La PAC en quête de légitimité

Budget et Fiscalité

Nicolas-Jean Brehon,  

Daniele Bianchi

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20 juin 2011

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Brehon Nicolas-Jean

Nicolas-Jean Brehon

Conseiller honoraire au Sénat

Bianchi Daniele

Daniele Bianchi

Fonctionnaire de la Commission européenne, chargé de cours auprès de différentes universités françaises et italiennes, auteur de nombreuses publications sur la PAC.

Résumé général :

A la veille du G20 agricole, qui se tiendra les 22 et 23 juin prochains, il est clair que, de l'augmentation spectaculaire des matières premières agricoles ces dernières années à la crise sanitaire de la bactérie E.Coli, l'agriculture est au cœur de l'actualité et le restera, notamment à l'occasion de la renégociation à venir du prochain budget européen (2014-2020). La Politique agricole commune (PAC) est la seule politique authentiquement communautarisée : décidée à Vingt Sept et appliquée aux Vingt sept, le secteur agricole est presque totalement financé par l'Union. Or, les réformes de la politique agricole commune (PAC) ne parviennent pas à répondre aux difficultés du monde agricole car elles ne s'attèlent pas au cœur du sujet : la PAC traverse une crise politique de légitimité. Comment faire vivre une politique qui n'a plus ni sens ni soutien ? Définir la PAC autrement qu'en déclinant son sigle est une épreuve. Depuis ses débuts, la PAC n'a cessé d'être critiquée. La PAC doit désormais faire face à une crise de confiance généralisée. Il y a un fossé entre les attentes sociétales et le monde agricole, en particulier dans le domaine environnemental.L'Union européenne parviendra-t-elle à réformer la PAC ? L'idée de la réforme en cours a été de refonder la PAC sur la notion de biens publics, complémentaires des productions agricoles, et tout aussi utiles (paysages, environnement...). L'application de cette théorie se traduit par le verdissement de la PAC qui consiste à accroître les aides environnementales. Le verdissement est-il la bonne réponse? L'insistance sur les conséquences environnementales de l'activité agricole répond à une demande et probablement aussi à une mode. Est-ce suffisant pour fonder une réforme de la PAC ?Comment renouer le lien avec le citoyen ? La première question est celle de l'orientation générale des aides. Orienter la PAC massivement vers le soutien aux productions alimentaires n'a pas été possible. Pourtant, plusieurs crises récentes ont donné un nouveau relief à la sécurité alimentaire et devraient inciter à remettre les priorités dans le bon ordre. La deuxième question est celle de l'équité de la répartition des aides entre agriculteurs, entre secteurs. Le maintien des aides budgétaires lorsque les prix sont élevés est contestable. Enfin, à trop vouloir faire une politique qui corresponde aux attentes sociétales du moment, écologique, citoyenne, on pourrait oublier que la PAC s'adresse aussi aux agriculteurs. Leurs préoccupations portent sur la volatilité des prix, l'eau, évident défi du siècle. La réforme doit s'engager dans le long terme. Soucieuse d'apporter sa contribution au débat public sur ce sujet fondamental, la Fondation Robert Schuman publie deux études apportant deux regards spécifiques sur cette thématique au cœur de l'actualité. Après 50 ans de "crises", une politique agricole, à part entière, doublée d'une véritable politique de l'environnement ne pourrait-elle pas redonner du sens à la PAC ? Après 50 ans de "crises", n'est-ce pas là la dernière chance de sauver la PAC ?

Première étude de Nicolas-Jean Bréhon :

La PAC en quête de légitimité

L'agriculture va de crise en crise. Les sujets changent, la cadence s'accélère jusqu'au tournis : baisse du prix du lait il y a un an, hausse de celui des céréales actuellement, algues vertes, suicides paysans, volatilité des prix à l'agenda du G20, sécheresse sur le terrain, crise sanitaire... Pourtant, année après année, la Politique agricole commune (PAC) va de réforme en réforme. Cette récurrence montre que la PAC, après sa phase de succès, est à bout de souffle. Les réformes engagées ne parviennent pas à répondre aux difficultés du monde agricole, car elles ne s'attèlent pas au cœur du sujet : la PAC traverse une crise politique de légitimité.

Une politique est légitime quand ses fondements sont solides, que ses objectifs sont partagés, que ses soutiens sont durables. Aucune de ces conditions n'est remplie actuellement. Comment faire vivre une politique qui n'a plus ni sens ni soutien ? Cette note propose une lecture politique citoyenne de cette situation. La prochaine réforme de la PAC est une occasion – la dernière ?- pour retrouver cette légitimité perdue.

I. La crise de légitimité

A. La PAC face à une perte de sens

1. La mutation de la PAC

a. Le changement de contenu

La PAC a connu, en vingt ans, une mutation profonde. Très administrée à l'origine, elle repose sur trois éléments : des prix rémunérateurs, des protections tarifaires aux frontières et une quasi garantie de débouchés via l'intervention communautaire, notion clef de la PAC [1]. Les Etats, qui disposent de tous les leviers [2] se montrent pourtant incapables d'imposer des régulations efficaces quand il est encore temps. A cette époque, "un bon ministre est un ministre qui ramène de bons prix" [3]. Le reste est renvoyé à plus tard. La réforme s'impose au début des années 90 pour lutter contre les surproductions et l'emballement budgétaire. Trois grandes réformes changent la PAC: celle de 1992 qui crée les aides directes aux revenus en compensation d'une baisse des prix administrés ; celle de 1999 qui complète la PAC à vocation économique avec un deuxième pilier consacré au développement rural ; celle de 2003 qui généralise les aides directes au revenu en les rendant indépendantes des productions (découplage) et en subordonnant leur paiement au respect de règles communautaires, notamment environnementales (conditionnalité).

Toutes les réformes, inspirées par la libéralisation, ont fait émerger une PAC nouvelle. Les prix agricoles, déterminés par le marché, sont connectés aux cours mondiaux. S'agissant des échanges extérieurs, les prélèvements agricoles aux frontières ont été abandonnés et les restitutions – les subventions aux exportations- sont en voie de l'être. Quant à l'intervention, au cœur de l'ancien dispositif, elle n'est plus qu'une survivance symbolique. Le nouveau dispositif est centré sur le système des paiements directs aux revenus. Réforme après réforme, la structure des dépenses de la PAC s'est transformée. En 1990, les dépenses d'intervention et de soutien aux exportations représentaient 90% du budget de la PAC. Dorénavant, près de 70% des dépenses sont affectés au soutien des revenus des agriculteurs [4].

L'objectif des réformes a été atteint, les surproductions ont cessé, la dépense est maîtrisée. Mais, de même que l'ancienne PAC avait ses effets pervers, les inconvénients de la nouvelle PAC n'ont pas tardé à apparaître. Le contenant demeure mais la PAC a changé de contenu. La PAC est devenue de moins en moins politique (n'a-t-elle pas été présentée comme "une boite à outils", lors du bilan de santé en 2007), de moins en moins commune (tant les régimes d'aides diffèrent entre Etats membres), et de moins en moins agricole (le développement rural est un patchwork mêlant ruralité, environnement, accompagnement social, mais sans lien direct avec la production).

b. Le changement de nature de la PAC

Cette réforme sonne le glas d'une ambition politique et agricole. La PAC est passée d'une politique agricole, orientée globalement vers le soutien à la production, à une politique d'aide aux agriculteurs. Jusqu'en 1957, les Etats qui avaient fait le choix de créer un ministère de l'agriculture visaient avant tout à satisfaire le milieu agricole. La PAC s'inscrivait, au contraire, dans une approche économique générale, visant à développer un outil de production, à garantir l'indépendance alimentaire et à favoriser la présence internationale. Les restitutions sont un exemple de cette approche qui dépasse le seul intérêt des agriculteurs, car elles bénéficient aux exportateurs, c'est-à-dire aux négociants et aux industriels et non directement aux exploitants. La réforme de la PAC marque la fin de cette ambition. La PAC est revenue à une politique d'aide aux agriculteurs. La PAC politique n'aura été qu'une parenthèse historique.

Ainsi, la PAC a glissé d'une politique de production via des prix et des garanties de débouchés, à un système d'aide aux revenus. Ce faisant, la PAC a glissé d'une politique économique à une politique à vocation sociale. Cette évolution s'est même accentuée au cours des dernières années. Car avec la baisse tendancielle des prix des productions alimentaires, devenus insuffisants pour assurer les revenus agricoles, les aides directes ont pris une importance croissante dans le revenu des producteurs pour atteindre 60% en moyenne dans l'Union européenne mais 80% en France [5]. Sans aide directe, le tiers des agriculteurs européens disparaîtrait dans l'année [6]. Seuls 20% sauraient vivre sans soutien. Le système façonné par l'Europe a mis les agriculteurs sous perfusion. La PAC, politique économique, s'est mutée en une politique d'assistance et de solidarité.

2. La perte de repères

a. A quoi sert la PAC ?

La question est simple. Pourtant, les explications sont toujours confuses. Aux termes du Traité, la PAC vise à accroître la productivité, assurer un niveau de vie équitable à la population agricole, stabiliser les marchés, garantir les approvisionnements, et assurer des prix raisonnables aux consommateurs [7]. Alors que la PAC a radicalement changé, le traité n'a pas été modifié depuis 1957. L'Union n'a pas su redéfinir ses objectifs. Cet immobilisme " révèle l'ampleur des désaccords sur les fondements même de la PAC " [8]. Les Etats préfèrent garder une coquille institutionnelle vide plutôt que se déchirer à définir de nouveaux objectifs. Car que reste-il des objectifs du traité ? Le niveau de vie équitable aux producteurs et la stabilité des marchés ont été abandonnés. Le prix raisonnable aux consommateurs ne doit rien à la PAC car le prix final est déconnecté du prix payé aux producteurs. La garantie d'approvisionnement évoque trop les pénuries des années de guerre. Seul l'objectif de productivité ou son corollaire moderne -la compétitivité- reste d'actualité. Des cinq objectifs énoncés, un seul est resté.

Les résultats de la recherche sur Internet ne sont guère plus probants. Le premier lien énonce: "développer et moderniser l'agriculture en Europe". Qu'en dit la Commission européenne ? "La PAC garantit une concurrence loyale et des normes communes pour la qualité et la sécurité de notre alimentation. Elle contribue également au bon fonctionnement du marché unique (grâce auquel) nous disposons d'une grande variété de produits" [9]. Une présentation qui ne dit rien ni sur les aides communautaires ni sur les objectifs fixés par le traité ! Le ministère français de l'agriculture est plus complet mais reste embrouillé mêlant objectifs économiques, sociaux, environnementaux, territoriaux [10].

Alors, à quoi sert la PAC ? Définir la PAC autrement qu'en déclinant son sigle est une épreuve. Une politique peut-elle être légitime aux yeux du citoyen si, dès la première question, simple, élémentaire, la réponse est, au mieux, confuse et embarrassée ? Ou, pire, embarrassante. A près de 70 %, la PAC est consacrée aux aides directes. Alors, à quoi sert la PAC ? Essentiellement à soutenir les revenus des agriculteurs. Un résumé sévère mais lucide de la situation actuelle! La PAC s'est, au fond, considérablement appauvrie.

b. Comment justifier les aides directes ?

Même les aides directes peinent à trouver leur justification. Trois explications se sont succédé. Historiquement, l'introduction de l'aide aux revenus a été liée à la perte de revenus, consécutive à la baisse des prix décidée en 1992. L'aide est d'ailleurs intitulée "paiements compensatoires". Mais faut-il poursuivre une aide compensatrice dix ans plus tard ? L'expression est abandonnée en 1999 au profit de "l'aide directe" puis, en 2003, de "paiement direct" ou "paiement unique". La réforme introduit un nouveau système de paiement unique par exploitation - en France, les droits de paiement unique (DPU)-, qui n'est plus lié à la production. L'idée initiale d'un paiement compensatoire d'une baisse de revenu a disparu. L'Union européenne privilégie le confort d'une aide permanente, stable et acceptée par l'Organisation mondiale du Commerce [11].

Depuis quelques années, une nouvelle explication fait florès dans les discours et la littérature agricoles, qui marque le retour à la notion d'aide compensatrice. Mais l'élément déclencheur a changé. Il ne s'agit plus de compenser la baisse de prix mais plutôt de compenser les conditions de production particulières imposées par l'Union, en particulier l'application des règles environnementales européennes. L'idée ne manque pas de pertinence. Il s'agit d'une justification a posteriori. Une justification qui ne suffit pas à compenser l'impression détestable que laisse ce régime des DPU.

B. La PAC face aux critiques et à une perte de soutiens

1. La PAC doit faire face à des critiques croissantes

a. Les critiques rituelles

Depuis ses débuts, la PAC n'a cessé d'être critiquée. La critique la plus ancienne porte sur son coût budgétaire. 57 milliards € dans le budget européen pour 2011. La PAC = 100 € par an et par habitant. 100 €, moins que le montant de la redevance audiovisuelle en France, pour assurer la sécurité alimentaire, pour un métier qui reste un des plus durs de la société moderne, est-ce excessif ? 57 milliards par an comparables aux 307 milliards $ en cinq ans du Farm bill américain. Mais le budget de la PAC, c'est aussi 1000 milliards en vingt ans. Beaucoup d'Etats membres estiment que, sans être "le colosse budgétaire" qu'elle était, la PAC conserve un poids excessif au sein du budget communautaire qui empêche l'Europe de financer des actions présentées comme plus performantes: la recherche, l'environnement, etc.

Le système est aussi caractérisé par une grande inégalité. Il y a d'abord une inégalité dans la répartition interne des aides entre secteurs et entre bénéficiaires puisque 80% des aides sont perçues par 20% des exploitants. Certains versements au profit de quelques grands propriétaires ont un effet dévastateur pour l'image de la PAC et pour son acceptation sociale. L'inégalité se constate entre Etats membres puisque les nouveaux entrants de 2004 et 2007 relèvent d'un régime dérogatoire qui implique une application progressive du régime des aides directes. Ainsi, les aides calculées par hectare varient entre 83 € (Lettonie) à 521 € (Grèce).

La troisième critique est celle de la "PAC productiviste". Toute orientée vers l'augmentation de la production, facilitée par les engrais et pesticides, la PAC a oublié, ou pire, gâché et sali l'environnement.

b. La crise de confiance généralisée

La PAC doit faire face à une crise de confiance généralisée. De nouvelles failles sont apparues. Avec, en premier lieu, des doutes sur l'efficacité de la PAC. "Pendant trente ans, la PAC pouvait s'enorgueillir de ses résultats. Les objectifs du traité étaient globalement atteints. Les défauts étaient masqués par les performances économiques du secteur (...). Mais la PAC administrée fonctionnait comme un filtre opaque qui rendait le monde agricole insensible aux nouveaux compétiteurs et aux contestations internes. Chaque année a fait naître de nouveaux doutes". [12]. Des doutes sur l'efficacité des réformes ; des doutes aussi pour les agriculteurs eux-mêmes dont le poids dans le partage de la valeur ajoutée n'a cessé de diminuer [13]. Enfin, la répétition de crises sanitaires est également très embarrassante pour la crédibilité de la PAC.

Les désillusions communautaires. La PAC, présentée comme un modèle d'intégration et un symbole des solidarités européennes, est au cœur de toutes les rivalités et cristallise les oppositions. Une certaine lassitude entoure les débats sur la PAC qui reste un point de friction entre Etats membres. D'ailleurs, quelle est la portée, sur le terrain, de la solidarité communautaire, toujours exprimée publiquement ? Lors de la crise du secteur laitier en 2008-2009, et en marge des discours officiels en France et en Allemagne, les éleveurs des deux Etats ont suivi deux stratégies opposées : les premiers ont réduit leur production de façon à rétablir les prix, tandis que les seconds ont augmenté la leur pour compenser la baisse des prix par un effet volume. Un même discours n'a pas empêché deux stratégies opposées sur le terrain.

La réforme jusqu'à la caricature. Le régime du paiement unique est pour le moins curieux. En application du principe de découplage, l'aide directe est versée indépendamment de l'acte de production et du prix de vente. Ainsi, que l'exploitant produise ou ne produise pas, que le prix de vente soit élevé et rémunérateur ou non, le paiement à l'exploitant est identique. L'Union a tout simplement reconstitué la rente agricole ! Les Français ont eu la maladresse de qualifier cette aide "droits à paiement unique" accréditant l'idée que les agriculteurs avaient un droit à subvention, calculé sur un "modèle historique" calé sur les montants perçus entre 2000 et 2002 ! Michel Rocard évoque ainsi "l'hypocrisie des DPU" [14]. Pour ne pas dire que le système est à la fois scandaleux et absurde. Comment légitimer un tel système ? " Les agriculteurs réclament – avec raison – des prix, pas des primes, mais quand les prix sont hauts, ils touchent les uns et les autres. Alors, DPU ou DPI, droits de paiements iniques ? Confidence d'un élu local : "heureusement que les citoyens ne savent pas comment ça se passe, sinon, cela exploserait" [15].

La PAC au bord de l'explosion. Voilà l'héritage des réformes voulues et votées depuis vingt ans !

2. Une perte des soutiens

a. La désaffection du monde agricole

Ce n'est pas le moindre des paradoxes que de constater que les agriculteurs, les bénéficiaires, comptent parmi les plus hostiles à la PAC ! Comment expliquer cette rupture ? Le passage d'une logique à une autre a été brutal. En quinze ans, tous les secteurs ont été confrontés au choc de la compétition. Cette libéralisation s'est traduite par une grande instabilité des prix, sous l'influence du marché mondial, et s'est accompagnée d'un profond désarroi des agriculteurs face à ce qu'ils ressentent comme une injustice et un abandon. Les agriculteurs ont le sentiment de faire leur travail consciencieusement, le versement des DPU est subordonné à des conditions environnementales et sociales qui n'existent dans aucune autre politique européenne. Les agriculteurs souhaitent pouvoir vivre de leur travail, avec des prix rémunérateurs. Or, certaines années, les prix assurent à peine les coûts, et ce sont les DPU qui donnent le revenu. Dans certains secteurs, l'aide européenne devient même une condition de survie. La PAC a réussi le paradoxe que les agriculteurs sont contraints de défendre un système qu'au fond, ils bannissent !

b. Le jeu ambigu des institutions

Par son degré de communautarisation, la PAC est un exemple de politique dont la Commission, initiatrice des réformes, pouvait être fière. Il n'en est rien. Même si le nouveau commissaire à l'agriculture Dacian Ciolos marque un changement d'approche, la Commission se contente de gérer un outil auquel elle ne croit plus, tant elle est globalement favorable à la libéralisation dans tous les domaines. Dans ces conditions, les crises sont considérées comme des sortes d'épreuves de sélection d'où émergeront les futurs champions européens aptes à affronter la concurrence internationale. Ainsi, la Commission maintient des soutiens qu'elle ne cherche, au fond, qu'à démanteler [16].

Les intérêts des Etats membres, principaux décideurs de la PAC jusqu'au traité de Lisbonne [17], sont divergents. "Les élargissements, notamment l'adhésion britannique, ont accentué la remise en cause de la pertinence voire de la légitimité de la PAC" [18]. A 27, les positions sur la PAC vont du soutien total à la plus vive hostilité. Certains pays, tout orientés vers le libre jeu du marché dans tous les domaines, se sont inscrits à contrecœur dans une PAC régulatrice et n'ont eu de cesse de la changer. Au Royaume-Uni, l'aversion à la PAC semble être un ciment culturel. " Malgré plusieurs réformes radicales, la PAC est tiraillée entre des visions divergentes sur le rôle de l'agriculture européenne (stratégie, exportation, aménagement du territoire, dimension sociétale)" [19]. Beaucoup d'Etats sont tiraillés entre la PAC et d'autres politiques ou orientations jugées plus conformes à leurs propres intérêts [20].

c. La rupture avec l'opinion publique

La rupture avec une partie de l'opinion est le plus grave. Il y a d'abord une sorte d'incompréhension générale sur le soutien public à l'agriculture. Si, au moins en France, une partie de la société reste compatissante vis-à-vis du monde paysan, il ne faut pas nier une certaine hostilité montante. Les tribunes et émissions sur l'agriculture suscitent souvent des réactions agressives. Les agriculteurs sont les seuls dont les revenus sont subventionnés par le budget communautaire. Pourquoi eux ? Sont-ils les seuls à participer à la construction européenne ? D'autant plus que l'opinion peut parfois s'interroger sur les raisons de fond des soutiens publics. S'agit-il de garantir l'indépendance alimentaire de l'Europe – est-elle menacée ?- ou plutôt de se concilier une population influente [21].Tous ces phénomènes accumulés laissent planer une certaine suspicion autour de la PAC [22].

Mais il y a surtout un fossé entre les attentes sociétales et le monde agricole. En particulier dans le domaine environnemental. Les dégâts de l'agriculture productiviste ont été maintes fois dénoncés. " En une génération, la figure du paysan nourricier a été remplacé par celle de l'agriculteur pollueur, la crainte de l'empoisonnement s'est substituée à la peur séculaire de la pénurie " [23]. Il y a beaucoup d'excès et d'injustice dans ces accusations médiatisées [24], mais le monde agricole a sous-estimé la force du mouvement écologique et de l'attente sociale. La réponse réglementaire sous forme d'éco-conditionnalité ne donne satisfaction ni aux agriculteurs ni à la société civile. Il reste un fossé entre les efforts des agriculteurs et les dégâts en termes d'images véhiculées par les médias. Chaque année, une accusation nouvelle apparaît dans les médias : les nitrates dans l'eau, les pesticides dans les aliments, les gaz à effet de serre des vaches, les conditions d'élevage, etc. Le paysan subit ces attaques en silence. Les agriculteurs, sur la défensive, ont perdu le combat médiatique qu'au fond, ils n'ont jamais mené. Dès lors, la PAC a perdu en légitimité politique.

II. La PAC en quête de légitimité

A. Les choix actuels

1. La réforme de la PAC, test de crédibilité pour l'Europe

L'Union européenne parviendra-t-elle à réformer la PAC ? La légitimé de la réforme et du maintien de la PAC passe par deux conditions. La première est la capacité à renouveler le débat agricole ce qui suppose de reposer le débat en termes politiques. La seconde est de répondre aux attentes de l'opinion.

a. Sortir la PAC de son ornière

Sans nier l'importance décisive du débat budgétaire, il paraît utile de redéfinir les objectifs avant de s'atteler aux moyens. C'est le choix de l'Union puisque, pour la première fois, les débats sur le fond ont précédé ceux sur le budget [25]. Il est impératif de sortir du débat financier. Les agriculteurs ne peuvent défendre la PAC sur le seul fondement qu'elle assure une partie de leurs revenus. L'argument est fondé mais fragile. Les éleveurs luttent pour des revenus décents, et on peut les comprendre. Mais ce faisant, ils mènent un combat catégoriel alors que la question est par essence collective. La demande est financière mais la solution est politique. En restant fixés sur des revenus, les agriculteurs renoncent aux appuis qu'ils trouveraient s'ils posaient les vraies questions [26].

Bien souvent, le débat agricole piétine. Trente ans après, il n'est pas rare d'entendre encore rappeler "les montagnes de beurre" ou les effets dévastateurs des restitutions sur la production en Afrique. Il est aussi courant d'entendre rappeler les vertus du bio, érigé en modèle unique. Alors que les stocks et les restitutions ont quasiment disparu, que les nouveaux compétiteurs mondiaux auraient exporté avec ou sans restitutions européennes et n'ont cure des précautions écologiques occidentales et urbaines. Dans la tradition française, tout le débat est orienté pour opposer les agriculteurs : les petits et les gros, les bio et les pollueurs, etc. alors qu'il y a de la place pour différents modes d'exploitation, un modèle compétitif avec une agriculture de grandes cultures et de grandes exploitations présente sur les marchés internationaux et une agriculture de proximité, toute aussi nécessaire, mais qui passe inévitablement par des soutiens publics.

Mais les Français sont toujours suspects quand ils défendent la PAC. Ils en appellent volontiers aux grands principes – la PAC est la seule politique communautaire qui a poussé si loin l'intégration- mais chacun sait que, quand la France défend la PAC, elle défend aussi ses intérêts [27]. Tous les Etats procèdent ainsi. Hélas, la France ne le fait pas sans maladresses. La PAC régulatrice à l'ancienne est toujours le rêve caché de nombreux agriculteurs français. Alors que le mot de régulation est banni chez plusieurs de nos partenaires, par pragmatisme, par choix idéologique, ou parce qu'il évoque un passé trop pesant. Les plus hautes autorités de l'Etat évoquent le principe de "préférence communautaire", qui, en l'état, a peu de chance d'avoir un écho auprès de nos partenaires. Un siècle après le tarif Méline, la France garde toujours un réflexe protectionniste et ne parvient pas à renouveler ses concepts.

b. Refonder la PAC

Première condition, c'est d'abord sur le terrain politique qu'il faut redéfinir les vrais enjeux de la PAC. Il est stupéfiant que le traité [28] qui exprime une légitimité, soit occulté à ce point. Mais le traité ne pourra revivre sans renouveler les concepts au fondement de la PAC. Le concept d'indépendance alimentaire, vieilli, mériterait d'être revisité à la lumière des crises agricoles. La sécurité alimentaire a encore un sens, et peut-être plus que jamais. Même les Britanniques, traditionnellement hostiles à la PAC, ont évolué sur ce point. D'ailleurs, il est facile de pointer l'égoïsme du choix de la dépendance alimentaire : "en cas de hausse des prix alimentaires, l'Europe, riche, pourra toujours payer l'aliment produit ailleurs tandis que le pauvre sera très vite exclu du marché. Les bateaux de blé iront toujours là où le consommateur paye le plus cher" [29].

Par ailleurs, il faut oser poser les enjeux en termes identitaires et culturels. L'agriculture est un élément de l'identité européenne. Alors que quelques Etats sont tentés par la seule logique de performance et du rendement jusqu'à la caricature, d'autres défendent un modèle prenant en compte l'environnement et les territoires et laissant place à l'humain et au bon sens [30]. Quelle agriculture sera présente sur le marché demain ? Voulons-nous des vaches dans les champs ou des vaches en batterie? Le combat agricole, c'est le combat de l'herbe et du ciment. Quand l'agriculteur disparaîtra, il n'y aura plus que le béton ou le désert. Est-ce bien cela que les Européens désirent ? L'enjeu de la PAC est celui-là.

Ce discours identitaire ne s'oppose pas à l'objectif économique de compétitivité qu'il faut accepter et revendiquer. C'est le choix et l'exigence de plusieurs Etats membres. Il est naturel de vouloir créer des pôles d'excellence et de compétitivité. Les Français ont toutes les raisons d'être meurtris d'avoir abandonné leur place de premier exportateur agro-alimentaire aux Allemands et doivent avoir pour objectif de la reconquérir.

La seconde condition pour refonder une légitimité perdue est de renouer le lien avec l'opinion. Il faut prendre en compte les critiques qui sont régulièrement portées. Ce lien passe inexorablement par la prise en compte des aspects environnementaux.

2. Le choix de la Commission : biens publics et verdissement

a. L'agriculture, fournisseur de biens publics

Sous l'impulsion de milieux universitaires et de think-tanks anglo-saxons [31], l'idée a été de refonder la PAC sur la notion de biens publics. L'agriculture ne fournit pas seulement des productions agricoles et alimentaires, elle participe à un équilibre général, une sorte d'écosystème sociétal, en tant que fournisseur de biens publics. On entend par bien public un bien ou un service collectif accessible à tous (critère de non exclusion) et dont l'utilisation par un individu n'enlève rien aux utilisations potentielles des autres (critère de non-rivalité). Les biens publics listés en agriculture sont des biens environnementaux, tels que le paysage, la biodiversité, la qualité de l'eau, la lutte contre le changement climatique, le captage du carbone, la participation à la lutte contre les incendies et les inondations, etc. Il existe aussi des biens publics non environnementaux incluant la sécurité alimentaire, le bien-être animal, la vitalité du monde rural, etc.

Cette notion, qui n'est guère différente de ce que les économistes appellent "les externalités positives" et que le deuxième pilier nommait la "multifonctionnalité de l'agriculture", présente de nombreux aspects positifs. Elle est très valorisante pour le monde agricole en associant deux mots très positifs - "biens" et "publics" -, qui va au-delà du rôle de "jardinier du paysage", considéré comme insultant par les agriculteurs. Ces derniers ont un besoin de reconnaissance de la société et cette notion d'utilité publique y répond. Elle permettrait surtout de justifier les aides publiques décriées.

La notion se heurte toutefois à une série de difficultés. Comment passer du qualitatif à l'évaluation monétaire ? Quel doit être le montant d'aide fondée sur la biodiversité? Mais surtout, peut-on légitimer la PAC en la fondant sur des concepts aussi complexes ? "Il faudra beaucoup de pédagogie pour expliquer une notion aussi abstraite (...) C'est parce que les politiques ont abandonné le vocabulaire de l'Europe aux experts que l'Europe est en panne" [32]. Il faut parler de la PAC avec des mots simples. La référence aux biens publics ne semble pas la meilleure façon d'y parvenir.

b. Le verdissement de la PAC

Le "verdissement" consiste à lier les aides communautaires à des critères environnementaux. Cette notion est au cœur de la communication de la Commission sur la réforme de la PAC [33]. Le mot environnement est utilisé 35 fois, alors que le mot agriculteur l'est 20 fois et le mot alimentation qu'une fois. La Commission propose ainsi un système d'aide en strates ou, pour reprendre une expression italienne, un "système en lasagnes" avec des conditionnalités spécifiques à chaque couche. Une aide de base dont le versement serait subordonné aux conditionnalités actuelles. Une aide à composante écologique explicite. "Ces aides pourraient prendre la forme d'actions environnementales simples, généralisées, non contractuelles et annuelles qui aillent au-delà de conditionnalité et qui soient liées à l'agriculture (couverts végétaux, rotations des cultures ...)". Enfin, des aides ciblées sur les zones à handicaps ou sur les petites exploitations. Ce troisième soutien serait facultatif et couplé ou lié aux productions.

Là encore, cette approche suscite une réaction nuancée. "La meilleure intégration des objectifs environnementaux dans la PAC est nécessaire, inéluctable, inattaquable. Elle n'offre que des avantages. L'agriculture doit être en phase avec la société et la société a cette exigence". [url href=#ancre_34 class=ancre_1]34a[/url] Le ministre français de l'Agriculture Bruno Le Maire le rappelle souvent, "le verdissement permet de refonder la légitimité de la PAC" [35] 57 milliards de subventions constituent incontestablement un levier pour faire changer les pratiques considérées comme perfectibles.

Cette option présente toutefois quelques limites. Le système actuel prévoit l'éco-conditionnalité. S'agissant d'un soutien vital pour les agriculteurs, faut-il aller plus loin ? Le problème n'est pas de verdir, mais " comment verdir et jusqu'où verdir ? (...) Dans la PAC, l'environnement a sa place mais il doit trouver sa juste place et non pas se substituer au principal" [36]. Le verdissement ne doit pas se traduire par des coûts supplémentaires et de l'insécurité juridique. L'autre faiblesse du verdissement actuel est de poser la question environnementale en termes de contraintes ou de menaces. Ne faut-il pas privilégier une approche plus positive du verdissement et du lien entre agriculture et environnement ? Une agriculture qui valoriserait ses déchets, par la méthanisation des déchets agricoles et alimentaires [37] par exemple, s'insérerait parfaitement dans cet objectif environnemental, tout en mêlant recherche, projet industriel, et modèle exportable, ce que le verdissement actuel n'offre pas.

Le verdissement est-il la bonne réponse à la crise de la PAC ? L'insistance sur les conséquences environnementales de l'activité agricole répond à une demande, à une pression et probablement aussi à une mode. Est-ce suffisant pour fonder une réforme de la PAC ?

B. Les pistes oubliées

1. Le quasi abandon de la piste alimentaire

a. La PAC politique alimentaire ?

Comment renouer le lien avec le citoyen ? " La PAC ne sera sauvée que si l'opinion considère qu'elle est utile. Pas seulement profitable aux agriculteurs, utile aux citoyens et aux consommateurs. Il faut donc orienter les aides européennes vers ce qui les intéresse : l'alimentation (...) En agriculture, il y a des secteurs qui parlent au cœur des citoyens et des soutiens qui vont au porte-monnaie des producteurs. Entre les deux, il faut choisir " [38]. C'était tout le sens de l'appel à transformer la PAC en PAAC (politique agricole et alimentaire commune [39]).

Cette recommandation n'a pas été suivie. Elle a été raillée comme une lapalissade [40]. Sa première traduction ministérielle a été aussitôt freinée [41]. Même la Cour de Justice européenne, à la suite de la Cour des Comptes européenne, a considéré que l'aide alimentaire aux plus démunis ne relevait pas de la PAC mais de la politique sociale [42]. Dans sa communication du 18 novembre 2010, la Commission n'utilise le mot alimentation qu'une seule fois (dans le titre !).

Dont acte. L'Union se prive pourtant d'un mode de soutien largement répandu dans le monde et parfaitement accepté par les citoyens, à l'image du système américain [43]. L'Europe avait à sa portée un moyen simple de relégitimer la PAC mais l'a exclu d'emblée. Dans le système actuel, le soutien aux revenus est accordé à l'exploitant mais ce qu'il produit importe peu : blé, viande, tabac, agro-carburant, etc. La redistribution des aides entre secteurs et bénéficiaires aurait été sans doute trop importante pour être supportable politiquement.

Le débat alimentaire pourrait toutefois resurgir.

b. L'actualité de la sécurité alimentaire

Deux crises récentes ont donné un nouveau relief à la sécurité alimentaire. D'une part, même si l'Europe semble à l'abri des émeutes de la faim qui se sont produites en 2008, la sécurité alimentaire redevient un enjeu dans le contexte des crises alimentaires mondiales. En Europe, le risque lié à une pénurie physique paraît faible, sinon inexistant. En revanche, le risque social lié à une hausse des prix des produits alimentaires en Europe ne peut pas être négligé. Une augmentation de la part de l'alimentation dans le budget des ménages remettrait en cause un mouvement historique de baisse et présenterait des risques sérieux de déstabilisation économique notamment pour le secteur bancaire (la marge de revenu disponible pour les remboursements d'emprunts étant réduite d'autant). Décider une réforme de la PAC sur le seul prisme environnemental en omettant de traiter ces deux sujets – approvisionnements et prix agricoles – serait peu responsable.

D'autre part, la très grave crise sanitaire liée l'apparition d'une bactérie mortelle en Allemagne au printemps 2011 doit être un électrochoc pour les Européens. La vigilance constante au cours de la chaîne alimentaire ne suffit pas à supprimer totalement le risque alimentaire. Périodiquement, des crises apparaissent en Europe, qu'il s'agisse de contaminations chimiques (dioxine) ou bactériennes (E coli). Pourtant, les questions de santé humaine sont relativement accessoires dans le projet de réforme de la PAC. Comme en témoigne cette présentation -qui serait passée inaperçue sans cette crise sanitaire- des objectifs de la PAC par la Commission : "fournir des denrées alimentaires de qualité et de valeur, produites de façon durable dans le respect des engagements pris en matière d'environnement, de qualité de l'eau, de santé et de bien-traitance des animaux, de santé des végétaux et de santé publique" [44]. Ainsi, la santé humaine vient après l'environnement mais aussi après celle des animaux et des végétaux !

La réforme de la PAC est clairement orientée vers la compétitivité et le verdissement. Ces deux orientations s'imposent mais la première priorité d'une politique agricole commune n'est-elle pas aussi et plutôt la sécurité alimentaire qui permet de garantir une alimentation sûre et des contrôles efficaces ? La PAC doit être au service de l'alimentation des Européens. Cette crise sanitaire rappelle les fondamentaux de la PAC et devrait inciter à remettre les priorités dans le bon ordre.

2. L'éloignement de l'exigence d'équité

La PAC est ressentie comme une politique inéquitable qui bénéficie toujours aux mêmes, aux "gros" exploitants qui, de surcroît, n'en ont pas toujours besoin étant positionnés sur des secteurs où les prix peuvent être rémunérateurs. Le problème de l'équité entre Etats, soulevée par tous les nouveaux Etats membres, trouvera certainement une solution, en revanche, l'équité interne est à peine effleurée. Seul, l'abandon des références historiques pour le calcul des aides directes est acquis. Les deux propositions, pourtant bien timides, de la Commission – le plafonnement des aides et l'aide réservée aux "agriculteurs actifs" - n'ont guère de chance d'être adoptées.

Mais deux sujets cruciaux restent écartés. Le premier est celui de la répartition des aides entre secteurs (céréales élevage fruits et légumes). Le sujet est bloqué : toute modification dans la répartition des aides suscite aussitôt une levée de boucliers de la part des bénéficiaires actuels. Il faudrait un immense courage politique pour régler ce sujet. Or, les Etats n'ont pas plus de courage pour imposer cette redistribution qu'ils en avaient, il y a vingt ans, pour imposer les régulations quand elles étaient nécessaires.

Le second sujet est celui de la modulation des aides en fonction des prix du marché. Peut-on accepter le versement des subventions lorsque les prix sont élevés ? Cette pratique est de toute évidence contestable. Les arguments budgétaires (la programmation budgétaire) et juridiques (la compatibilité avec l'OMC) sont insuffisants face au défi politique de l'équité de la PAC.

Selon certaines interprétations en Europe, le verdissement serait en quelque sorte à la fois un compromis pour garantir l'enveloppe des aides directes, tout en satisfaisant aux pressions du moment et une diversion pour ne pas parler des sujets qui fâchent. Or, toute impasse sur la répartition des aides entre agriculteurs et l'adaptation des aides aux circonstances économiques sera probablement fatale à la PAC. La légitimité de la PAC est à ce prix. C'est le prix -fort – du courage politique.

3. L'absence de prise en compte des inquiétudes des agriculteurs eux-mêmes

A trop vouloir faire une politique qui corresponde aux attentes sociétales du moment, écologique, citoyenne, on pourrait oublier que la PAC s'adresse aussi aux agriculteurs.

Premier sujet : gérer la volatilité des prix. L'agriculture s'est installée durablement dans l'instabilité des prix, ingérable pour les producteurs. L'Europe est démunie face à ces mouvements mondiaux et cherche une amélioration dans la transparence des marchés et l'adaptation des producteurs via notamment les systèmes d'assurance et de marchés à terme. Cette évolution est sans doute inévitable mais ce faisant, l'Union prend aussi un risque politique? " Pourrons-nous justifier longtemps le maintien d'une dotation annuelle de plus de 50 milliards € à des agriculteurs qui vont consacrer une grande partie de leur travail à surveiller les options et les swaps à Chicago ? Il ne serait pas admissible que l'argent du contribuable aille massivement vers des agriculteurs traders tandis que les éleveurs loin de ces marchés resteraient au bord de la faillite ?" [45]. Derrière l'agriculture, il y a des hommes qui travaillent la terre. Et pas seulement, comme partout ailleurs, des écrans et les chiffres d'une réalité virtuelle. Défendre la PAC, c'est défendre le bon sens et une certaine forme d'humanité.

Deuxième sujet : retrouver des prix suffisants, dans toutes les filières. Il n'y aura jamais que deux moyens de retrouver des marges : gagner en compétitivité-prix ou améliorer sa part dans le partage de la valeur ajoutée dans la filière. La première voie passe par la rationalisation des modes de production et la recherche. La seconde suppose soit de rééquilibrer les relations - les rapports de force plutôt - avec les industriels et la distribution - soit d'y échapper en se positionnant sur des segments de marché rémunérateurs ou en établissant des relations de proximité avec le consommateur [46]. La réforme de la PAC ne peut pas faire l'impasse sur l'organisation.

Troisième sujet : produire. Produire face à la sécheresse et malgré le changement climatique. Sans écarter l'importance de la recherche agronomique qui pourrait permettre de développer des cultures plus adaptées au stress hydrique, pour toutes les agricultures du monde, l'eau est de toute évidence le combat de demain. Pourtant, dans la réforme proposée, il n'y a encore rien sur ce thème.

Conclusion :

Ces questions du moment sont aussi celles de l'avenir. On peut attendre de la réforme de la PAC qu'elle s'inscrive dans une vision prospective de long terme. Le maintien et le montant des aides ainsi que l'environnement ont cannibalisé le débat sur la PAC. Le moment est sans doute venu de se demander si la meilleure voie pour relégitimer la PAC ne serait pas de la recentrer sur une vraie politique agricole et d'identifier à ses côtés une réelle politique commune de l'environnement.

Notes concernant l'étude de Nicolas-Jean Bréhon :

La PAC en quête de légitimité

[1] Lorsque les prix du marché sont jugés insuffisants, le Conseil décide de recourir à la régulation de l'offre via l'intervention c'est-à-dire essentiellement le stockage, censé être provisoire, des productions excédentaires. [2] le Conseil fixe, chaque année, les prix, les conditions d'intervention, voire les quotas de productions et les pénalités associées [3] Philippe Chalmin, cité dans le rapport d'information de Jean Bizet, Jean Paul Emorine, Bernadette Bourzai, Odette Herviaux, Redonner un sens à la PAC, Sénat, N°102 (2010-2011), p.12 [4] Ces deux postes – intervention et restitutions - ne représentent plus que 15 % du budget. Les 15 % restants sont affectés au développement rural [5] INSEE, le poids des aides directes dans le revenu agricole,http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/ref/revaind09g.PDF [6] http://www.momagri.org/FR/editos/Tous-les-pays-europeens-ont-besoin-de-mecanismes-de-regulation-pour-soutenir-leur-agriculture_703.html [7] Article 39 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne [8] Jean-Christophe Bureau , la PAC après 2013, futuribles n° 369, décembre 2010. [9] Commission européenne, agriculture et développement rural, foire aux questions " à quoi sert la PAC ?" http://ec.europa.eu/agriculture/faq/why/index_fr.htm . [10] http://agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/pac_zoom-1.pdf "A quoi sert la PAC ? [11] La nouvelle justification repose sur le fait que ces paiements directs sont cohérents avec les règles de l'OMC qui interdit les aides qui faussent la concurrence entre Etats telles que les aides aux exportations ou les aides à la production, classées en "boite orange", tandis que les aides aux revenus sont admises et classées en "boite verte", car elles sont censées ne pas entraîner de distorsion de concurrence [12] Sénat N°102 (2010-2011), op. cit., p. 21. [13] Il y a vingt ans, ce partage se faisait en trois parties égales, entre producteurs (1/3), industriels (1/3) et distributeurs (1/3). En 2005, la part des agriculteurs a régressé à 25 % alors que les deux autres composantes se partagent le solde en moitié. [14] Michel Rocard, en préface du livre de Henri Nallet, L'Europe gardera-telle ses paysans ? Fondation Jean Jaurès, 2010 [15] Nicolas-Jean Brehon , "Redonner du sens à une politique qui n'en a plus", Le Monde, 29 janvier 2010 [16] Symbole de cette désaffection : le mot agriculture a disparu des rubriques du cadre financier pluriannuel 2007-2013. La PAC est noyée dans un ensemble "préservation et conservation des ressources naturelles" [17] Depuis le traité de Lisbonne, le Parlement européen, longtemps à l'écart du processus décisionnel sur la PAC, est devenu le codécideur de la PAC. [18] Jacques Bourrinet, réflexions sur l'avenir de la PAC, RMCUE N° 449, juin 2001 [19]http://www.invivo-group.com/imprimer-dossier/19/view/all/la-pac-est-elle indispensable? [20] C'est notamment le cas de l'Allemagne. "Le Mercosour est pour nous un marché potentiel. S'il faut accepter de payer un prix pour y avoir accès (en sacrifiant la PAC ?), on l'acceptera." Sénat, op. cit., p. 19. [21] Le poids électoral du "vote paysan" en France a été estimé à 15 % de l'électorat. Henri Mendras, Français comme vous avez changé, Tallandier 2004, p. 36. La chute de popularité du président de la République dans le monde agricole - de 87 % à 47 % entre septembre 2007 et février 2010- n'est sans doute pas étrangère à un raidissement de son discours sur la PAC [22] Le positionnement très écologiste de M. Jean Louis Borloo sur la réforme de la PAC et la réaction de nombreux responsables agricoles ne sont probablement pas sans incidence sur son éviction lorsque sa nomination comme premier ministre fut envisagée. [23] Sénat, N° 102, op cit, p. 73. [24] Sans nier certaines dérives inadmissibles, on ne saurait trop recommander la prudence lorsqu'il s'agit d'attaquer les agriculteurs. Il serait juste de distinguer par exemple le risque et le danger des pratiques mises en cause. De même, la vogue du bio paraît parfois naïve dans le contexte de compétition mondiale et ne peut être un modèle généralisable à toutes les productions. [25] S'agissant du Parlement européen, le rapport de l'eurodéputé Georges Lyon a été adopté en juillet 2010. Le Conseil n'a pas encore fait connaître de position mais la France et l'Allemagne ont publié une déclaration commune sur l'avenir de la PAC le 14 septembre 2010. Enfin, la Commission a publié une communication sur la PAC à l'horizon 2020 le 18 novembre 2010 en annonçant des propositions réglementaires pour l'automne. Ainsi, ces trois initiatives majeures ont toutes été publiées avant le début de la grande négociation budgétaire sur le prochain cadre financier pluri annuel qui doit couvrir la période 2014-2020. [26] Nicolas- Jean Brehon, "Manifestations paysannes et plans de campagne", Slate, 22 octobre 2009 [27] La France perçoit environ 10 milliards € de la PAC chaque année, ce qui en fait le premier bénéficiaire en termes budgétaires [28] Le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, héritier, depuis le traité de Lisbonne, du traité instituant la Communauté européenne dit aussi de Rome [29] Sénat, op. cit., p.37. [30] "Les concentrations d'élevage pour augmenter les rendements jouent contre l'emploi et l'environnement ". Stéphane le Foll , Assemblée nationale, 4 novembre 2010. Il existe au Royaume Uni un projet de "ferme" de vaches laitières de 8000 têtes. [31] Voir notamment l'Institute for European Environmental Policy (IEEP), provisions of public goods through agricullture in the European Union, étude préparée pour la DG agri de la Commission européenne. http://www.ieep.eu/publications/pdfs/2010/final_pg_report.pdf [32] Sénat, op cit p.80. [33] Commission européenne, La PAC à l'horizon 2020 alimentation, ressources naturelles et territoire –relever les défis de l'avenir , communication du 18 novembre 2010, Com (2010) 672 final. [34] Jean Bizet, Sénat, débat sur la PAC, séance publique, 11 janvier 2011. [35] Bruno Le Maire, Sénat, 8 juin 2011. [36] Jean Bizet, Jean Paul Emorine, France agricole, janvier 2011 [37] L'essentiel de la méthanisation en Europe se fait à partir de cultures dédiées à la méthanisation, comme en Allemagne, par exemple où 650.000 hectares de maïs sont cultivées pour la méthanisation. Le mélange avec les déchets alimentaires serait autrement plus intéressant à développer Tel ce projet de "Biogaz valley" initiée dans l'Aube. [38] Nicolas-Jean Brehon, "La PAC est morte, vive la PAAC", Le Monde 30 janvier 2010 [39] N.-J. Brehon, "L'agriculture européenne à l'heure des choix", Note de la Fondation Robert Schuman, octobre 2008. [40] Voir notamment Henri Nallet, l'Europe gardera-t-elle ses paysans ? Fondation Jean Jaurès, 2010 [41] Le ministère de l'agriculture devenu ministère de l'alimentation, de l'agriculture et de la pêche en mai 2010 – on notera l'ordre- est redevenu ministère de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche, de la ruralité et de l'aménagement du territoire –MAAPRAT- dans le dernier gouvernement Fillon de novembre 2010. [42] Arrêt de la Cour de Justice 13 avril 2011 (aff. T576/08). La Cour des comptes avait été dans le même sens (rapport spécial n° 6/2009). [43] Les deux tiers des soutiens publics américains décidés dans le cadre des farm bills vont aux programmes de nutrition. A aucun moment, l'opinion américaine ne semble remettre en cause la légitimité de ces soutiens. [44] Communication de la Commission européenne, la PAC à l'horizon 2020, COM ( 2010) 672 final, 18 11.2010, p. 2. [45] Jean Bizet, Jean Paul Emorine, Proposition de résolution européenne sur la volatilité des prix agricoles, Sénat n 579 (2010-2011) p.13. [46] Il ne s'agit pas seulement des circuits courts de type vente directe mais des circuits privilégiés avec les grands donneurs d'ordre, publics - établissements scolaires ou hospitaliers- ou privés. Hormis quelques cas isolés, il est proprement stupéfiant qu'agriculteurs et professionnels de la restauration (hôtels, restaurants, cafés) n'aient jamais envisagé de travailler ensemble !

Deuxième étude de Daniele Bianchi* :

La PAC à l'horizon 2020

"La PAC à l'horizon 2020" est le titre de la récente communication de la Commission visant à préparer le débat sur l'avenir de la politique agricole commune (PAC) [47]. Cette politique a évolué et continue d'évoluer de manière constante, de réforme en réforme, en vue de réaliser des objectifs apparemment immuables mais en perpétuelle mutation. Après avoir esquissé les grandes lignes de cette communication, il s'agit de se demander comment, dans un contexte à la fois de crise économique globale et d'impasse des négociations multilatérales, la PAC peut-elle répondre à la sempiternelle question de la justification du soutien européen aux agriculteurs. Nombreux sont les facteurs qui entrent en jeu dans la préparation de la réforme de la PAC. Toutefois, les questions politiques fondamentales qui seront sur la table demeurent identiques à celles auxquelles le bilan de santé a dû répondre. Elles concernent l'avenir du soutien au marché (notamment, des paiements directs) et du développement rural, les deux piliers de la PAC actuelle. Après avoir dressé les raisons d'une réforme de la PAC, nous analyserons les propositions de la Commission dans la Communication précitée, puis les premières réactions avant d'esquisser les premières réflexions sur les idées qui circulent.

I. Faut-il réformer la PAC ?

La PAC a été réformée à plusieurs reprises, en 1992, 1999, 2003, 2008 et doit l'être encore en 2013 (date butoir du dernier chantier ouvert). Pour certains, il parait inéluctable que la PAC soit soumise à un processus de révision constant. Nous verrons les raisons de cette énième réforme et le cadre dans lesquels elle sera appelée à opérer tel qu'envisagé par la Commission.

Il semblerait qu'il y ait une sorte de nécessité de réviser les fondements de cette politique, la plus ancienne et la plus intégrée parmi les politiques européennes, à des échéances qui ne permettent pas au monde agricole de parier au-delà de cinq ans sur la durée du dernier régime en date. Il est vrai que, depuis 1962, le rôle de l'agriculture dans les économies nationales a changé sensiblement et, avec lui, les fondements de l'agriculture et de la politique agricole [48]. L'agriculteur ne fournit plus seulement des produits alimentaires, son travail est devenu plus complexe. De plus, la PAC n'a pas vécu sans problème ses trente premières années : il suffit de se rappeler des excédents agricoles des années 80 et de la panoplie d'instruments "inventés" à l'époque: quotas, superficie de base, quantités maximales, plafonds [49].

Il est important de souligner que toutes ces réformes ont vu le jour dans le cadre d'objectifs qui n'ont pas été modifiés dans les Traités depuis 1957. Ces objectifs, pourraient être définis comme les objectifs "passe-partout" d'une PAC "caméléon" [50]. Ces objectifs ont semblé dépassés il y a quelques années, mais les récents événements ont prouvé leur actualité. Les principes et objectifs de la PAC ont fait preuve de flexibilité et de souplesse, en se prêtant à de multiples interprétations [51], et face à différentes situations. Ils ont connu 50 ans de réformes, 50 ans d'élargissement, 50 ans de négociations multilatérales, 50 ans de succès et de crises.

Depuis la fin de l'année 2007, combien de Une de journaux ont-elle été consacrées à l'agriculture? L'augmentation significative des prix des produits agroalimentaires, l'opposition combustibles/produits alimentaires, l'utilisation des biotechnologies, les fraudes alimentaires, la spéculation alléguée sur les commodities (matières premières) agricoles [52] et la crise récente du lait [53] sont autant de questions qui attirent l'attention sur l'agriculture.

En outre, le contexte multilatéral est un élément qui a toujours été pris en considération dans le développement de la PAC. C'est ainsi que l'on a pu établir un lien étroit entre les rounds de l'OMC et les réformes de la PAC, notamment la réforme de 1992 et l'accord de Blair House. Les négociations de Doha sont actuellement dans l'impasse. Entre-temps, la PAC sera confrontée aux négociations bilatérales et aux accords de libre-échange avec plusieurs régions du monde. Mais pour le moment il n'y a pas besoin de la réformer pour cela.

Le bilan de santé de la PAC en 2008 [54] constitue l'étape la plus récente du travail de révision [55]. Mais ce n'était pas une réforme mise en place sur les cendres encore brûlantes de la précédente réforme de la PAC de 2003 [56]. Au contraire, ce bilan visait à simplifier ou rationaliser différents éléments de la réforme de 2003. Néanmoins, il offrait l'occasion aux États membres, s'ils le souhaitaient, de s'engager vers des formes de redistribution du soutien, comme, en effet, ils auraient pu faire en 2005 lors de la mise en œuvre de la réforme de 2003.

La PAC qui en est sortie est une politique fortement réformée et plus efficace. L'aide est largement dissociée de la production et soumise à la conditionnalité [57]. Le rôle des mécanismes d'intervention a été fortement réduit mais pas éliminé : il a été transformé en un filet de sécurité. Le rôle multifonctionne " [58] du développement rural a été renforcé par une augmentation de la modulation (le transfert des fonds du premier au second pilier) afin de financer de nouveaux défis: la biodiversité, la gestion de l'eau, le changement climatique, les énergies renouvelables, l'innovation et la restructuration laitière, etc.

Les trois principes clés de la réforme de 2003 - le découplage, la conditionnalité et la modulation- sont donc au cœur du bilan de santé et demeurent des principes fondamentaux de la PAC réformée. Mais l'évolution de l'aide agricole telle que dessinée par la réforme de 2003 n'est pas le but en soi. La liberté de produire, l'orientation du marché, la responsabilité accrue des agriculteurs servent de base aux développements futurs. Dans le cadre de la mise en œuvre du bilan de santé, l'ensemble des aides agricoles [59] seront progressivement découplées de la production jusqu'en 2012. Mais se pose la question: pourquoi encore réformer la PAC ?

"Réformons-nous avant qu'on nous réforme" était le leitmotiv de la "surprenante" réforme de 2003 [60]. L'impératif de préservation budgétaire fut alors accompagné par l'introduction de la conditionnalité, la véritable nouveauté étant l'instrument des droits à paiement.

L'élément déterminant de la énième reforme est donc le budget [61] et la recherche de justification du soutien agricole qui, cette fois, a dû peiner pour trouver sa place dans la stratégie européenne 2020 [62] définie par le Président Barroso. Par contraste, la PAC avait été partie intégrante de l'Agenda 2000 du Président Prodi. En 2010, la PAC ne semble pas être un élément stratégique de la future Europe mais un parmi les "nombreux atouts" dont dispose l'Europe et qu'il faudra adapter pour répondre au changement climatique et aux contraintes budgétaires comme aux défis de la politique commerciale. Cela a dû paraître d'autant plus inquiétant que cette stratégie peut être interprétée comme une ébauche budgétaire. Ces nouvelles priorités, destinées à suppléer la stratégie de Lisbonne, devront apparaître dans le cadre financier pluriannuel de l'Union. [63] Le Conseil européen de mars 2010, en discutant de la stratégie, a rectifié le tir en précisant que "toutes les politiques communes, y compris la PAC et la politique de cohésion, devront appuyer la stratégie. Un secteur agricole productif et compétitif apportera une contribution importante à la nouvelle stratégie." [64]

Avoir intitulé la dernière communication "La PAC à l'horizon 2020" semble alors être plus qu'un clin d'œil à la communication sur la stratégie Europe 2020. Cette sorte de "contre-document" stratégique agricole "rétablit" la contribution, un peu oubliée, de la PAC à la croissance "intelligente", "durable" et "inclusive" - les trois credo de la stratégie européenne - ajoutant, dans un crescendo terminologique, la "croissance écologique".

II. L'approche envisagée par la Commission

Que se prépare-t-il pour l'après-2013 ? A peine a-t-on scellé les textes sur le bilan de santé de la PAC et ses règlements de mise en œuvre que beaucoup de monde se pose déjà la question. En 2013, nous célébrerons le 10e anniversaire de la réforme de 2003. Pour l'agriculture, l'année 2013 a pris une importance presque mystique. Cependant, il est préférable de s'éloigner des prédictions et des visions, pour essayer de se pencher plutôt sur les questions cruciales et placer la PAC dans le contexte dans lequel elle sera appelée à opérer [65].

Par rapport aux réformes agricoles précédentes pour lesquelles la Commission avait réussi à jouer d'une certaine avance sur la question du financement, le débat actuel aura lieu parallèlement à la négociation du cadre financier pluriannuel de l'Union européenne [66]. La question budgétaire risque d'être un élément central, notamment en liaison avec la question de la redistribution des fonds agricoles, puisqu'il ne s'agira pas d'une réforme d'envergure d'un point de vue strictement agricole. Les principes de la réforme de 2003, le découplage désormais total et la conditionnalité notamment, ne permettent pas une remise en question radicale, sauf à revenir sur l'idée même de la politique agricole commune dans son ensemble.

Le débat public se concentre d'ores et déjà sur le maintien du volet "soutien au revenu de base" dans les paiements directs et sur la forme que le soutien doit prendre: ce dernier doit-il rester un filet de sécurité de revenu pour les agriculteurs, ou être lié à la livraison des biens publics comme la protection de l'environnement ?

Cela semble se confirmer dans la communication de la Commission sur la PAC à l'horizon 2020 qui constitue le document de référence pour la préparation de la PAC d'après 2013 (ci-après "la communication"). Bien que présentant trois options - le statu quo, le rééquilibrage du soutien et l'élimination du premier pilier - il ressort clairement du document que la seule option viable est celle consistant, dans le cadre actuel des deux piliers, en une réorientation ou un rééquilibrage du soutien direct.

La PAC est actuellement structurée en deux piliers : les paiements directs et mesures du marché (Pilier I) et la politique de développement rural (pilier II). La réussite de la structure en deux piliers plaide en faveur de son maintien. Des règles communes dans le premier pilier évitent la distorsion de concurrence et permettent de cibler efficacement les besoins du secteur agricole. Du côté du second pilier, les programmes de développement rural, selon le principe de subsidiarité, permettent d'aborder efficacement les problèmes des zones rurales en général.

Différentes options peuvent être envisagées, mais il est évident que dans l'après-2013 les paiements directs, qui constituent le cœur de la PAC [67], devraient être révisés. Comment peut-on justifier ces paiements ? Devront-ils être payés sur la même base qu'actuellement?

Premièrement, un système commun et unique pourrait remplacer après 2013 le système historique, régional, hybride et simplifié qui est appliqué selon les choix opérés par les États membres.

Deuxièmement, un système qui maintient les liens aux paiements historiques, qu'il soit au niveau individuel (primes reçues dans la période de référence 2000-2002) ou au niveau national (enveloppe calculée sur la base des paiements exécutés au cours de la période de référence), sera à la fois politiquement et économiquement difficile à justifier après 2013.

Troisièmement, tous les paiements doivent être découplés et entièrement compatibles avec les critères des aides autorisées, dite "boîte verte", en vertu des règles de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC). [68]

Quatrièmement, l'esprit de la réforme de 2003 a toujours été que le bénéfice des paiements directs devrait aller aux agriculteurs actifs. Cet esprit devrait être conservé en utilisant l'expérience acquise [69].

Enfin, le compromis sur le bilan de santé de novembre 2008 comprend une déclaration qui engage le Conseil et la Commission à examiner les possibilités de développement du système de paiement direct dans l'Union principalement au regard des différents niveaux de paiements directs entre les États membres, notamment entre les anciens et les nouveaux États membres. Il est clair que cette question fera partie des discussions sur la PAC d'après-2013 mais l'incertitude porte sur la forme que cela prendra. La communication pose l'objectif ambitieux de rééquilibrer la distribution des fonds dans le premier pilier (pour rétablir une certaine équité entre les bénéficiaires historiques de la PAC et les bénéficiaires actuels) et dans le deuxième (également entre les nouveaux et les anciens Etats membres). Elle prévoit également l'option d'un plafonnement des aides directes et le transfert des mesures agro-environnementales vers le premier pilier en les transformant en aide additionnelle obligatoire annuelle et non contractuelle basée sur leurs coûts additionnels. Sans miner les chances de succès de ces options, il faut rappeler que le plafonnement des aides pour les grandes exploitations n'a été qu'une réussite partielle comme l'a souligné le bilan de santé qui n'a abouti qu'à la fixation d'un pourcentage de modulation un peu plus élevé pour les exploitations touchant plus de 300.000 €. [70] Mais son application au niveau de l'octroi des aides pourra difficilement voir le jour sauf à mettre en place un système complexe et probablement inefficace de mesures visant à en empêcher leur contournement: comment empêcher la subdivision des exploitations qui risqueraient d'être frappées de plafonnement ? Ce point ainsi que la redistribution entre Etats membres (surtout dans une période de crise économique) entrainerait probablement des discussions houleuses risquant de se terminer en un "marchandage de tapis" entre les vingt-sept Etats membres et le Parlement européen.

L'option envisagée dans la communication prévoit un paiement de base en tant qu'aide au revenu accompagné de suppléments (top-ups) obligatoires (anciennes mesures agro-environnementales) ou volontaires (pour compenser des contraintes naturelles [71] ou pour des régions ou secteurs spécifiques). Ce qui n'est pas exempt d'un risque de double emploi d'où l'intérêt à avoir une ligne de démarcation nette, certaines de ces mesures devant être cofinancées selon les intentions de la Commission. Si les mesures du premier pilier devraient "compenser" les efforts environnementaux de base (dans le cadre de la conditionnalité) et spécifiques (rotation des cultures, pâturages permanents, certaines mesures agro-environnementales actuelles) des agriculteurs, les mesures à envisager dans le deuxième pilier devront alors être encore plus ciblées. Mais l'idée de reverdir le premier pilier en rendant encore plus spécifique le deuxième pilier peut-elle être une bonne piste au vu des difficultés des Etats membres à trouver le budget pour cofinancer des mesures devant compenser des services environnementaux encore plus complexes ?

Ou ne faudrait-il pas ré-explorer les possibilités offertes par l'enveloppe de flexibilité, sous-utilisée par les Etats membres dans le cadre des paiements directs lors de la réforme de 2003 ? Cette dernière pourrait-elle jouer davantage un rôle d'amortisseur tant entre les deux piliers au niveau de l'Union qu'à un niveau national, entre des secteurs vivant différemment l'ouverture au marché de la PAC depuis 2003 ?

La crise alimentaire de 2007 et la situation du secteur laitier ont mis l'accent sur la nécessité de maintenir certaines mesures traditionnelles de marché. L'idée est de maintenir un mécanisme d'intervention de base sous forme de filet de sécurité (à savoir le stockage privé et public) qui n'influence pas le fonctionnement normal des marchés mais garantit des approvisionnements alimentaires constants en Europe. Son extension à d'autres risques en agriculture devrait être également considérée pour la future PAC. La Commission envisagerait une mesure optionnelle dans le cadre du deuxième pilier qui devrait être compatible avec les règles de l'OMC [72] et visant à stabiliser les revenus des agriculteurs pour "compenser les pertes de revenu importantes", alors que les mesures de gestion de risque actuelles sont prévues dans le cadre du premier pilier. A 27, il est difficile d'imaginer comment une évaluation du risque et des pertes peut être faite de façon uniforme sans engendrer des coûts budgétaires importants et des distorsions de concurrence entre Etats et secteurs de production.

La politique de développement rural devrait rester un pilier de la PAC distinct et indépendant du premier pilier. Grâce à sa programmation pluriannuelle, cette politique donne davantage de flexibilité aux États membres pour la mise en œuvre. Elle offre également la meilleure série d'outils permettant de faire face au changement climatique, de soutenir la restructuration et l'innovation, et de cibler les services publics au travers des mesures en faveur de l'environnement. Il reste à clarifier ce qui apparait d'ores et déjà comme une sorte de "sacrifice" du deuxième pilier sur l'autel budgétaire. En effet, vouloir transférer les mesures agro-environnementales et celles destinées aux zones défavorisées vers le premier pilier semble répondre à la logique, déjà expérimentée dans les précédentes réformes, de préservation du budget agricole. S'il est vrai que certaines mesures du deuxième pilier se sont révélées être des "gadgets" dans la main des élus locaux, la perte de la dimension "environnementale" (la plus agricole) du deuxième pilier risque de l'affaiblir davantage. Le fait de "reverdir" le premier pilier aux frais du deuxième pourrait ainsi paver le chemin pour une absorption du deuxième pilier par les fonds structurels [73]. Des idées circulent actuellement sur l'élaboration d'un cadre stratégique commun pour les fonds structurels dont le développement rural pourrait ne pas en être seulement une des priorités, mais une partie intégrante.

III. Les premières réactions

Les Etats membres ont déjà eu des échanges de vue sur la communication lors du Conseil du 17 mars 2011, mais ils n'ont pas pu trouver un accord unanime sur des conclusions communes. Sept Etats membres (Danemark, Estonie, Lituanie, Lettonie, Malte, Royaume-Uni, Suède) ont en effet refusé de se rallier au texte de compromis et les conclusions ont été adoptées par la présidence hongroise de l'UE avec le soutien des 20 autres Etats.

Selon le ministre hongrois de l'agriculture, [74] 90% du texte ont fait l'objet d'un accord, les points de divergence les plus sensibles ayant porté sur deux éléments essentiels: la répartition des aides directes et le budget. Même le texte final de compromis, très édulcoré et avec toutes les précautions possibles n'a pas pu rallier un consensus: "la nécessité de prévoir une répartition plus équitable de l'aide directe au revenu en réduisant progressivement le lien aux références historiques, tout en tenant compte du contexte général du budget et en évitant des perturbations majeures". [75]

Le Conseil a noté sans problème "l'opposition ferme à la possibilité d'introduire une limite supérieure pour les paiements directs perçus par de grandes exploitations individuelles". [76] Le reste du document multiplie les verbes comme "encourage, rappelle, précise, déclare, confirme, considère" qui ne pouvaient pas soulever de problèmes majeurs, ces considérations n'étant pas assorties de propositions concrètes.

Il ne faut pas oublier le rôle nouveau du Parlement européen sur la scène institutionnelle. La PAC devra évoluer dans un nouveau contexte institutionnel ou plutôt procédural, avec l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne. La codécision est devenue la procédure législative ordinaire qui s'applique désormais également à la PAC [77] et remplace la procédure consultative applicable depuis 1958. Mais, dans le secteur agricole, une dérogation spécifique à la codécision a été insérée dans le traité [78], et pose des questions quant à son interprétation et sa portée vis-à-vis du nouveau rôle que le Parlement européen est supposé exercer en tant que co-législateur.

Les premières réactions du Parlement européen sur l'avenir de la PAC semblent peut-être encore plus sages que celles du Conseil. A titre d'exemple, le Parlement "appelle à une répartition juste des paiements de la PAC et insiste sur le fait que cette répartition doit être juste pour les agriculteurs des nouveaux comme des anciens Etats membres" [79].

A propos du budget, la commission "Agriculture et Développement rural" du Parlement européen vient d'approuver un rapport sur les défis politiques et les ressources budgétaires pour l'Union après-2013 [80] qui souligne, à la veille de la première réforme dans l'Union à 27, la nécessité de garantir à la PAC un budget adéquat.

Pour le reste, les principaux actes agricoles font actuellement l'objet du processus de "Lisbonisation", à savoir la requalification des compétences attribuées à la Commission entre actes exécutifs et délégués [81]. On peut d'ailleurs s'interroger sur les raisons de l'engouement du Parlement européen pour cette procédure. Etait-il indispensable de concentrer ressources et efforts sur la distinction entre actes d'exécution et actes délégués [82] introduite par le traité de Lisbonne à la veille d'une réforme destinée à revoir l'ensemble des actes de base agricoles?

Enfin, si les objectifs pour la PAC restent inchangés, celle-ci perd dans le traité son statut de compétence exclusive [83]. Aussi, à la vue des réformes futures, les conséquences sur la législation font, elles, débat.

IV. Réflexions prospectives

Jusqu'à l'automne 2011, quand le "paquet final" et les propositions législatives seront rendus publics, il faudra continuer à faire preuve d'imagination. Il est d'ores et déjà clair dans la communication de la Commission qu'elle n'envisage pas une révolution de la "boîte à outils" de la PAC. S'il doit y avoir révolution, cela découlera d'une option clairement affichée, celle de répartir les paiements directs de manière plus équitable entre les différents secteurs agricoles au sein d'un même Etat membre et entre les agricultures des différents Etats membres. Tout en espérant que cela ne se fasse pas au détriment ni d'un second pilier de la PAC qui en sortirait, encore une fois, comme le "parent pauvre", ni de la simplification. Car un système à plusieurs composantes serait difficile tant à "apprivoiser" par les agriculteurs qu'à contrôler par les administrations.

Il va de soi que le deuxième pilier ne peut pas constituer une sorte de "justification passepartout" de toute initiative ni le premier pilier se limiter à être perçu comme une source de revenus sans lien direct avec aucune production. L'identification de la contrepartie "biens publics" est-elle suffisante pour justifier de verser environ 40 milliards € par an à quelque 7,9 millions d'agriculteurs? Il ne semble pas que la communication fournisse une réponse à la question de savoir pourquoi 1,6% des exploitations agricoles perçoivent 32% du budget agricole [84]. La suggestion de plafonner les aides risque de se révéler "populiste" et sans impact car la scission des exploitations-cibles est à la portée des grandes exploitations et de leurs conseils juridiques. Il convient en outre de se demander si une plus forte homogénéisation des aides à l'hectare ne risque pas d'avoir comme effet de favoriser les grands propriétaires fonciers au détriment des exploitants-locataires. En effet, cela implique une perte de valeur des droits, un lien plus étroit entre des droits uniformes et une surface agricole qui serait presque entièrement éligible. Cela rendrait inutile d'une part la commercialisation des droits, et remettrait en question d'autre part l'existence des droits même dans l'hypothèse où toute surface agricole serait associée à un montant uniforme. Or, un aspect positif de la réforme de 2003 résidait justement dans l'équilibre trouvé entre les propriétaires fonciers et les exploitants-locataires avec un système fondé sur des droits qui ne sont pas liés à une surface spécifique mais qui nécessitent d'être "activés" avec une surface éligible pour pouvoir donner lieu au paiement: en d'autres mots, un titulaire de droits sans terre ne peut pas réclamer sa subvention comme non plus un propriétaire foncier sans droits.

De plus, l'idée de limiter les aides aux seuls "agriculteurs actifs" ne risque-t-elle pas de favoriser davantage la concentration des aides ? D'ailleurs, à ce stade aucune définition d' "agriculteur actif" n'est fournie mais elle pourrait l'être par les Etats membres. Au vu de la définition actuelle d'activité agricole qui inclut le simple "maintien de la surface en bonnes conditions agronomiques" serait-il équitable de mettre en place un système qui exclurait du régime des centaines de milliers de petits agriculteurs en laissant l'accès ouvert à des grands propriétaires fonciers ? Compte-tenu de la conception des droits à paiement unique en tant que rémunération pour des biens publics, ne serait-il pas plus équitable de permettre aux collectivités locales d'introduire une demande d'aide à la place des petits agriculteurs y résidant et de destiner ensuite ces aides au maintien de bonnes conditions agronomiques de ces surfaces rurales qui contribuent, comme les grandes exploitations, au paysage rural européen? La dimension sociale, et pas seulement environnementale, de la PAC en serait valorisée.

Il ne faudrait pas courir le risque de voir l'agriculture devenir la seule affaire des grands groupes agro-industriels qui se chargeraient de l'exploitation intensive des meilleures surfaces et des grands propriétaires fonciers qui s'occuperaient du "paysagisme campagnard" au nom d'une intervention environnementale. Or en 2009, environ 4 millions d'agriculteurs en 2009 ont touché moins de 500 € par an et 1,5 million moins de 1 250 €. [85]. De fait, une grande partie des exploitations estimera peut-être trop compliqué de continuer à demander des aides dans le cadre d'un système qui s'annonce de plus en plus complexe, et "à la carte". Or des années de simplification ont porté jusqu'ici leurs fruits : la législation de base actuelle tourne autour de quatre actes de base au lieu des centaines d'actes qui constituaient auparavant la législation de base agricole au niveau du Conseil. [86]

D'ici à 2013, la situation de crise économique actuelle sera peut-être surmontée. La volatilité des prix, la spéculation, le pouvoir de négociation et la transmission des prix dans la chaîne alimentaire sont des sujets désormais à l'ordre du jour et ils continueront certainement à l'être à l'avenir. Depuis 2008, la "crise des prix agricoles", puis la "crise alimentaire" ont été des termes souvent utilisés pour décrire l'augmentation, puis la baisse des prix des produits agricoles. La volatilité des prix ne constitue pas une préoccupation en soi. Elle a toujours été une caractéristique permanente des marchés agricoles, du seul fait du caractère discontinu de la production agricole soumise aux aléas climatiques et de la demande quotidienne de produits alimentaires. En revanche, l'ampleur des variations des prix agricoles de ces dernières années constitue une préoccupation réelle. Face à ce développement, les agriculteurs reçoivent du marché des signaux peu clairs et souvent déformés, entravant leur capacité de réponse et le libéralisme dogmatique serait sans doute une approche dangereuse pour faire face aux crises. La politique doit fournir une réponse pour aider le secteur agricole à vivre avec les crises et la volatilité croissante du marché. Une série d'initiatives a déjà été prise par la Commission : le groupe de haut niveau sur la compétitivité de l'industrie agroalimentaire a adopté 30 recommandations politiques [87]. Davantage de clarté et une meilleure compréhension de la distribution de la valeur ajoutée et des prix constitueraient évidemment un premier pas en direction d'un rééquilibrage du pouvoir de négociation dans la chaîne d'approvisionnement alimentaire. Un renforcement des organisations de producteurs aiderait sûrement à contrebalancer l'asymétrie dans la chaîne alimentaire, mais cela devrait être fait sans porter atteinte aux règles de concurrence [88].

Dans cette perspective, une attention toute particulière devrait être accordée à une agriculture de proximité, répondant directement aux besoins et attentes de son destinataire principal qu'est le consommateur. Dans plusieurs Etats membres se développent des initiatives visant à encourager la vente directe des produits agricoles locaux et à raccourcir la chaîne de distribution - on parle de "filière courte". - Des marchés agricoles "poussent" sur les places des villes européennes. Certes, ce genre de solution ne peut pas constituer la seule réponse à la question de l'avenir de la PAC. Cependant, si elle est encouragée dans le cadre de la PAC, elle peut constituer une amorce de réponse plus concrète et visible à la conditionnalité des aides, à la demande de solution à la crise des prix, à une alimentation saine et respectueuse de l'environnement, et surtout à une alimentation qui puisse rétablir son lien avec le temps, les saisons et des modes de production "naturels". La communication envisage la création d'une aide spécifique pour les petits agriculteurs qui, sans faire de social, constituent le nerf du lien avec le territoire et la dimension locale de l'agriculture. Cette dimension trouve aussi un écho dans des dispositions qui envisagent la création d'un système de qualité pour les produits locaux et d'une base juridique introduisant l'indication d'origine pour les produits agricoles [89].

Cela devrait s'accompagner de plus d'une politique d'éducation alimentaire plus poussée que les quelques programmes de distribution de lait [90] ou de fruits [91] dans les écoles. Dès sa jeunesse, chacun devrait connaître comment sa nourriture est produite, pouvoir en faire l'expérience en achetant certains produits directement chez le producteur, voire en apprécier le goût et la diversité, en apprenant à les cuisiner.

Il ne faudrait pas non plus oublier les volets "social" et "tiers-mondiste" de la PAC et la contribution européenne qui devraient être davantage mis en valeur. Ainsi, en 2010, des denrées alimentaires provenant des stocks d'intervention ont été distribuées au bénéfice des personnes les plus démunies de l'Union pour environ 500 millions €. [92] Il faut ajouter l'initiative "Facilité alimentaire" [93] qui a consacré un milliard € d'économies du budget "agricole" à des projets en faveur d'achat de semences et produits phytosanitaires dans des pays en voie de développement, ou l'initiative "Tout sauf les armes" qui donne accès sans droits de douane ou contingents pour tout produit des 50 pays les moins avancés dont l'Union est ainsi le premier débouché commercial. Sans oublier que l'Union importe plus de produits agricoles en provenance de pays en voie de développement que les Etats-Unis, l'Australie, le Japon, le Canada et la Nouvelle Zélande mis ensemble. [94]

Conclusion :

A un tournant de son évolution, la PAC marquera-t-elle en 2013 un nouveau chapitre dans sa "longue réforme tranquille" [95] ou représentera-t-elle un virage définitif vers une nouvelle PAC, plus efficace et moins productiviste, plus sensible à l'environnement comme un "puissant instrument permettant de favoriser les mesures innovantes" [96] mais apparemment destinée à un nombre limité de bénéficiaires?

50 ans d'histoire européenne agricole ont forgé une agriculture européenne qui a ses propres caractéristiques, résumées dans le mot de "multifonctionnalité", et qui se sont développées dans la droite ligne des objectifs que les Pères fondateurs ont donnés à cette primadonna des politiques européennes. L'agriculture en Europe continue de remplir différentes fonctions : elle aide à fournir aux citoyens européens des produits alimentaires sûrs et de qualité sur un marché concurrentiel ; elle aide à maintenir les précieux paysages culturels dans l'ensemble de l'Europe à travers la gestion de l'espace durable ; et elle aide les zones rurales à rester attrayantes et viables dans un monde qui exige que les agriculteurs s'adaptent à de nouvelles conditions et saisissent de nouvelles occasions.

La PAC n'aura pas de raison d'être si elle ne continue pas à fournir une réponse et des outils valides à tous les agriculteurs européens.

Notes concernant l'étude de Daniele Bianchi :

La PAC à l'horizon 2020

*Les opinions exprimées sont propres à l'auteur et ne peuvent, en aucun cas, être considérées comme une position officielle de l'institution dont l'auteur fait partie.

[47]Communication de la Commission européenne, "La PAC à l'horizon 2020". COM(2010) 672, 18 novembre 2010. [48] Voir D.BIANCHI, La politique agricole commune (PAC). Toute la PAC, rien d'autre que la PAC !, Bruylant, Bruxelles, 2006, 639 p. (2ème édition prévue pour 2011), Première Partie. [49] Voir C. BLUMANN Politique agricole commune, Droit communautaire agricole et agro-alimentaire, Litec, Paris, 1996; D. BIANCHI Trente ans d'un régime temporaire. Les quotas laitiers dans la PAC : 1984-2014, RMCUE déc. 2004. [50] D. BIANCHI, La PAC "camaleontica" alla luce del Trattato di Lisbona. Le principali modifiche istituzionali della politica agricola comune all'indomani del suo cinquantesimo anniversario, Rivista di Diritto Agrario, dic. 2009. [51] Cf. Arrêt CJCE du 5 octobre 1994, Allemagne c/ Conseil, Aff. C-280/93, Rec. 1994, p. I-4973. [52] En 2003, 8,4 Mds€ concernaient les futures sur des produits agricoles et énergétiques, en 2008 ce chiffre est monté à 168 Mds€ et le nombre de produits financiers est dix fois plus élevé. La Commission, comme d'ailleurs les autorités américaines, prévoit de lancer des mesures visant à réglementer les échanges de produits de base et à contrôler la spéculation ainsi que d'intensifier la transparence du commerce alimentaire suite à la récente montée des prix des denrées agricoles dans le cadre de la révision de la directive des marchés d'instruments financiers (MiFID). [53] Voir N.-J. BREHON, l'Europe et la crise du lait: quelles régulations pour le secteur laitier; Fondation Schuman, Question d'Europe n° 144, 27 juillet 2009 [54] Voir Communication de la Commission européenne, "Préparer le "bilan de santé" de la PAC réformée", COM(2007) 722 def. du 20 novembre 2007 [55] Voir BREHON, op.cit. [56] Voir D. VIGNES, Réflexions sur les moissons - La politique agricole commune, une nouvelle jeunesse ?, RMCUE, n° 511, p. 481-482. [57] Voir D.BIANCHI, La conditionnalité des paiements directs ou de la responsabilité de l'agriculteur bénéficiant des paiements directs dans le cadre de la Politique Agricole Commune (PAC), RMCUE, Nº 475, 2004 , pp. 91-95. [58] Voir Conclusions Conseil Européen Lux 12-13 déc.1997, pt. 40. [59] Sauf des petites exceptions dans le secteur de l'élevage bovin, ovin et caprin et les aides couplées du soutien spécifique (ex art. 69) de la réforme de 2003. [60] Voir D.BIANCHI, op. cit. [61] Voir la communication de la Commission, Le réexamen du budget de l'UE, COM(2010) 700 final, Bruxelles, 19 octobre 2010. Voir N.-J. BREHON, Le budget européen : quelle négociation pour le prochain cadre financier de l'Union européenne ?, Fondation Schuman, Question Europe n°170 et 171. [62] Communication de la Commission, Europe 2020, Une stratégie pour une croissance intelligente, durable et inclusive. COM(2010) 2020 du 3 mars 2010. [63] Voir pt 3.2 Communication Europe 2020, déjà citée. [64] Voir Conclusions du Conseil européen du 26 mars 2010, point 5 g). [65] Voir D.BIANCHI 2008: bilancio di salute di una politica agricola comune che festeggia i suoi primi 50 anni e si prepara al dopo 2013, Atti Accademia dei Georgofili, Firenze, 2008. [66] Voir Communication Le réexamen du budget de l'UE, op.cit. [67] Voir D.BIANCHI, Y a-t-il encore quelque chose de "commun" dans la nouvelle Politique agricole commune? La mise en œuvre du soutien aux agriculteurs dans l'Union européenne élargie: entre simplification et décentralisation administrative, RTDE, juil.-sept.2005, p. 623. [68] L'OMC a regroupé les aides dans des "boîtes" : les aides "strictement interdites" dans la boîte rouge, les aides "limitées et en voie de réduction" dans la boîte orange et les aides "autorisées" dans la boîte verte. Les aides de la boîte vertes sont supposées ne pas voir d'impact sur la production et les échanges. Voire Brehon, 2008, op. cit., p.43. [69] Notamment en vertu de l'usage par les Etats membres de l'article 28 du R. 73/2009. Cet article qui laissait la faculté aux Etats membres de limiter la perception des aides agricoles sur base de critères objectifs, paraissait déjà un bon compromis. [70] Voir art. 7§2 R. 73/2009. [71] Les anciennes mesures du deuxième pilier destinées aux zones défavorisées. [72] C'est la seule référence à l'OMC dans le document agricole mise à part la mention du fait que les négociations de Doha sont encore en cours. [73] Cf. L'article 175 TFUE (ex art. 156 CE) mentionnant les fonds à finalité structurelle qui contribuent à la réalisation de la politique de cohésion cite le fond européen agricole d'orientation et garantie, section "orientation". Or, l'actuel financement de la PAC opérant via deux fonds, FEAGA (FEOGA ?) et FEADER, ne mentionne plus la section "orientation". [74] Voir communiqué de presse, Conseil Agriculture du 17 mars 2011. [75] Ibid. [76] Ibid. [77] Art. 43 §2 TFUE. [78] Art. 43 §3 TFUE. [79] Cf. le rapport Lyon du Parlement européen, du 21 juin 2010 sur l'avenir de la PAC après 2013, [80] Cf. le rapport La Via, du Parlement européen , du 29 mars 2011. [81] Voir Cl. BLUMANN, La PAC et le Traité de Lisbonne,http://www.europarl.europa.eu/ activities/committees/studies; D.BIANCHI, Une PAC "dénaturée", "délaissée" et "malmenée" ? Plaidoyer en faveur d'une politique agricole moderne dans le projet de Constitution européenne, RTDE, March 2004, p.71. [82] Voir Communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil, Mise en œuvre de l'article 290 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, COM (2009) 673 final du 9.12.2009. [83] Articles 2 et 4 TFUE. La PAC est reprise parmi les compétences partagées. [84] 1400 exploitations touchent plus de 500000 € par an en aides directes. Source DG AGRI [85] Source DG AGRI [86] Règlement (CE n° 73/2009 concernant les paiements directs, règlement (CE) n° 1234/02007 concernant l'OCM unique, Règlement (CE) n° 1698/2005 concernant le développement rural et règlement (CE) n° 1290/2005 concernant le financement des deux piliers de la PAC. [87] Disponible surhttp://ec.europa.eu/enterprise/sectors/food/competitiveness/high-level-group/index_en.htm. [88] Voir deux récentes communications de la Commission sur les prix des produits alimentaires en Europe (COM (2008) 821) et sur le fonctionnement de la chaine alimentaire en Europe (COM (2009) 591). [89] Il s'agit du "paquet qualité" adopté en décembre 2010, proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relative aux systèmes de qualité applicables aux produits agricoles (COM 2010, 733). [90] Art. 102 R.1234/2007 (OCM unique) précité. Voir Règlement (CE) de la Commission no 657/2008 du 10 juillet 2008 portant modalités d'application du règlement (CE) n° 1234/2007 du Conseil en ce qui concerne l'octroi d'une aide communautaire pour la cession de lait et de certains produits laitiers aux élèves dans les établissements scolaires. [91] Règlement (CE) n° 288/2009 de la Commission du 7 avril 2009 portant modalités d'application du règlement (CE) n° 1234/2007 en ce qui concerne l'octroi d'une aide communautaire pour la distribution de fruits et de légumes, de fruits et de légumes transformés et de bananes et de produits qui en sont issus aux enfants dans les établissements scolaires, dans le cadre d'un programme en faveur de la consommation de fruits à l'école (JO L 94 du 8.4.2009, p. 38); Voir aussi Art. 103nonies pt. f) du R. 1234/2007 précité. [92] Règlement (CE) n° 1111/2009 du 19 novembre 2009 [93] Voir le règlement.1337/2008. [94] Source DG AGRI [95] Voir D.BIANCHI, "Une longue réforme tranquille. 1962-2012: cinquante ans de Politique Agricole Commune à l'horizon 2020", à paraître sur la Revue de l'Union européenne, n°549, juin 2011. [96] Voir conclusions de la Présidence du 17 mars 2011.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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