Droit communautaire, service public et concurrence

Marché intérieur et concurrence

Claire Vannini

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14 mars 2005

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Vannini Claire

Claire Vannini

Avocate à la Cour.

1. LES CONTOURS DE LA NOTION DE SERVICE D'INTERET ECONOMIQUE GENERAL

Parce que le Traité de Rome n'envisageait les services publics qu'à titre d'exception aux règles du marché intérieur et de la concurrence, il ne s'est intéressé qu'à ceux qui, parmi ces services, présentaient un caractère économique.

Activités économiques et non économiques, service public à la française et SIEG

Ainsi, c'est d'abord une définition en creux qui a été donnée à la notion de SIEG, puisque les règles relatives au marché intérieur et à la concurrence ne s'appliquent pas aux activités d'intérêt général ne présentant pas de caractère économique. La CJCE a donc été amenée à exclure de cette notion bon nombre d'activités de service public présentant un caractère régalien, telles que la police, la justice, l'éducation nationale ou encore les régimes obligatoires de sécurité sociale.

En ce sens, la notion française de "service public" est donc beaucoup plus large que la notion communautaire de SIEG. Toutefois, au sein des activités économiques, la CJCE [4] donne une définition à la fois très large et très souple de la notion de SIEG qu'elle envisage comme "toute activité économique présentant un intérêt majeur pour l'Etat et dont l'exploitation est nécessaire pour la satisfaction de l'intérêt général".

A ce titre, ont par exemple été reconnues comme présentant ce caractère des activités aussi diverses que l'audiovisuel, la distribution d'eau, la gestion des déchets, la fourniture d'énergie, les services postaux, la mise à disposition d'un réseau téléphonique.

Neutralité et respect de la liberté des Etats membres quant à la définition et à l'organisation des SIEG

Dans ce cadre, deux principes cardinaux gouvernent l'application du droit communautaire aux SIEG :

Le principe de neutralité, garanti par l'article 295 du Traité CE, qui signifie que le droit communautaire ne s'occupe pas de savoir si, par principe, les entreprises responsables de la prestation d'un SIEG doivent être publiques ou privées.

Le principe de liberté de définition par les Etats membres du périmètre de leurs SIEG signifie que ces derniers sont libres de conférer un caractère d'intérêt général aux activités pour lesquelles ils le jugent nécessaire. En ce domaine, la Commission, sous le contrôle de la Cour de Justice, n'exerce qu'un contrôle dit "de l'erreur manifeste", destiné à éviter qu'un Etat membre puisse soustraire abusivement une activité économique aux règles du Traité en se prévalant de son caractère d'intérêt général.

2. La régulation des activités de service d'intérêt économique général

En l'absence de réglementation communautaire transversale des activités de SIEG, deux approches ont présidé à leur encadrement : l'une, législative, qui a consisté à édicter une législation sectorielle d'harmonisation pour un certain nombre d'activités dites de réseau ; l'autre, jurisprudentielle, qui a amené la CJCE à poser un certain nombre de principes ayant vocation à régir de façon globale les activités de SIEG.

La législation sectorielle, qui concerne principalement, à ce jour, les télécommunications, l'énergie les services postaux ainsi que les transports ne sera pas abordée dans le cadre de la présente étude. Toutefois il convient de noter que, bien qu'elle vise des activités d'intérêt général, cette législation a été prise sur le fondement de l'accomplissement du marché intérieur. Par ailleurs, elle repose sur des principes communs qui sont l'ouverture progressive des marchés à la concurrence, la séparation juridique et comptable des activités de gestion du réseau et de fourniture du service, un encadrement strict du financement des missions de service public ainsi que la régulation du secteur par une autorité indépendante.

Pour la majorité des autres SIEG, c'est à la jurisprudence de la CJCE qu'il convient de se référer quant à l'encadrement de ces activités.

La dérogation à l'application des règles de concurrence : le test de proportionnalité

Pour des raisons à la fois historiques et politiques, les choix qui ont présidé à l'organisation de ces services d'intérêt général ont longtemps conduit les Etats membres à préférer investir un seul opérateur, public ou privé, du droit de fournir le service sur tout le territoire ou sur une partie de celui-ci. Par ailleurs, ce type d'activité étant en règle générale peu rentable, l'opérateur désigné bénéficie généralement de financements publics ou, lorsqu'il exerce d'autres activités, du droit de pouvoir opérer une compensation entre ses activités de service public et ses activités concurrentielles. Ce modèle d'organisation peut se révéler largement contraire aux règles du Traité dans la mesure où l'octroi d'un monopole à un opérateur porte, par définition, atteinte à la concurrence et à la liberté de prestation de service. De même, lorsque l'entreprise en charge d'une mission de service public qui exerce également d'autres activités économiques ouvertes à la concurrence reçoit des subventions, un tel financement public est supposé lui conférer un avantage concurrentiel par rapport aux autres entreprises.

C'est pourquoi, pour pouvoir bénéficier de la dérogation à l'application des règles relatives au marché intérieur et à la concurrence, la CJCE exige des Etats membres qu'ils prouvent que toute autre solution moins attentatoire à la concurrence est impossible, sauf à compromettre l'existence même de l'activité.

A ce titre, il convient de relever que la CJCE, qui jusqu'à la fin des années quatre-vingt a été extrêmement stricte dans l'appréciation portée sur le caractère indispensable des dérogations aux règles de concurrence, a procédé à un infléchissement de sa jurisprudence depuis le début des années quatre-vingt-dix. Depuis les arrêts dits Corbeau et Commune d'Almelo [5], rendus à moins d'un an d'intervalle, elle semble plus encline à prendre en compte les spécificités liées la mission d'intérêt général d'un opérateur pour justifier de l'atteinte au droit de la concurrence.

La dévolution des missions de service public

Les Etats membres sont, en principe, libres de la définition des missions de service public. De même, l'Etat membre est également libre de choisir de fournir le service lui-même ou de faire exécuter cette mission par un tiers (entreprise publique ou privée). Toutefois, la CJCE considère que lorsque le service est confié à un tiers, la collectivité concédante (Etat ou collectivité locale) doit, même en l'absence de texte le lui imposant, organiser, par des mesures de publicité adéquates, une mise en concurrence des prestataires intéressés [6]. De plus, elle est récemment venue préciser que ce principe s'applique également quand l'Etat membre a l'intention de confier la mission à une entité publique qu'il contrôle [7]. Enfin, la Cour considère également que la durée pour laquelle cette activité est confiée au prestataire doit être "raisonnable" permettant ainsi une remise en concurrence régulière.

Le droit français se situe globalement dans la lignée de ces principes puisque, depuis 1993, les dispositions de la loi dite "Sapin" font obligation à l'Etat et aux collectivités locales d'organiser une procédure de mise en concurrence pour l'attribution des délégations de service public. C'est ainsi que sont attribuées les délégations de service public, par exemple, en matière de distribution d'eau, de gestion des déchets, ou encore de transports urbains [8].

Le financement des missions de service public

Après plusieurs années d'hésitations, la CJCE vient également de clarifier le régime du financement des missions de service public, qui est l'un des sujets d'intérêt communautaire qui aura fait couler le plus d'encre ces trois dernières années.

Parmi les règles de concurrence auxquelles sont soumises les entreprises chargées de l'exécution d'une mission de SIEG figure l'article 87 (ex-article 92) qui pose un principe de prohibition des aides publiques aux entreprises [9]. A ce titre, seule la Commission européenne peut autoriser un Etat membre à verser une aide à une entreprise, si elle estime qu'une telle aide est compatible avec le marché intérieur, c'est-à-dire qu'elle n'affecte pas trop la concurrence de manière défavorable.

La CJCE vient de préciser que, sous réserve de respecter un certain nombre de conditions, un concours financier versé à une entreprise pour compenser les surcoûts engendrés par l'accomplissement d'une mission de service public n'est pas une aide d'Etat et ne tombe donc pas dans le champ de la prohibition édictée par l'article 87.1 du Traité. Toutefois, cette liberté des Etats membres de compenser financièrement les obligations de service public est encadrée par des conditions très strictes qui rendent son application difficile. En effet, pour qu'une telle compensation puisse échapper à la qualification d'aide d'Etat, les quatre conditions suivantes doivent être réunies [10] :

L'entreprise bénéficiaire a effectivement été chargée de l'exécution d'obligations de service public et ces obligations ont clairement été définies ;

Les paramètres sur la base desquels a été calculée la compensation doivent avoir été préalablement définis de manière objective et transparente ;

La compensation ne doit pas dépasser le coût engendré par l'exécution de la mission de service public ;

Enfin, lorsque le choix de l'entreprise investie de la mission de service public n'a pas été effectué à la suite d'une mise en concurrence, le niveau de la compensation doit avoir été déterminé sur la base d'une analyse des coûts qui seraient encourus par une entreprise moyenne ;

Si ces conditions ne sont pas réunies, tout financement des services publics n'en est pas pour autant impossible. Toutefois, la mesure de financement constitue alors une aide et doit être notifiée à la Commission qui est alors seule compétente pour autoriser l'Etat membre à la mettre en œuvre.

Les Etats membres semblent éprouver un sentiment de relative insécurité juridique dans la mise en œuvre de ces principes. Pour dissiper ce sentiment, la Commission a publié, dès février 2004, deux projets de textes, qu'elle a prévu d'adopter d'ici juillet 2005, destinés à clarifier les conditions de financement des missions de service public :

Une décision visant à faire échapper à ces règles les compensations de service public d'un faible montant (sont en réalité visés les services public locaux) ainsi que celles destinées à financer les hôpitaux ainsi que le logement social ;

Un projet d'encadrement dans lequel elle explicite les règles qu'elle appliquera pour l'autorisation des aides présentant le caractère de compensation de service public.

3. Vers l'adoption d'un véritable statut européen des services d'intérêt économique général ?

Alors que la question de l'opportunité d'adopter un cadre transversal est une question récurrente depuis la fin des années quatre-vint-dix, l'article III-122 de la Constitution permet maintenant clairement l'adoption d'une telle législation.

Une réflexion amorcée par la Commission depuis la fin des années quatre-vingt-dix

La première communication de la Commission relative aux services d'intérêt général en Europe remonte à 1996 [11]. Depuis lors, la question de l'adoption d'un instrument juridique transversal fait débat.

Sur l'invitation du Conseil Européen de Lisbonne, la Commission a mis à jour cette communication en septembre 2000 [12].

Cette réflexion s'est concrétisée par la publication, par la Commission, d'un Livre vert en 2003 qui, pour la première fois, envisage la possibilité d'adopter une réglementation cadre des services d'intérêt général au niveau européen. Ce débat a suscité un intérêt considérable puisque la Commission a reçu plus de trois cent contributions émanant d'un éventail très divers d'intéressés (Etats membres, Parlements nationaux, collectivités locales mais aussi entreprises prestataires de service public). Après avoir examiné ces observations, la Commission a, conformément au souhait exprimé par le Parlement européen [13], tiré les conclusions du débat en présentant un Livre blanc en mai 2004 [14], dans lequel elle annonce qu'elle réexaminera la nécessité d'une loi cadre relative aux services d'intérêt général lors de l'entrée en vigueur du Traité constitutionnel.

Le Traité constitutionnel : vers une réglementation transversale dépassant le simple cadre de la conciliation des règles de concurrence avec l'exercice de missions d'intérêt général

Dans son Livre blanc, la Commission souligne que les contributions qu'elle a reçues laissent apparaître que les avis sont partagés quant à l'opportunité d'adopter une réglementation transversale des services d'intérêt économique général.

L'article III-122 du Traité constitutionnel fournit dorénavant une base juridique indiscutable pour l'adoption d'une loi-cadre qui définirait les principes et conditions de fonctionnement applicables aux SIEG.

Force est d'admettre que l'adoption d'un tel cadre réglementaire sera avant tout un choix politique qui devra être exercé par législateur européen.

Toutefois, il convient de noter que dès lors que ces services d'intérêt général font partie des valeurs de l'Union, qu'ils sont reconnus en tant que composante essentielle du modèle européen et que leur existence est garantie comme un droit fondamental des citoyens, leur encadrement ne pourra plus se limiter aux simples questions de droit de la concurrence et de liberté de prestation de service. Le futur cadre législatif, s'il est adopté, devra également contenir une dimension qualitative de nature à garantir le respect des principes partagés par les Etats membres tels que l'universalité, la continuité, l'égalité d'accès ou encore l'accessibilité tarifaire.


[1] L'existence de certaines activités de service public fait l'objet d'une consécration constitutionnelle dans certains Etats membres tels que la France, l'Italie, l'Allemagne ou encore l'Espagne par exemple.
[2] Le Traité de Rome consacre un titre entier à la politique des transports et l'article 73 du Traité (ex-article 77) prévoit la possibilité pour les Etats membres d'accorder des aides en matière de transport "qui correspondent au remboursement de certaines servitudes inhérentes à la notion de service public". Un règlement communautaire a été adopté, dès 1969, sur ce fondement (règlement 1191/69 du Conseil, 26 juin 1969, relatif à l'action des Etats membres en matière d'obligations inhérentes à la notion de service public dans le domaine des transports par chemin de fer, route et voie navigable).
[3] Article 7D du Traité d'Amsterdam du 2 octobre 1997.
[4] Voir notamment, CJCE, 21 mars 1974, BRT/SABAM, 127/73 et CJCE, 11 avril 1989, Ahmed Saeed, 66/86.
[5] CJCE, 19 mai 1993, Corbeau, C-320/91 et CJCE, 27 avril 1994, Commune d'Almelo, C-393/92.
[6] CJCE, 7 décembre 2000, Télaustria Verglas GmbH, C-324/98.
[7] CJCE, 11 janvier 2005, Stadt Halle, C-26/03.
[8] A l'exception de la région Ile-de-France qui fait l'objet d'un régime particulier.
[9] L'article 87 paragraphe 1 du Traité CE prévoit que : "Sauf dérogations prévues par le présent traité, sont incompatibles avec le marché commun, dans la mesure où elles affectent les échanges entre Etats membres, les aides accordées par les Etats ou au moyen de ressources d'Etat sous quelque forme que ce soit qui faussent ou menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions".
[10] CJCE, 24 juillet 2003, Altmark Trans, C-280/00.
[11] Les services d'intérêt général en Europe, (96/C 281/03), JOCE 26 septembre 1996.
[12] COM (2000) 580 final, 20 septembre 2000, JO C 17 du 19 janvier 2001.
[13] Résolution du Parlement européen sur le Livre vert sur les services d'intérêt général du 14 janvier 2004 (T5-0018/2004.
[14] COM (2004) 374 final, Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions : Livre blanc sur les services d'intérêt général.

Directeur de la publication : Pascale Joannin

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