Numérique et technologies
Barbara Pick
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Barbara Pick
Dans le contexte de la relance de la Stratégie de Lisbonne, qui a fixé pour l'Union européenne l'objectif de devenir, d'ici 2010, l'économie de la connaissance la plus compétitive au monde, la question du coût du brevet européen, qui rend compte de la facilité avec laquelle une entreprise ou un inventeur peut déposer une demande de brevet pour son invention, est devenue centrale.
Le brevet, qui est un outil essentiel pour tout chercheur ou entreprise désirant rentabiliser et pérenniser ses efforts de recherche et développement, contribue au développement d'une économie du savoir. Le monopole d'exploitation conféré par le brevet, justifié par la nécessité de récompenser l'investissement créatif par la recherche, est contrebalancé par la publication des savoirs techniques apportés par l'invention dans les bases de données des Offices de brevets. Ces bases de données, en constituant de fait un système de veille technologique, participent à la construction d'une société basée sur la connaissance et la promotion des activités de recherche et d'innovation. Au plan macro-économique, l'innovation est moteur de croissance et de création d'emplois.
Cependant, le coût du brevet européen, alourdi par les frais de traduction dans les langues des 31 Etats membres de l'Organisation européenne des brevets, met en évidence un paradoxe qu'il s'agit de résoudre : en Europe, davantage d'innovation augmente les coûts pour les entreprises.
Le Protocole de Londres du 17 octobre 2000 permettrait une réduction significative du coût des brevets en allégeant précisément ces coûts de traduction. Par là même, il renforcerait l'économie européenne de la connaissance en relançant les activités d'innovation tout en ouvrant la voie au futur brevet communautaire.
La ratification de la France est essentielle pour l'entrée en vigueur du Protocole de Londres, lequel consacrerait, par ailleurs, définitivement la langue française comme langue scientifique, technique, économique et juridique, dans un monde où le "tout anglais" tend à s'imposer chaque jour davantage.
I- Le coût des brevets - situation actuelle
Le brevet européen, régi par la Convention sur le brevet européen du 5 octobre 1973 (CBE), est délivré à l'issue d'une procédure unique, suite au dépôt d'une demande unique, qui s'effectue auprès de l'Office européen des brevets (OEB). Cette demande doit être déposée dans l'une des trois langues officielles de l'OEB - l'anglais, le français ou l'allemand - ou, si elle est déposée dans une autre langue, être traduite dans une de ces trois langues officielles afin d'être instruite par l'OEB.
La demande de brevet européen comprend, entre autres, la description de l'invention et les revendications du déposant, lesquelles définissent l'objet de la protection demandée. Ces revendications, qui constituent la partie essentielle du brevet, doivent toujours être traduites, avant même la délivrance du brevet, dans les trois langues officielles de l'OEB, et quelle que soit la langue dans laquelle les demandes de brevets ont été déposées.
En tant que langue officielle de l'OEB, la langue française jouit donc d'une position privilégiée dans le système européen des brevets.
La demande de brevet européen doit, en outre, comporter une désignation des Etats contractants de la CBE dans lesquels le déposant souhaite protéger son invention.
Le brevet européen n'est pas une sorte de super-brevet communautaire qui aurait effet automatique dans tous les Etats membres de l'Organisation européenne des brevets. Il s'agit, au contraire, d'un faisceau de brevets nationaux, dont le nombre varie selon le nombre de pays désignés par le déposant dans sa demande.
La territorialité des titres nationaux de protection qui en résulte peut entraîner, par voie de conséquence, des frais considérables, notamment en ce qui concerne les traductions des brevets.
Les exigences de traduction du brevet européen
L'article 65 de la CBE permet aux Etats, désignés dans la demande de brevet, de subordonner la validité de ce dernier sur leur territoire à la traduction du texte de la demande dans l'une de leurs langues officielles. Dans la pratique, tous les Etats parties à la CBE, à l'exception du Luxembourg et de Monaco, exigent, lorsqu'ils sont désignés dans une demande de brevet européen, une traduction du texte délivré, si celui-ci n'est pas rédigé dans l'une de leurs langues officielles.
Le coût d'un brevet européen est, de fait, une question âprement discutée et complexe, à laquelle il est difficile de répondre avec précision, car il s'agit d'un coût à géométrie variable.
S'il comporte des éléments fixes, notamment les taxes de procédure de l'OEB (taxes de dépôt, de recherche, d'examen, de désignation, de délivrance, de traduction obligatoire des revendications dans les deux autres langues officielles de l'OEB, et taxes annuelles), ce coût prend également en compte de nombreux paramètres qui diffèrent d'une demande à l'autre [1], dont le plus important, en termes de conséquences financières pour le déposant, est le nombre de pays désignés dans la demande : en effet, les coûts financiers supplémentaires sont liés aux traductions, aux taxes de publications de ces traductions (coûts dits de validation), ainsi qu'aux taxes annuelles nationales de maintien en vigueur du brevet [2] et aux coûts de conseil y afférents.
Une demande de brevet européen désigne, en moyenne, entre 7 et 8 pays qui sont, par ordre croissant, l'Allemagne, le Royaume-Uni, la France, l'Italie, l'Espagne, la Suisse/Liechtenstein, les Pays-Bas et, en huitième position, l'Autriche ou la Suède.
Si la demande de brevet désigne 7 pays, le déposant devra donc fournir, au moment de la délivrance du brevet, 5 traductions, étant entendu que les traductions en allemand, français ou italien, peuvent être réutilisées pour la Suisse. Si la demande de brevet désigne 8 pays, le déposant devra fournir 5 traductions si l'Autriche est désignée (la traduction en allemand peut y être réutilisée), ou 6 traductions, s'il s'agit de la Suède.
Dans l'hypothèse d'une demande de brevets qui désignerait l'ensemble des 31 Etats membres de l'Organisation européenne des brevets, 22 traductions sont nécessaires.
Evaluation du coût des traductions dans le coût global du brevet européen
Le texte d'une demande de brevet est long et relativement complexe, ce qui en augmente d'autant les frais de traduction. Ce texte comprend, en moyenne, 24 pages, dont 20 pages de description (16 pages de texte et 4 pages de dessin), en sus des 4 pages de revendications (pour une moyenne de 15 revendications par demande de brevet). En moyenne, chaque traduction porte sur 20 pages.
Une enquête, menée en 2004 par l'agence de consultants Roland Berger Market Research (RB) visant à évaluer le coût moyen du brevet européen [3], a permis de chiffrer le coût de traduction d'une page d'une demande de brevet entre 56 et 83€, selon la complexité du texte en cause, soit, en moyenne, 70€ par page. Au total, la traduction des 20 pages de texte de la demande de brevet coûte environ 1 400€.
Pour un brevet classique désignant 7 ou 8 pays, et d'une durée de 10 ans, le coût des validations est estimé entre 7 000 et 11 500€, soit entre 25 et 34% du coût global du brevet (entre 28 000 et 35 000€).
La longueur du brevet et sa complexité constituent des éléments influant sur le coût des traductions et, partant, sur le coût global du brevet européen. Dans la pratique, davantage de pays (10 en moyenne) sont validés pour les brevets biotechnologiques/pharmaceutiques concernant les domaines technologiques de pointe. Les coûts effectifs de délivrance d'un brevet européen peuvent ainsi varier de plus de 100% en fonction de la complexité du domaine technologique considéré, ce qui est le cas entre un brevet relevant de l'ingénierie électronique et un autre s'appliquant dans le domaine biotechnologique/pharmaceutique.
Dans l'hypothèse d'un brevet qui désignerait les 31 Etats-membres de l'OEB, 22 traductions sont requises, pour un coût total de 30 800€ environ.
Les coûts de traduction représentent donc une charge financière considérable pour les déposants et un obstacle certain au dépôt de brevets de la part des petites et moyennes entreprises les plus innovantes souvent contraintes d'adopter une politique restrictive de protection de leurs inventions.
Sur le plan européen, ces coûts dissuadent les inventeurs de protéger leurs inventions dans tous les pays parties à la CBE et donc, sur leur premier marché, l'Europe. Cet état de fait contribue à créer un système à deux vitesses entre une Europe technologique et une Europe laissée pour compte ; il constitue aussi un handicap majeur pour la réalisation du marché intérieur de l'Union européenne, ainsi que pour la compétitivité de l'économie européenne de la connaissance.
Enfin, une comparaison internationale permet d'établir qu'un brevet européen est deux à trois fois plus cher qu'un brevet américain (de 10 000 à 15 000€ en moyenne) ou qu'un brevet japonais (16 000€ en moyenne), lesquels n'entraînent aucun coût de traduction.
La réponse actuelle aux coûts de traduction: la menace du "tout anglais"
Ces coûts de traduction ont introduit un effet pervers en France qui se traduit par le fait que certains grands groupes français ont de plus en plus tendance à recourir à l'anglais comme langue de travail et comme langue de première publication. En effet, la traduction d'un brevet européen à partir de l'anglais vers des langues moins courantes comme le néerlandais, le suédois, le danois, le finlandais et le polonais, est moins coûteuse qu'à partir du français. D'après l'enquête menée en 2004 par l'agence de conseil RB, le coût d'une traduction à partir du français est, en moyenne, 35% plus élevé qu'à partir de l'anglais. Ceci s'explique par le fait que le français utilise environ 20% de mots de plus que l'anglais pour un même texte et parce que la concurrence est bien plus grande pour les traductions à partir de l'anglais qu'à partir du français.
Si les grandes entreprises françaises avaient coutume de breveter leurs inventions dans le même nombre de pays que les entreprises britanniques, ce n'est plus le cas avec, en moyenne, 10% de pays validés en moins par rapport à l'industrie britannique.
En 1990, l'industrie française employait rarement l'anglais comme langue de première publication ; en 2003, deux tiers des "demandes européennes directes", effectuées par les déposants français auprès de l'OEB, ont été déposées en anglais [4].
De façon générale, et non plus seulement limitée au cas français, l'enquête menée en 2004 par l'agence RB permet d'établir que 65% des demandes totales de brevet européen sont déposées en anglais, 30% en allemand et seulement 5% en français.
Les inquiétudes suscitées par un système européen de brevets exclusivement fondé sur l'anglais, préconisé depuis longtemps par des pays comme l'Allemagne et le Royaume-Uni, se sont encore amplifiées ces dernières années suite à l'élargissement de l'Union européenne à 25 membres et à celui de l'Organisation européenne des brevets à 31 Etats membres, et bientôt 36 : la plupart des Etats d'Europe centrale et orientale sont, en effet, tentés par le "tout anglais".
II- L'Accord de Londres sur la réduction du coût des brevets européens
Dans le cadre d'une réflexion sur la réforme du système des brevets en Europe, en particulier sur la question du coût d'obtention du brevet européen liée aux frais de traduction, et pour tenter, également, d'inverser les tendances nuisibles au maintien du français comme langue technologique, le gouvernement Jospin avait convoqué à Paris en juin 1999 une Conférence intergouvernementale des Etats membres de l'Organisation européenne des brevets, laquelle a abouti à l'Accord du 17 octobre 2000 sur la traduction du fascicule du brevet, dit Protocole de Londres.
En vertu de cet Accord, les parties s'engagent à renoncer, totalement ou dans une large mesure, au dépôt de traductions des brevets européens dans leur langue nationale, prévu par l'article 65 de la CBE. Dans la pratique, cela signifie que les titulaires de brevets européens ne doivent désormais plus produire une traduction du texte de la demande de brevet, qui constitue la partie la plus longue du brevet et dont la traduction coûte le plus cher, lorsque le brevet a été délivré pour des Etats contractants de la CBE parties à l'Accord de Londres et qui ont une langue de l'OEB comme langue officielle.
Pour les Etats qui n'ont pas une langue de l'OEB comme langue officielle, le titulaire de brevet ne doit produire une traduction complète du fascicule du brevet dans la langue nationale, que si le brevet n'est pas disponible dans la langue de l'OEB prescrite par cet Etat.
Par ailleurs, les Etats, n'ayant aucune langue officielle en commun avec celles de l'OEB, conservent le droit d'exiger la traduction des revendications dans l'une de leurs langues officielles.
Cet Accord permettrait donc à un brevet délivré en anglais ou en allemand d'avoir effet en France, sans qu'il soit nécessaire d'en fournir une traduction. Inversement, un brevet, délivré en français, aurait effet dans n'importe quel autre Etat partie de l'Accord sans que le déposant n'ait à supporter de frais de traduction. Ces derniers et, partant, les coûts des brevets s'en trouveraient considérablement réduits.
Comme les traductions seront limitées aux seules revendications du brevet, qui définissent l'étendue du brevet et qui représentent, en moyenne, 4 pages, le coût pour un brevet européen, désignant 7 ou 8 pays ayant signé le Protocole, sera de 1 400 à 1700€ environ.
Etant donné que, parmi les Etats les plus désignés dans les demandes de brevets européens, l'Espagne, l'Italie et l'Autriche ont refusé de signer ce Protocole, il faut compter que si, 10 ou 12 Etats ratifient le Protocole de Londres, une réduction du coût des traductions d'environ 45% pourra être obtenue. Plus le nombre d'Etats ratifiant le Protocole de Londres sera élevé, plus le coût des traductions diminuera encore, allégeant considérablement le coût des brevets.
Au vu des 60 000 brevets européens délivrés par l'Office européen des brevets par an (2004), les économies seraient substantielles.
Par ailleurs, le Protocole de Londres ouvre la voie au brevet communautaire, lequel présenterait l'avantage de rassembler de façon automatique tous les titres nationaux en un seul titre de protection unitaire et autonome. Selon la proposition de règlement de la Commission européenne du 1er août 2000, le déposant devra présenter sa demande de brevet dans l'une des trois langues officielles de l'OEB, ce qui permet de consacrer le régime trilingue actuellement en vigueur à l'OEB. Cependant, pour des raisons de sécurité juridique et de non-discrimination, le déposant devra, au moment de la délivrance du brevet, fournir la traduction des revendications dans la totalité des langues officielles de l'Union européenne. Surtout, pour diminuer les coûts d'obtention du brevet, la Commission a proposé que soit supprimée la possibilité laissée aux Etats d'exiger les traductions de la description, rejoignant ainsi la formulation du Protocole de Londres.
Pour entrer en vigueur, cet Accord, ouvert à la signature des Etats jusqu'au 30 juin 2001, doit être ratifié par au moins 8 Etats contractants dont les Etats dans lesquels le plus grand nombre de brevets a pris effet en 1999 : l'Allemagne, le Royaume-Uni et la France.
Si l'Italie, l'Espagne, le Portugal, la Grèce et l'Autriche ont refusé de signer ce Protocole en 2001, sept Etats l'ont, à ce jour, ratifié (Allemagne, Royaume-Uni, Suisse, Slovénie, Islande, Lettonie et Monaco). Le parlement du Danemark a transposé le Protocole dans sa législation nationale sans toutefois déposer d'instrument de ratification, tandis que des procédures parlementaires de ratification sont en cours aux Pays-Bas et en Suède.
Si la France a signé le Protocole de Londres en juin 2001, sa ratification, soutenue par des groupes industriels et d'entreprises (UNICE, CGPME), est essentielle pour son entrée en vigueur. Cependant, certains s'interrogent sur l'intérêt et les effets d'une telle ratification pour la France. Objet de vives inquiétudes, le Protocole de Londres et les conséquences positives de son entrée en vigueur ne sont pas assez connues.
Il convient d'exposer ces motifs d'inquiétude, avec honnêteté et sans véhémence, afin d'y répondre et d'expliquer en quoi le Protocole de Londres, loin de nuire aux intérêts français, constitue, au contraire et de façon paradoxale, le moyen pour la langue française de survivre en tant que langue technologique, la chance pour les entreprises françaises et européennes de pointe de développer leurs activités de recherche et développement et, enfin, l'espoir pour l'Europe, de devenir, si ce n'est en 2010, du moins plus tard, l'économie de la connaissance la plus compétitive au monde.
III- Les arguments pour la ratification du Protocole de Londres
La défense de la langue française
Le premier argument contre la ratification par la France du Protocole de Londres tend à dénoncer l'appauvrissement des banques de données en français et de la terminologie technologique française qu'une telle ratification entraînerait, étant donné que la description d'un brevet délivré en anglais ou en allemand ne sera plus traduite en français.
Le Protocole de Londres conforte, au contraire, la position privilégiée du français dans le système européen des brevets. En effet, les revendications de tous les brevets européens délivrés par l'OEB devront toujours être disponibles en français, ce qui permettra au vocabulaire technologique français de s'enrichir de façon permanente.
De plus, la publication en français des demandes de brevets européens déposées en français obligera les entreprises concurrentes à prendre connaissance du contenu de ces demandes si elles veulent être en mesure d'assurer une veille technologique efficace indispensable dans tout processus de recherche et d'innovation.
L'Accord de Londres pérennise donc, pour le brevet européen, un régime de trois langues, qui inclue le français.
Si la publication de la demande de brevet, qui révèle pour la première fois au public l'invention qui en fait l'objet, s'effectue 18 mois après la date de dépôt ou de priorité du brevet dans la langue dans laquelle elle a été déposée (français, anglais ou allemand), les traductions des brevets européens, que les titulaires de brevets doivent fournir aux Offices nationaux de propriété industrielle qui les exigent (art. 65 de la CBE), interviennent, en moyenne, 4 à 5 ans après la date de priorité.
Considérant que les progrès de la science sont extrêmement rapides, notamment dans les domaines de pointe comme en médecine et en biotechnologie, il faut bien comprendre que la publication de ces traductions intervient en réalité trop tardivement et qu'elles ne sont, dans la pratique, que très rarement consultées : leur taux de consultation n'est jamais supérieur à 5% et, en France, elles ne sont consultées que dans 2% des cas. Défendre la traduction de la langue française pour la description des brevets, laquelle intervient trop tard, définit une approche "statique" de la langue, contrairement à l'approche dynamique que préconise l'Accord de Londres et qui facilite la veille technologique.
Les exigences de traduction, qui constituent un véritable impôt sur l'innovation, sont, par conséquent, d'autant moins justifiées que ces traductions ne sont pas consultées.
Par ailleurs, rien ne permet de penser que les entreprises françaises ne continueront pas à déposer leur première demande de brevet, comme demande de brevet national français, rédigée en français. En effet, la simplicité et la sécurité de décrire l'invention en français, ainsi que l'obtention rapide d'une première protection sur le marché français, sont autant de raisons qui poussent la très grande majorité des déposants français à faire une première demande auprès de l'Institut National de la Propriété Industrielle (environ 14 000 par an) [5]. Près de la moitié de ces demandes nationales françaises deviennent par la suite des demandes de brevets européens.
Surtout, il y a fort à parier que ce serait plutôt la non ratification par la France du Protocole de Londres qui entraînerait, de façon paradoxale, la dégradation progressive du vocabulaire technologique de la langue française. En effet, si le Protocole de Londres ne peut pas entrer en vigueur du fait de la France, les pays qui l'ont ratifié, et qui se sont déjà engagés vis-à-vis de leur industrie nationale sur la voie d'une réduction du coût des brevets, peuvent décider de contourner cet obstacle :
- soit en adoptant un protocole du même type que le Protocole de Londres, mais qui pourra entrer en vigueur sans ratification par la France, ce qui constituera un signal qu'il existe en Europe une fracture Nord-Sud ;
- soit en adoptant un accord de type "tout anglais", auquel les pays du Nord se sont déjà déclarés prêts et auquel il est probable que les Etats d'Europe centrale et orientale se rallieront à terme.
Il s'ensuit paradoxalement que moins la France insistera sur la traduction complète des brevets, plus elle protègera efficacement sa propre langue en n'abandonnant pas le terrain au "tout anglais".
La réduction du coût des brevets et la compétitivité des entreprises françaises et européennes
La deuxième catégorie d'objections soulevées contre la ratification par la France de l'Accord de Londres consiste à opposer que la réduction des coûts est inopérante pour stimuler la recherche ou le dépôt de demandes de brevets. Pour les grandes entreprises multinationales, le coût d'obtention des brevets européens et le coût des traductions ne sont pas un facteur décisif pour la conduite d'activités de recherche et d'innovation, ni pour le dépôt de brevets. En revanche, pour les petites et moyennes entreprises, ainsi que pour les centres de recherche publique et les universités, les coûts des traductions constituent un frein certain à l'incitation à breveter leurs inventions.
Par ailleurs, selon les opposants au Protocole de Londres, la baisse du coût des brevets européens entraînera, à la suite d'un "effet d'aubaine" pour les titulaires américains et japonais, une multiplication croissante et irrésistible en France de brevets européens d'origine étrangère et, plus largement, en Europe. Cet argument est inopérant si l'on considère que le coût élevé des brevets européens pénalise en premier lieu les entreprises européennes, et que ce sont donc ces dernières qui seront les premières à bénéficier d'une réduction de ces coûts, même s'il est évident que, par ailleurs, les entreprises américaines et japonaises en profiteront également.
Dans une économie mondialisée, une "densité brevets" sur un territoire donné est vecteur de croissance économique que les titulaires de brevets soient des ressortissants nationaux ou étrangers. L'exploitation de brevets d'invention sur un territoire donné attire les investissements, favorise les activités de recherche et développement, permet de plus larges transferts de technologie tout en soutenant la productivité de l'industrie nationale, notamment dans le domaine des technologies de pointe. A l'inverse, un Etat, dont la "densité brevets" est moindre, risque d'être marginalisé.
Surtout, la réduction des coûts des brevets européens permettra aux inventeurs et entreprises d'orienter leurs dépenses en traductions vers d'autres activités de recherche et développement et de déposer davantage de demandes de brevets.
La sécurité juridique des tiers et la constitutionnalité du Protocole de Londres
Une troisième série d'arguments a trait à la sécurité juridique des tiers et à la constitutionnalité du Protocole de Londres qui permettrait, à un titre rédigé en anglais ou en allemand, de prendre effet en France.
Selon ces arguments, il n'est pas acceptable qu'un brevet puisse prendre effet en France sans que le texte intégral du brevet, c'est-à-dire les revendications et la description, ne soit disponible en français. Si les revendications de tous les brevets européens seront toujours disponibles en français, les opposants au Protocole affirment que leur seule traduction ne suffit pas, étant donné que la description sert à interpréter les revendications et, donc, à déterminer la portée précise de la protection conférée par le brevet européen.
Cependant, l'existence des revendications en français suffit dans la pratique pour alerter les concurrents. Si besoin est, ils prendront la précaution d'examiner l'ensemble du brevet et, le cas échéant, le faire traduire en français avant d'investir dans une nouvelle production dans un domaine éventuellement couvert par le brevet.
Par ailleurs, s'il est nécessaire qu'un tiers, qui se voit opposer un brevet européen, doive être en mesure d'évaluer dans sa propre langue la validité du brevet européen, l'article 2 du Protocole de Londres, portant sur les traductions du brevet européen en cas de litige, prévoit que le titulaire du brevet devra fournir, à ses propres frais, une traduction complète du brevet dans la langue officielle de l'Etat où la contrefaçon alléguée du brevet a eu lieu et ce, sur simple demande du prétendu contrefacteur.
Le titulaire du brevet devra également fournir, à la demande de la juridiction compétente ou d'une autorité quasi-juridictionnelle dans le cadre de la procédure, une traduction complète du brevet dans une langue officielle de l'Etat concerné.
Enfin, les opposants utilisent l'article 2 de la Constitution française, selon lequel la langue de la République est le français, pour dénoncer le caractère anticonstitutionnel du Protocole de Londres.
Il faut rappeler que le Conseil d'Etat, saisi par le Premier ministre d'une demande d'avis relatif à la signature du projet du Protocole de Londres, a estimé, dans son avis du 21 septembre 2000, que l'article 1er du projet de Protocole sur la renonciation aux exigences en matière de traduction n'est pas contraire à l'article 2 de la Constitution et que l'article 2 du Protocole sur les traductions en cas de litige satisfait aux exigences de l'article 2 de la Constitution.
Conclusion
Le coût d'obtention actuel du brevet européen, alourdi par les coûts de traduction, n'est pas propre à encourager les inventeurs européens à déposer des brevets, ni à développer leurs activités de recherche et d'innovation.
Maintenir le régime de trois langues prépondérantes, qui assure à l'avenir l'usage du français comme l'une des trois langues technologiques en Europe, et pallier le défaut majeur du brevet européen, son prix élevé dû principalement à l'exigence de traductions intégrales dans les langues des Etats où le brevet européen doit prendre effet après délivrance : tels sont les objectifs de l'Accord de Londres. En allégeant de manière considérable le coût d'obtention du brevet européen, l'Accord profite à la compétitivité de l'industrie européenne sur son premier marché, l'Europe. Il permet, en outre, de maintenir et de renforcer la place du français comme langue scientifique, technique, économique et juridique tout en ouvrant la voie au futur brevet communautaire.
La stratégie que la France adoptera face à l'évolution mondiale de l'utilisation du brevet d'invention conditionnera, en partie, sa force économique et, par voie de conséquence, sa capacité à rayonner économiquement, technologiquement et culturellement. Si la France souhaite occuper une place de premier rang sur la scène technologique mondiale et participer à la construction d'une Europe innovante et compétitive, il lui faut, dès à présent, un vote positif de ses parlementaires autorisant la ratification de l'Accord de Londres.
[1] Une autre variable est constituée par la complexité, imprévisible, de la procédure, par exemple si opposition à la délivrance du brevet est effectuée de la part d'un tiers.
[2] Les montants de taxes de maintien en vigueur, qui augmentent avec le temps, font l'objet de décisions souveraines de chaque Etat partie à la CBE. Ces taxes, fixées par chaque Etat, ne sont donc pas concertées au niveau de l'OEB, qui en perçoit 50%.
[3] Les résultats de cette enquête sont reproduits sur le site de l'Office européen des brevets aux adresses suivantes: http://www.european-patent-office.org/epo/new/cost_anaylsis_2005_en.pdf (en anglais), http://www.european-patent-office.org/epo/new/costs_ep_2005_fr.pdf (en français).
[4] Pour ces grands groupes français, peu nombreux mais qui déposent beaucoup de demandes européennes directes (environ 1300 par an), le marché français ne représente qu'une faible partie de leur marché global et leurs principaux concurrents sont étrangers, c'est pourquoi un premier dépôt de demande de brevet en France ne constitue pour eux qu'un intérêt limité car il retarde l'obtention de la protection à l'étranger.
[5] La demande de brevet national permet également au déposant d'obtenir, dans un délai d'environ 8 mois, un rapport de recherche de qualité européenne, effectué par l'OEB pour le compte de l'INPI, pour un coût 4 fois moindre que s'il avait déposé une demande européenne directe. Le déposant d'une demande de brevet national se voit également rembourser la taxe de recherche de l'OEB s'il décide par la suite d'étendre sa protection par le dépôt d'une demande de brevet européen.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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