La Russie de Medvedev : un nouveau partenaire pour l'Union européenne ?

Multilatéralisme

Quentin Perret

-

3 mars 2008

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Perret Quentin

Quentin Perret

Directeur du Pôle Énergie et Europe élargie de l'Atelier Europe.

La Russie de Medvedev : un nouveau partenaire pour l'Union européenne ?

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Introduction

Le second mandat de Vladimir Poutine a été marqué par une forte dégradation des relations entre la Russie et l'Union européenne. Les raisons de cette dégradation sont multiples, mais se ramènent toutes à la divergence croissante des intérêts et des valeurs entre une Russie conquérante et autoritaire, et une Europe soucieuse de démocratie et désormais présente au coeur de l'ancienne aire soviétique. Les révolutions pro-occidentales en Géorgie et en Ukraine, le projet américain de bouclier anti-missile, l'indépendance unilatérale du Kosovo, les conflits répétés avec la Pologne, les pays Baltes et le Royaume-Uni, la stratégie hégémonique de Gazprom dans un marché du gaz proche de la rupture : ces crises répétées ont marqué l'échec du rapprochement esquissé entre Moscou et Bruxelles lors des premières années de la décennie.

L'arrivée au Kremlin de Dmitri Medvedev, qui coïncide avec l'élection, la même année, aux États-Unis, du successeur de George Bush, permet aux Européens d'espérer un assouplissement simultané des politiques russe et américaine. Le futur président russe a une réputation de libéral. Un des rares membres de l'entourage de Poutine à n'avoir jamais appartenu aux services de sécurité, il a promis durant la campagne un renforcement des libertés et de l'État de droit et n'a cessé de réaffirmer l'appartenance de la Russie à la civilisation européenne. De sérieux doutes subsistent néanmoins sur sa marge de manoeuvre. Dmitri Medvedev doit en effet son élévation au système qu'il semble aujourd'hui dénoncer. De surcroît, Poutine, son mentor et l'architecte du verrouillage de la scène politique russe, restera à ses côtés comme Premier ministre. La contradiction entre les convictions affichées du futur chef de l'État et la réalité de son parcours personnel, constitue sans doute la grande inconnue des années à venir.

Pour l'Union européenne, la principale difficulté reste la définition d'une politique effective à l'égard de la Russie. En dépit des succès limités mais réels du Partenariat avec Moscou, l'attitude de la Commission européenne reste définie par deux choix conceptuels – rejet de la géopolitique et volonté de transposition des normes européennes en Russie – dont l'échec est éclatant. Quant aux États membres de l'Union européenne, ils affichent une désunion extrêmement dommageable, dont la manifestation la plus spectaculaire reste le succès de la tactique de mise en concurrence des différents gouvernements européens par Gazprom. Pour les Européens, quelle que soit l'évolution future de la Russie, la difficulté à parler d'une seule voix reste le principal défi lancé par la question russe.

I- L'héritage de Vladimir Poutine

A- Un système politique verrouillé

La désignation du successeur de Vladimir Poutine marque le point d'orgue d'une consolidation du système politique russe entamée il y a douze ans, avec la réélection de Boris Eltsine. Officiellement, le scrutin présidentiel du 2 mars était une compétition ouverte, entre quatre candidats représentant les grandes sensibilités politiques :

Andrei Bogdanov, président du Parti démocratique, considéré comme libéral ; Vladimir Jirinovski, chef du Parti libéral démocrate, populiste d'extrême-droite ; Dmitri Medvedev, actuel vice-Premier ministre, soutenu par Russie Unie, Russie Juste, Force citoyenne et le Parti agraire ; Guennadi Ziouganov, chef du Parti communiste.

La victoire écrasante de Dmitri Medvedev [1], successeur désigné de Vladimir Poutine, paraît ainsi refléter le choix des électeurs. En réalité, l'issue du scrutin avait été décidée le 9 décembre 2007, lorsque Poutine avait publiquement annoncé son soutien à la candidature de son dauphin, Dmitri Medvedev. Ce dernier n'a du reste pratiquement pas fait campagne : épargné par ses opposants [2] et bénéficiant de l'appui sans réserve des institutions officielles, il pouvait compter, d'après les sondages, sur l'appui inconditionnel de 70 à 80% des électeurs russes.

Après les bouleversements chaotiques des années Eltsine, la stabilité, dans la société comme au sommet de l'État, constitue l'exigence première de la population et des dirigeants russes. Une telle exigence est évidemment incompatible avec la notion de choix démocratique. Aussi diverses mesures avaient-elles été prises, avant le scrutin, pour éliminer toute possibilité et tout facteur d'incertitude :

Entre décembre 2007 et février 2008, plusieurs opposants à Vladimir Poutine ont vu leur candidature invalidée par la Commission électorale centrale et la Cour suprême de Russie, et n'ont pu se présenter à l'élection. Des motifs légaux ont été invoqués pour expliquer ces rejets. Les candidatures du leader de la coalition Autre Russie et ancien champion du monde d'échecs Garry Kasparov et de l'ancien dissident Vladimir Boukovski, ont ainsi été déclarées contraires à la loi électorale [3]. De manière plus radicale, l'ancien Premier ministre Mikhail Kassianov [4], soutenu par l'ensemble des partis de droite et considéré comme le seul opposant sérieux au pouvoir en place, a été disqualifié au motif qu'un trop grand nombre de ses signatures de parrainage n'étaient pas valides. Au vu de la faible indépendance de la Commission électorale, il est clair que ses décisions n'ont fait que refléter les consignes venues du Kremlin. Comme à chaque élection depuis 1996, la télévision publique a très largement mis en valeur le candidat officiel, tout en ignorant ou en stigmatisant ses adversaires. De nombreux citoyens russes n'ont pas accès aux médias indépendants et recueillent leurs informations uniquement par la télévision publique. Dmitri Medvedev a bénéficié de l'usage de fait illimité de la "ressource administrative", tous les moyens de l'État étant mis à sa disposition et les différentes administrations publiques exerçant des pressions sur leurs employés et sur les électeurs a priori vulnérables, afin de les inciter à faire le "bon choix". Le scrutin lui-même a amplifié les disparités traditionnelles entre les régions de "vote dirigé", où les résultats sont fixés à l'avance par les représentants du pouvoir central (le zèle de ces serviteurs locaux du président expliquera sans doute certains résultats finaux a priori étonnants [5]), et les régions de vote libre ou semi-libre, où le résultat final reflète davantage le choix des électeurs. La taille immense de la Russie, le contraste entre les régions périphériques, isolées et faiblement développées, et les régions centrales, puissantes et ouvertes sur le monde, expliquent ce traitement différencié. Cette juxtaposition offre l'avantage de préserver certains espaces de quasi-liberté démocratique, sans remettre aucunement en cause la prévisibilité du résultat final.

La Russie n'est plus une démocratie, si elle l'a jamais été. Mais elle n'est pas non plus une dictature au sens traditionnel. La répression exercée par les autorités, sous forme d'intimidations, de harcèlements légaux, voire d'enfermements arbitraires [6], est sélective et touche une minorité de journalistes, d'anciens oligarques et d'activistes, susceptibles de contrecarrer les plans des autorités ou de détenir des informations compromettantes. Quant à la population dans son ensemble, la plupart des citoyens russes ne songe nullement à contester l'ordre établi et exprime volontiers son soutien à Vladimir Poutine.

B- Des réussites indéniables mais un relèvement incomplet

Ce consentement de la population, explique en réalité l'efficacité du verrouillage du système politique. La popularité authentique dont jouit Poutine s'explique à l'évidence par un désir général d'ordre et d'autorité. Mais elle s'appuie également sur des réalisations tangibles et considérées comme positives :

l'écrasement de la rébellion tchétchène, généralement bien accueillie par une population désireuse d'éradiquer le "terrorisme" ; la soumission des oligarques et de leurs intérêts privés au pouvoir politique, et la suppression des autonomies locales et régionales. Ces mesures sont considérées comme la réhabilitation d'un État fort et impartial ; elles ont parfois permis de combattre de réels abus, en particulier la corruption et l'arbitraire de certains gouvernements régionaux ; la régularisation du paiement des retraites et les augmentations régulières du salaire des fonctionnaires ; la fin de l'instabilité du personnel politique ; l'image de vigueur et de volontarisme incarnée par Poutine, comparé à son prédécesseur ; la perception d'un retour de la puissance russe sur la scène internationale ; enfin et surtout, une réelle réussite économique. De fait, avec une croissance supérieure à 7% par an depuis huit ans, la Russie a triplé son PIB entre 1999 et 2007 [7]. Les chiffres de la pauvreté ont été divisés par trois au cours de la même période, tandis que les rangs de la classe moyenne ont plus que doublé. Quoique de manière fort inégale, toutes les régions du pays et toutes les classes sociales sont concernées par ce phénomène d'enrichissement.

Cette croissance de l'économie russe a débuté grâce au triplement du prix des hydrocarbures et la dévaluation du rouble, en 1998-99. Toutefois, depuis 2003, la consommation intérieure et l'investissement, stimulés par les réformes mises en place au cours du premier mandat de Vladimir Poutine, constituent un des moteurs essentiels de la croissance.

Au demeurant, comme l'a reconnu à plusieurs reprises le FMI, la Russie s'est distinguée de la plupart des pays détenteurs d'hydrocarbures, par sa gestion prudente et éclairée des mannes gazière et pétrolière. Le Fonds de Stabilisation, mis en place en 2004 sous l'impulsion du ministre des Finances Alexis Koudrine, a permis de rembourser la dette extérieure et de réduire les pressions inflationnistes. Le Fonds de Stabilisation est réparti depuis février 2008 entre un Fonds de réserve, destiné à compenser toute baisse future du prix des matières premières, et un Fonds pour le redressement national, destiné à financer les investissements productifs et la diversification de l'économie russe. Une partie de ce Fonds constitue un Fonds Souverain pour des opérations d'investissement stratégique à l'étranger.

En dépit de ce bilan positif, de nombreux points noirs demeurent sur les scènes économique et intérieure. Les efforts de diversification de l'économie, les recettes d'exportations et les revenus de l'État continuent de reposer presque exclusivement sur le prix des matières premières. L'industrie manufacturière reste sinistrée et doit impérativement être modernisée avant toute ouverture à la concurrence internationale. Le système bancaire, bien qu'en phase d'expansion et de consolidation, demeure faible en comparaison de pays au développement similaire. Les infrastructures de transport et le système de santé sont chroniquement déficients. Surtout, la corruption massive, la faiblesse chronique de l'État de droit et des institutions légales, l'absence de transparence et la défiance vis-à-vis des autorités de régulation, constituent autant d'entraves potentielles à la poursuite du développement économique et humain du pays. Ces obstacles au développement se trouvent renforcés par l'interventionnisme croissant, souvent informel et arbitraire, des représentants du pouvoir exécutif et des services de sécurité dans des secteurs entiers de l'économie et dans l'activité des pouvoirs législatif et judiciaire. Pour mener à bien son action, Vladimir Poutine a en effet choisi d'accorder une place prépondérante aux représentants des organes de force, héritiers de l'ancien KGB (siloviki). Ces derniers sont désormais présents à tous les échelons économiques et administratifs.

Les siloviki ne constituent toutefois ni un groupe uni, ni l'unique faction soutenant Vladimir Poutine. Dmitri Medvedev, le dauphin désigné, n'a jamais fait partie des services ; sa légitimité lui vient de ses compétences civiles et technocratiques. Porté au pouvoir par son prédécesseur, il paraît voué à en poursuivre l'œuvre. La question de son indépendance future est une des principales inconnues de la période qui s'ouvre.

II- Dimitri Medvedev : un président libéral ?

A- Qui est-il?

Dmitri Anatolevitch Medvedev est né en 1965 à Saint-Pétersbourg. Juriste et universitaire de formation, il est spécialiste de droit civil et de droit public. Ayant milité pour la démocratie dans les dernières années du régime soviétique, il rejoint en 1990 l'équipe du maire libéral de Saint-Pétersbourg, Anatoly Sobtchak. Il devient en 1991 l'adjoint de Vladimir Poutine, alors responsable du Comité des Relations extérieures de la Mairie. Il est, depuis cette époque, un des plus proches collaborateurs du président russe, membre du gouvernement depuis 1999.

Dmitri Medvedev est connu pour ses prises de position libérales et pro-européennes. Contrairement aux partisans de la "démocratie souveraine" dans l'entourage de Vladimir Poutine, il rejette toute notion d'une spécificité russe et affirme le caractère universel de la démocratie. Ses déclarations de campagne ont été plus précises encore. Lors d'une réunion publique en Sibérie, il a notamment déclaré que "l'une de nos missions essentielles au cours des quatre prochaines années sera d'assurer l'indépendance du système judiciaire face aux pouvoirs exécutif et législatif". Il a affirmé que l'État de droit, en tant que fondation irremplaçable des libertés, devrait devenir une des valeurs de base en Russie. C'est, selon lui, loin d'être le cas : à l'heure actuelle, "aucun pays européen n'affiche un tel mépris pour l'État de droit".

La présidence Medvedev sera-t-elle alors une période de réforme démocratique et libérale en Russie ? La plupart des observateurs en doute. L'ascension du futur président coïncide avec le durcissement du régime russe au cours des dernières années. Depuis 2005, il cumule les fonctions de premier vice-Premier ministre et de président du conseil d'administration de Gazprom, ce qui en fait une pièce maîtresse de la stratégie gouvernementale de reconquête de l'espace public par le géant gazier russe [8]. Il est également très impliqué dans la stratégie de consolidation du quasi-monopole russe sur l'approvisionnement en gaz des consommateurs européens. Toutefois, cette position renforce sa volonté de conserver des relations étroites avec l'Europe. De même, étant responsable depuis 2005 des grands projets d'infrastructure sociale en Russie, dans les domaines de la santé, de l'éducation, du logement et de l'agriculture, il est bien placé pour mesurer les besoins de la population. Il a promis de faire de la politique sociale une des priorités de sa présidence.

B- Un Président subordonné à son Premier ministre ?

La vraie critique adressée à Dmitri Medvedev est que, devenu chef de l'État, il ne pourra ni ne voudra se démarquer de son prédécesseur. Trois jours après s'être déclaré candidat, il annonçait ainsi que ce dernier resterait à ses côtés comme Premier ministre. Et, alors qu'il continuera sans nul doute à exercer la plénitude du pouvoir jusqu'à la fin de son mandat présidentiel, Vladimir Poutine a affirmé, lors d'une conférence de presse, que "la plus haute puissance exécutive dans le pays est le gouvernement de la Fédération de Russie, que dirige le Premier ministre". Au cours de la même intervention, il a déclaré qu'il entendait rester à la tête du gouvernement "le plus longtemps possible" [9].

L'hypothèse d'un président ravalé au rang de subordonné se trouve ainsi clairement posée. Cette hypothèse est renforcée par le caractère réputé effacé de Dmitri Medvedev, et par sa loyauté sans faille à son mentor. Au demeurant, il est clair que, durant les premiers mois de sa présidence, Dmitri Medvedev aura besoin de la protection de Poutine, face aux attaques prévisibles de ses rivaux, dont certains, en particulier parmi les siloviki, n'accepteront pas de bonne grâce de se soumettre à l'autorité d'un "civil". Seul à même d'imposer son autorité aux services, Vladimir Poutine pourrait alors continuer à déterminer les choix stratégiques et à régenter la politique étrangère et de sécurité du pays, laissant à son cadet devenu président la gestion des affaires économiques et sociales.

Il est pourtant impossible de prédire avec certitude un effacement durable de la présidence Medvedev. Dès lors que la Constitution, aussi bien que la tradition et l'histoire politiques russes, accordent au chef de l'État l'essentiel des pouvoirs, il n'est pas impossible d'imaginer que le dauphin finisse par s'émanciper de son mentor. Le précédent de Poutine lui-même, qui, ayant été porté au pouvoir par les membres du clan Eltsine, s'était ensuite retourné contre ses anciens protecteurs, incite à la prudence. Toute prédiction à ce stade ne peut être que conjecturelle.

III- Un président pro-européen ?

A- Une réputation de libéral

Le choix de Dmitri Medvedev pour succéder à Poutine a été accueilli avec soulagement par la plupart des capitales européennes. Après le net refroidissement observé ces dernières années, beaucoup attendent du nouveau président russe une amélioration des relations avec l'Union européenne.

Dmitri Medvedev a toujours proclamé l'appartenance de la Russie à la civilisation européenne. Outre cette prédilection personnelle, son style apaisé pourrait également contribuer à détendre l'atmosphère. En effet, contrairement à son prédécesseur, il ne semble avoir aucun goût pour la provocation ou les joutes verbales. Cette rhétorique conciliante pourrait, si elle était reprise par les Européens, constituer un préalable suffisant à l'ouverture de discussions plus substantielles.

Indépendamment des considérations de style, l'élévation à la présidence de Dmitri Medvedev intervient dans un contexte international relativement favorable. Avec l'arrivée au pouvoir du gouvernement libéral de Donald Tusk, la Pologne a levé son veto à la négociation d'un nouvel Accord de Partenariat et de Coopération avec la Russie, destiné à remplacer l'Accord de 1997. En retour, la Russie a levé son embargo à l'importation de viandes polonaises. La négociation du nouvel Accord bénéficiera en outre d'une révision à la baisse des ambitions des deux partenaires. Les chefs d'État et de gouvernement de l'Union européenne ont renoncé à l'objectif irréaliste d'"européaniser" la Russie, et celle-ci, en renouant notamment avec l'Ukraine, semble avoir quelque peu assoupli sa position vis-à-vis de son "étranger proche". Plus généralement, l'éloignement de la perspective d'une attaque occidentale contre l'Iran, une relative convergence entre Européens et Russes sur la question du bouclier anti-missile américain, jugé par beaucoup inutilement provocateur, et la perspective d'un prochain changement de président aux États-unis, contribuent à l'apaisement du contexte international. Cet apaisement ne pourra que renforcer le désir de compromis des dirigeants russes et européens.

B- Des tensions persistantes prévisibles avec l'Europe

La volonté de Dmitri Medvedev de renouer les relations avec l'Europe semble réelle. Il a toutefois répété à de nombreuses reprises que ce rapprochement ne saurait signifier un quelconque sacrifice de l'indépendance et des intérêts vitaux de la Russie. Plus précisément, deux points noirs devraient continuer à peser sur l'agenda bilatéral.

Sur la question du Kosovo, la position du nouveau président russe ne diffère en rien de celle de son prédécesseur. En visite en Serbie le 25 février, il a dénoncé le caractère "illégal" de la proclamation d'indépendance du Kosovo, effectuée pour lui en violation de la résolution 1244 de l'ONU. Selon lui, la reconnaissance de cette indépendance par les États-Unis et plusieurs puissances européennes menace de "détruire les systèmes légal et de sécurité internationaux, mis au point il y a plus de cent ans". Cette position est de fait partagée par quelques Etats membres de l'UE [10], qui ont refusé de reconnaître le nouvel Etat kosovar.

La Russie a, d'ores et déjà, recueilli les dividendes de son soutien à Belgrade. Deux accords de coopération énergétique ont été signés entre les deux pays : le premier avalise la prise de contrôle, par Gazprom, de la compagnie pétrolière NIS, avec 51% de son capital ; le second est un accord intergouvernemental, qui officialise la participation de la Serbie au futur gazoduc South Stream, destiné à relier la Russie à l'Italie et à la Hongrie et à augmenter la part du gaz russe vendu en Europe. La mise en œuvre de ce projet a été confiée à une société mixte, gérée par Gazprom et la compagnie publique serbe Srbijagas.

Dmitri Medvedev a, par ailleurs, appuyé la décision du Premier ministre serbe, Vojislav Kostunica, de rompre les relations diplomatiques avec les États ayant reconnu l'indépendance du Kosovo. Cette décision exclut de fait toute possibilité de rapprochement entre la Serbie et l'Union européenne, ce qui interdit toute action conjointe pour stabiliser les Balkans occidentaux. L'Union européenne ayant prévu d'envoyer une importante mission de stabilisation sur place, cette situation pourrait se révéler délicate pour les Européens. Dans ce cas, la question du Kosovo continuerait d'envenimer les relations entre l'UE et la Russie pour encore de nombreuses années.

Les tensions énergétiques ne devraient pas s'apaiser au cours des prochaines années, bien au contraire. La consommation de gaz en Europe continue à augmenter fortement, au moment même où s'épuisent les réserves européennes en Mer du Nord. Ce double phénomène accroît la dépendance des Européens envers les importations de gaz russe, la Russie étant à la fois géographiquement proche et détentrice des premières réserves mondiales.

Cette situation soulève deux problèmes. Sur le plan politique, plusieurs nouveaux États membres de l'Union européenne, anciennement prisonniers du glacis soviétique, s'inquiètent de cette nouvelle dépendance vis-à-vis de Moscou. De manière plus fondamentale, la Russie ne paraît pas en mesure de maintenir à moyen terme ses niveaux actuels de production et d'exportation, en raison de l'arrivée à épuisement des anciens champs gaziers de Sibérie occidentale et du retard considérable pris par Gazprom à mettre en exploitation de nouveaux gisements. En raison du déséquilibre constaté entre les investissements et les besoins, de nombreux spécialistes n'hésitent pas à prédire une rupture prochaine de l'approvisionnement gazier de nombreux États européens.

Pour prévenir cette situation, la Commission européenne milite, depuis de nombreuses années, pour l'adoption par la Russie des normes et standards légaux européens. Plus précisément, dans le cadre du nouvel Accord de Partenariat, la Commission entend inciter les dirigeants russes à ratifier la Charte de l'Énergie, qui ouvrirait le secteur énergétique russe aux investissements européens, et le Protocole de Transit, qui autoriserait les entreprises européennes à emprunter les gazoducs russes pour transporter le gaz d'Asie centrale en Europe. Or, ces deux textes sont rejetés de manière catégorique par la Russie, qui considère le monopole d'État conféré à Gazprom comme une source irremplaçable de revenus pour financer la reconstruction économique du pays. Au contraire, depuis l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, Gazprom et les autorités russes mettent en œuvre, de manière systématique, une stratégie de domination du marché européen, destinée à accroître et à pérenniser sa position sur le marché, donc les revenus, de Gazprom en Europe. Cette stratégie s'est notamment traduite par des projets de construction de nouveaux gazoducs, fruits d'une coopération bilatérale entre la Russie et ses principaux clients européens (projet Nord Stream, avec l'Allemagne, à destination de l'Europe du Nord-Ouest et projet South Stream, avec l'Italie et la Bulgarie, à destination de l'Europe du Sud-Est). Elle est complétée par une politique de collusion avec certains autres fournisseurs gaziers de l'Union européenne, et par une multiplication des prises de participation de Gazprom dans les secteurs du transport et de la distribution du gaz en Europe. Cette politique monopolistique, rendue possible par la division et l'impuissance collective des gouvernements européens, a été mise en œuvre par le président du Conseil d'administration du géant russe, Dmitri Medvedev. Elle exacerbe, à la fois, le manque d'investissements productifs en Russie et le syndrome de dépendance des gouvernements européens, et pourrait accélérer une éventuelle rupture de l'approvisionnement gazier de l'Europe.

A côté de ces deux points noirs, les relations russo-européennes présentent de nombreux succès. Les échanges commerciaux sont en forte augmentation, la coopération dans l'ensemble des domaines policiers et judiciaires s'intensifie, et les projets de collaboration transfrontalière se multiplient au niveau des États et des collectivités locales. Toutefois, le Partenariat reste handicapé par les profondes divergences de nature, de culture, de méthodes et de vision politiques entre la Russie et l'Union européenne, ainsi que par les rivalités géopolitiques persistantes entre Moscou et Washington.

A terme, l'espoir d'une réelle amélioration des relations entre la Russie et l'Union européenne repose sur trois variables fondamentales : un réel changement de politique aux États-unis après le 20 janvier 2009 ; une maturation de la cohésion et de la substance de la politique étrangère de l'Union européenne ; la réalisation, par le président Medvedev, des promesses libérales et pro-européennes du candidat Medvedev. Ces trois changements ne suffiraient pas, à eux seuls, à résoudre l'ensemble des désaccords. Mais ils garantiraient que la relation entre la Russie et l'Union européenne continuera à prospérer en dépit d'eux.

Conclusion

L'accession à la présidence russe de Dmitri Medvedev ouvre une période remplie d'inconnues. Avec Vladimir Poutine redevenu Premier ministre, aucun changement dans la politique russe n'est à attendre dans l'immédiat. De surcroît, certaines caractéristiques majeures de l'ère Poutine, positives comme négatives, persisteront vraisemblablement bien au-delà du mandat de son successeur. Pourtant, en dépit du scepticisme de nombreux observateurs, il n'est pas exclu que le nouveau maître du Kremlin finisse par imposer son autorité et par s'émanciper de la tutelle de son prédécesseur. Le gouvernement russe, poussé par le développement accéléré du pays et les revendications croissantes d'une classe moyenne tournée vers l'Europe, pourrait alors s'engager sur la voie d'un renforcement de l'État de droit et d'un relâchement progressif de la contrainte politique.

À condition de s'interdire toute marque de condescendance, l'Union européenne, partenaire économique irremplaçable de la Russie, pourrait, le cas échéant, faciliter cette évolution. Le renouvellement de l'Accord de Partenariat et de Coopération pourrait être l'occasion de renoncer à l'objectif, désormais dépassé, d'une transposition en Russie des normes économiques et politiques européennes. En se plaçant sans ambiguïté sur le terrain de la politique étrangère et en définissant, avec le nouveau président russe, une série d'objectifs et d'intérêts communs, l'Union européenne renforcerait la position de ce dernier vis-à-vis de ses rivaux, tout en tirant le meilleur parti d'une relation où elle a beaucoup à gagner et peu à perdre. Il est toutefois bon de rappeler que, ses penchants libéraux et européens fussent-ils sincères, Dmitri Medvedev n'est guère susceptible de concéder aux Européens un quelconque droit de regard sur la politique intérieure russe, et ne renoncera très certainement ni aux principes traditionnels de la diplomatie moscovite, ni à ce que l'actuelle élite dirigeante considère comme les intérêts vitaux de la Russie dans les domaines géopolitiques et énergétiques.


[1] Selon les résultats préliminaires, annoncés le 3 mars par la Commission électorale centrale après dépouillement de 100% des bulletins, Dmitri Medvedev obtiendrait 70,28% des suffrages exprimés, contre 17,75% à Guennadi Ziouganov, 9,36% à Vladimir Jirinovski et 1,29% à Andrei Bogdanov. Le taux de participation serait de 63,78%.
[2] Cf. "Medvedev's challengers play by the rules", AP, 24/02/2008.
[3] Vladimir Boukovski n'était rentré que récemment en Russie, alors que la loi électorale exige des candidats à l'élection présidentielle d'avoir résidé sur le territoire de la Fédération au cours des dix années précédant l'élection. Gary Kasparov n'a pas pu faire enregistrer sa candidature dans les délais exigés par la loi – un retard imputé au refus des autorités de laisser se dérouler le congrès d'investiture de Autre Russie.
[4] Mikhaïl Kassianov a dirigé le gouvernement russe pendant le premier mandat de Poutine. Il est ensuite devenu un des principaux opposants à la centralisation autoritaire du régime.
[5] Le dirigeant de l'Ingouchie, Murat Zyazikov, a déclaré attendre une participation "massive", tandis que le président de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, a promis que "tous les habitants de Tchétchénie iraient voter". Lors des élections législatives de décembre dernier, le taux officiel de participation, ainsi que le résultat final du parti présidentiel Russie Unie, avaient été d'environ 100% dans les deux régions.
[6] Plusieurs journalistes ont également été assassinés, mais il est impossible d'établir les commanditaires. Il est vrai cependant que les autorités ne se sont jamais empressées pour élucider l'identité des meurtriers.
[7] Calculé en parité de pouvoir d'achat, le PIB russe est passé, entre 1999 et 2007, de 620 à 2 076 milliards de $ (environ 10% du PIB des 27). (Source : CIA World Factbook)
[8] Au cours des dernières années, Gazprom, qui contrôle près de 90% de la production gazière russe et possède le monopole légal d'exportation, a acquis en outre de très nombreuses participations dans les secteurs des banques, de l'assurance, des médias, de la construction et de l'agriculture. Gazprom s'efforce en outre de devenir un acteur incontournable du transport et de la distribution de gaz aux particuliers sur le marché européen. Gazprom est une compagnie nationale, détenue en majorité par le gouvernement.
[9] http://www.kremlin.ru/eng/speeches/2008/02/14/1011_type82915_160266.shtml
[10] En particulier, l'Espagne, la Roumanie, Chypre et la Slovaquie.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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