géorgie – propagande, mise en place d’un pouvoir plus ou moins inféodé, manipulation massive des élections – a un coût très réduit et a le mérite de pouvoir être réemployé sur des terrains multiples. Il n’y a pas de coïncidence fortuite dans le fait que cette stratégie ait été tentée en Géorgie, en Roumanie, en Moldavie, donc les pays riverains de la mer Noire. Comme ne relève pas de la coïncidence le fait que le thème de la nécessité d’élections en Ukraine soit désormais réactivé et relayé par tous les moyens de propagande. Le test géorgien prendrait une autre dimension. On imagine avec quelle facilité pourraient être manipulées des élections dans un pays ayant souffert trois ans de guerre, perméable à toutes les propagandes, non préparé à défendre son vote. Centrée sur les voisins de la Russie et les riverains de la mer Noire, cette stratégie hybride est à l’essai et peut être appliquée à bien d’autres pays n’entrant pas dans les espaces traditionnels de la domination russe. Le fait que cette stratégie hybride soit testée dans ses dimensions multiples (manipulation électorale, propagande, infiltration et domination des cercles dirigeants) ne devrait pas surprendre ceux qui se rappelleront que, déjà en 2008, la Russie avait testé sa stratégie d’agression militaire contre la Géorgie et a utilisé ensuite cette expérience pour moderniser son arsenal militaire. Elle avait aussi testé à cette occasion la réactivité de la communauté internationale. Le test a été positif… pour elle : l’absence de réaction collective d’envergure a sans doute encouragé à un second test en Crimée, puis ouvert la voie à l’agression ouverte de février 2022. Ne pas voir comment, par le biais de ces élections – donc en utilisant les instruments mêmes de notre démocratie – la Russie a défié les puissances démocratiques, comme ne pas dénoncer et mettre à jour cette manipulation électorale et cette stratégie hybride pour en prévenir la répétition, revient comme en 2008 à donner carte blanche à Moscou pour la poursuite et l’approfondissement de sa nouvelle stratégie.
Ce défi existentiel pour la Géorgie soulève des questions qui dépassent le sort de la Géorgie mais apparaissent déterminantes pour l’Europe qui se forge maintenant. Enjeux cruciaux pour l’avenir d’une Europe qui se veut puissance, qui doit rester indépendante et se doter d’autonomie stratégique qui devraient obliger les États membres et les institutions européennes à une réflexion stratégique : de quels moyens se doter pour prévenir la dérive autoritaire de pays soutenus et financés par le budget européen ? De quels moyens de décision plus flexibles se doter pour permettre des réactions rapides, qu’il s’agisse de sanctions ou de soutiens à apporter à la société civile ? De quels moyens se doter pour permettre des décisions plus politiques comme la non reconnaissance d’élections manifestement manipulées, la non légitimation de pouvoirs qui s’imposent par la violence, des mesures répressives et la fraude, consolidation par contre des forces démocratiques par un soutien politique affirmé ?
Ces politiques ne peuvent durablement rester otages d’une règle du consensus qui retarde et bloque les décisions, empêche la réactivité et appauvrit l’éventail des choix. Cela signifie d’abord une lecture plus claire des événements, une attention qui ne commence pas quand la crise est ouverte ou l’instabilité installée.
S’impose la nécessité de trouver des instruments en amont pour empêcher les dérives démocratiques non sanctionnées, sécuriser les élections contre les méthodes de plus en plus sophistiquées de fraude (call centers et données personnelles en Géorgie, TikTok en Roumanie, etc.), auditer les élections pour savoir ce qui s’est réellement passé, revoir les mandats et les moyens des missions d’observation électorale qui ne disposent plus des instruments à la hauteur de la sophistication des fraudes.
Cela suppose aussi de moderniser les instruments financiers et la rapidité de l’allocation en fonction de besoins changeants et des législations répressives mises en place pour empêcher leur distribution (loi russe et variantes) et qui visent in fine à couper les liens entre les partenaires extérieurs et la société civile. La Géorgie est aussi devenue le terrain d’expérimentation de ces tactiques d’isolation.
L’Europe puissance qui semble devoir émerger de la crise actuelle et de chocs qu’elle génère, ne peut reposer sur la seule puissance militaire qui va se construire autour du nucléaire franco‑britannique, de l’industrie allemande, de l’armée ukrainienne, des capacités cyber des pays nordiques, des flottes européennes et du financement de tous, etc. Elle ne saurait se passer de sa dimension démocratique et de sa dimension économique. L’élargissement a donné naissance à la puissance européenne, l’Europe puissance militaire qui est en train de naître suppose de continuer à exporter et à défendre la démocratie, de consolider les instruments de défense et propagation de la démocratie. L’élargissement de choix européen de civilisation est devenu une nécessité et un corollaire de la puissance militaire et politique.
Le cas géorgien, qui peut sembler bien éloigné des préoccupations immédiates, ne devrait être ignoré car il se situe au croisement entre les menaces d’une Russie qui cherche de nouvelles armes pour dominer et s’étendre de nouveau, et les promesses d’une Europe qui, renforçant ses ambitions et ses moyens, n’acceptera plus de se voir imposer des exclusions géographiques.
[1] Ce texte a originellement paru dans le « Rapport Schuman sur l’Europe, l’état de l’Union 2025 », Éditions Hémisphères, mai 2025, 296 p.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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