Stratégie, sécurité et défense
Général (2S) Jean-Marc Vigilant
-

Versions disponibles :
FR

Général (2S) Jean-Marc Vigilant
Président d’EuroDéfense-France
Après cinq siècles de domination mondiale de l’Occident, nous vivons un moment de changement d’ère géostratégique de la même magnitude que la fin de la guerre froide. Parce que les empires européens avaient failli s’autodétruire au cours des deux guerres mondiales du XXe siècle, ils ont constitué, sous impulsion des États-Unis, un ordre international pour réguler les relations internationales entre les puissances. Mais, depuis son agression en Ukraine, la Russie a mis fin à la plus longue période de paix sur le continent européen depuis la fin de l’empire romain. Jusqu’en 1945, pratiquement chaque génération d’Européens avait connu la guerre dans son pays. Pendant les 80 ans qui ont suivi, à l’exception notable des guerres balkaniques résultant de la désintégration de la Yougoslavie et des derniers soubresauts de la chute de l’empire soviétique après la guerre froide, ce sont presque trois générations d’Européens qui n’ont pas connu la guerre sur leur sol.
Pendant les 30 dernières années, les puissances émergentes ou en transition nous ont observés et se sont développées pour être désormais en mesure de contester l’ordre international établi par les vainqueurs occidentaux de la Deuxième Guerre mondiale. Nous assistons au retour du rapport de force entre puissances et à la remise en cause du droit international, par l’usage désinhibé de la violence pour régler des différends politiques.
Au-delà de la guerre militaire en Ukraine, dont l’objectif est de faire disparaître ce pays comme nation indépendante, la Russie s’attaque au fondement même des démocraties libérales européennes, dont l’attractivité pour les populations russes, est une menace pour le régime autocratique de Vladimir Poutine.
Dès 2013, le général Valeri Gherassimov, chef d’état-major des armées russes, théorisait la possibilité de détruire un Etat sans tirer un coup de feu, grâce à l’utilisation intensive de stratégies hybrides. Il recommandait même d’y consacrer quatre fois plus de ressources financières que pour l’outil militaire conventionnel. Depuis, la Russie a largement mis en œuvre, notamment contre les pays européens, ces stratégies visant à contourner ou affaiblir la puissance, en mélangeant actions directes et indirectes, licites et illicites, souvent subversives et ambigües, sous le seuil estimé de réponse.
Parallèlement, dans leur nouvelle approche stratégique, les États-Unis ne veulent plus être le gendarme du monde dans lequel ils promouvaient auparavant les valeurs de la démocratie libérale. Leur président, Donald Trump, ne reconnaît plus d’alliés, ni d’ennemis, mais seulement des forts qu’il respecte et des faibles qu’il méprise. Il s’inscrit désormais dans une logique impériale de partage de sphères d’influence avec les autres grandes puissances assertives, voire autocratiques, comme l’a illustré le sommet bilatéral en Alaska avec le président russe, dont étaient exclus les premiers concernés, l’Ukraine et les Européens.
Face à cette nouvelle solitude stratégique, les Européens doivent faire preuve d’une plus grande solidarité stratégique entre eux. L’Europe est moins faible qu’elle ne le pense. Dix fois plus riche que la Russie, aussi fortunée et plus peuplée que les États-Unis, un des plus grands acteurs du commerce mondial, elle doit retrouver confiance en elle-même et la volonté de défendre ses intérêts, en renouant avec la puissance.
Mais de quelle Europe parle-t-on ? Il est difficile d’évoquer des questions stratégiques et de défense européenne sans considérer l’apport essentiel du Royaume-Uni. C’est pourquoi en dépit du Brexit, l’Europe objet de cette étude est constituée des membres de l’Union européenne, avec leurs principaux partenaires européens occidentaux, neutres ou dans l’OTAN.
Dans ce monde incertain, et dans le contexte de la guerre en Ukraine, les Européens sont confrontés à quatre défis à court, moyen et long terme :
- Affirmer leur cohésion
- Poursuivre leur soutien à l’Ukraine
- Renforcer leur contribution à l’OTAN
- Développer une véritable autonomie stratégique européenne
Pour atteindre ces quatre objectifs successivement, il faut mener les actions nécessaires simultanément. En effet, chaque résultat obtenu constituera une base solide pour aller vers l’étape ultérieure et contribuer à l’atteinte du but suivant. Nous allons les détailler et voir comment ils se complètent pour arriver à l’objectif final de l’autonomie stratégique européenne.
1. Cohésion européenne
De même que les Britanniques ont conquis et dominé le sous-continent indien par un système d’alliances, de contrôle indirect et d’entretien des dissensions entre les maharadjas, sultans et autres princes locaux, les Américains ont appris de leurs maîtres. Ils préfèrent engager les Européens bilatéralement pour contrarier toute forme de cohésion entre eux, qui leur permettrait de peser davantage, en rééquilibrant le rapport de force.
Maintenus dans l’illusion qu’ils peuvent avoir un « meilleur deal » que leur voisin avec le géant américain, que ce soit en termes économiques, politiques ou de sécurité, les Européens sont davantage en compétition entre eux, qu’avec le reste du monde. Trop confortablement installés depuis des décennies dans une dépendance au leadership américain incontestable car beaucoup plus puissant, et incontesté car physiquement éloigné, les Européens oublient trop souvent qu’ils ont plus d’intérêts en commun, qu’avec leur allié américain. C’est par exemple le cas dans les domaines stratégique, économique, politique, industriel et technologique, notamment à cause de leur histoire partagée, de leur proximité géographique, de leurs populations et de leurs cultures bien plus proches qu’ils ne le pensent.
La compétition est devenue mondiale et la taille pertinente pour préserver et défendre nos intérêts est le continent européen avec, en son cœur, l’Union européenne. Il faut donc rechercher la meilleure voie possible pour ne pas opposer intérêts collectifs de long terme et intérêts nationaux de court terme.
Dans le domaine économique, cela signifie qu’après la légitime préférence nationale, il faut valoriser la préférence européenne pour des biens ou services qu’on ne sait pas produire, avant d’aller chercher systématiquement des solutions extra-européennes[1] au détriment de ses voisins. C’est à cette condition que nous nous renforcerons mutuellement pour peser davantage dans la compétition internationale.
Cette cohésion européenne doit aussi s’exprimer en termes stratégiques, en valorisant notre diversité dans le respect de nos spécificités, en additionnant nos forces pour compenser nos faiblesses individuelles, afin de développer une culture stratégique commune, fondement de toute volonté d’autonomie stratégique à l’échelle européenne.
2. Soutien à l’Ukraine
Depuis le début des agressions russes contre des pays anciennement sur les marches de l’empire soviétique, Moldavie, Géorgie, puis en 2014 Crimée et Ukraine, la faiblesse de la réponse européenne a conforté Vladimir Poutine dans son intention d’annexer l’Ukraine, sans craindre d’opposition.
Cependant, dès l’éclatement du conflit ouvert en Ukraine en février 2022, les Européens ont manifesté leur unité dans leur soutien à l’Ukraine en envoyant des armes et des ressources, surpassant même légèrement les États-Unis en volume financier total cumulé ($138 contre $122 milliards en août 2025). Mais cet effort louable des Européens ne compense pas pour l’instant les déficits existant pour certaines capacités critiques (défense sol-air, frappe dans la profondeur, communications satellitaires, renseignement, observation spatiale, etc.) et facilitateurs stratégiques principalement d’origine américaine.
Alors que la Russie a largement internationalisé le conflit en impliquant militairement la Corée du Nord dès 2023, et en recevant le soutien explicite de la Chine et d’autres pays, les Occidentaux ont apporté une réponse insuffisante, toujours trop peu et trop tard, tétanisés par le risque d’escalade et de cobelligérance dénoncé par Moscou.
L’Europe doit arrêter de soutenir l’Ukraine juste pour qu’elle ne perde pas et doit s’engager résolument pour que l’agression russe en Ukraine cesse durablement. Il ne faut plus craindre un effondrement de la Russie, car cela est déjà arrivé pour l’Union soviétique en 1991, sans conséquences extraordinaires. Malgré sa profondeur stratégique et ses ressources immenses, la Russie ne doit pas atteindre ses objectifs stratégiques, car son combat est illégitime. Il est cependant nécessaire qu’elle subisse un maximum de pression, un ensemble de contraintes de toutes natures, y compris militaires, pour qu’elle estime que le jeu n’en vaut plus la chandelle. Inversement, l’Ukraine est en situation de légitime défense et son combat est existentiel pour assurer la survie de la nation. A ce titre, elle mérite d’être complètement soutenue, au moins pour préserver ce qui reste de l’Ukraine libre. S’il n’est pas réaliste d’envisager à court terme la reconquête des territoires capturés par la Russie, cela sera traité à plus long terme de façon non militaire, par la comparaison de la reconstruction et du degré de développement des territoires occupés illégalement avec une Ukraine libre et démocratique arrimée à l’Union européenne.
D’une part, les Européens doivent augmenter progressivement leur soutien financier et militaire à l’Ukraine, devant les incertitudes du soutien américain. D’autre part, dans le cas où les discussions en cours n’auraient pas complètement convaincu Donald Trump de l’alignement des intérêts des États-Unis avec ceux de l’Ukraine et des Européens face à Poutine, ces derniers doivent se préparer à compenser un possible désengagement américain à plus ou moins brève échéance.
En attendant une possible garantie de sécurité dans le cadre d’un accord de défense avec les États-Unis ou avec les Européens, la meilleure garantie de sécurité ukrainienne est la qualité de sa propre armée. Les Européens doivent donc contribuer à son renforcement par la formation de son personnel et la fourniture d’équipements militaires. Selon la formule retenue en fonction du niveau d’ambition souhaité et des possibilités, l’armée ukrainienne devra être en mesure d’harceler l’ennemi pour l’empêcher de contrôler de nouveaux territoires, ou de défendre la frontière ou la ligne de front lorsqu’elle sera figée.
Les négociations diplomatiques et les pressions de toutes natures militaires, économiques, politiques, médiatiques doivent continuer pour amener la Russie à cesser son agression.
Emmenée par la France et le Royaume-Uni, la coalition des volontaires[2] comprend la majorité des pays de l’OTAN et de l’Union européenne, ainsi que des pays partenaires asiatiques, à l’exception notable des États-Unis, des pays européens neutres ou favorables à la Russie. Les états-majors planifient depuis le début de l‘année 2025 des options de déploiement de forces terrestres, aériennes et navales. Dès qu’un accord de cessez-le-feu (ou de paix selon Trump) sera obtenu, ces forces pourraient être déployées en Ukraine et dans les pays voisins pour surveiller sa mise en œuvre et contribuer au renforcement de l’armée ukrainienne. Elles apporteront également une garantie de sécurité aux Ukrainiens en dissuadant la Russie d’attaquer certains sites stratégiques protégés par des soldats appartenant, entre autres, à des puissances nucléaires, sur le modèle des missions de réassurance de l’OTAN sur le flanc est et dans les pays baltes.
3. Renforcement du pilier européen de l’OTAN
L’OTAN reste le principal outil de défense collective de la majorité des pays du continent européen. Dotant l’Alliance atlantique d’une direction politique et d’un commandement militaire permanent, l’OTAN garantit l’interopérabilité des forces armées des alliés européens et américains, et permet leur intégration sans délai pour conduire tous types d’opération militaire.
Toutefois, le lien transatlantique qui unissait Européens et Américains s’est considérablement affaibli au cours des trois dernières décennies. Faisant initialement face à un ennemi commun, l’Union soviétique, durant la guerre froide, les Américains ont décrété en 2011 que leur priorité se trouvait désormais en Asie, pour la compétition stratégique contre la Chine. Ils ont clairement annoncé que le théâtre européen avait une priorité moindre et plusieurs administrations ont essayé de s’en désengager militairement. Le US European Command (EUCOM) est ainsi passé de 110 000 hommes en 1991 à environ 60 000 en 2013. À la suite des actions russes notamment en Ukraine dès 2014, et à la demande des alliés européens orientaux de l’OTAN, mais également à cause des tensions au Moyen-Orient, les Américains ont progressivement renforcé à partir de 2015 leur contribution jusqu’à 85 à 105 000 militaires américains sur le continent européen.
Vu des États-Unis, l’OTAN est d’abord le rassemblement des alliés européens, car la majorité des forces militaires américaines sur le continent européen reste sous commandement national américain au sein de US EUCOM. C’est le même général américain qui commande les forces militaires de l’Alliance en Europe (SACEUR) et les forces américaines en Europe (COM EUCOM). L’ambigüité ainsi volontairement entretenue sur l’assignation des forces américaines à US EUCOM ou à l’OTAN était rassurante pour les Alliés européens et dissuasive pour les adversaires potentiels.
Cependant, devant la divergence de plus en plus manifeste entre les intérêts européens et américains en Europe, les Européens doivent s’investir davantage dans l’OTAN pour que l’organisation puisse fonctionner quel que soit le niveau d’engagement des Américains, car elle est d’abord le principal outil d’intégration militaire des Européens.
Malgré le résultat du sommet de La Haye en juin 2025 qui a permis de gagner du temps en obtenant du président américain son engagement à soutenir l’article 5 contre un investissement financier accru des Alliés européens dans leur propre défense, la diminution des forces américaines en Europe semble inéluctable. Celle-ci pourrait même être accélérée si la nouvelle stratégie nationale de sécurité américaine qui doit être publiée cet automne confirmait l’option selon laquelle les États-Unis n’auraient plus d’intérêts stratégiques en Europe.
En laissant planer le doute sur l’engagement des États-Unis en soutien des Européens, dans le cadre de l’article 5 de l’OTAN, notamment après les avoir menacés de les livrer en pâture à la Russie, s’ils n’augmentaient pas leur budget de défense, le président américain a durablement entamer la confiance des Alliés et affaibli le caractère dissuasif de l’Alliance. De même, il a enlevé toute substance au dernier sommet de l’OTAN, en refusant que ne soit discuté à cette occasion le niveau d’ambition, la transformation et la nouvelle posture de l’Alliance face aux nouveaux enjeux de sécurité.
Cette approche purement transactionnelle a au moins permis aux dirigeants européens, turc et canadien de s’engager à augmenter leur budget de défense. Ce n’est pas tant une victoire pour Trump, mais c’est une bonne nouvelle pour les Européens qui, ce faisant, renforceront leurs capacités militaires nationales et seront en mesure de se doter progressivement des facilitateurs stratégiques qui, aujourd’hui sont fournis par les Américains, mais qui demain pourraient faire défaut.
Par conséquent, en augmentant leur contribution militaire, ils consolideront naturellement le pilier européen de l’Alliance et pourront légitimement rechercher davantage de responsabilités dans ses commandements, de façon plus équilibrée avec l’allié américain.
Néanmoins, depuis l’arrivée de l’administration Trump à la Maison-Blanche, il y a eu des discussions à Washington sur l’opportunité de conserver ou non le poste de SACEUR et de mutualiser les commandements stratégiques américains EUCOM et AFRICOM comme c’était partiellement le cas avant 2007. Mais « qui paie commande ! ». Pour l’instant, les États-Unis restent le membre le plus éminent de l’Alliance atlantique, et continuent de fournir les bombes atomiques aux cinq pays alliés[3] participant à la dissuasion nucléaire partagée au sein de l’Alliance. En vertu du Traité de non-prolifération (TNP) et pour prévenir tout risque d’escalade incontrôlée, les États-Unis conservent le contrôle absolu des Alliés participant à cette mission sensible. C’est pourquoi l’administration américaine a décidé que, pour l’instant, le commandant suprême allié en Europe (SACEUR), resterait américain.
Pour autant, il faut se rappeler qu’au moment de la signature du traité de Washington en 1949, l’engagement massif des troupes américaines en Europe, à la demande expresse des Alliés européens, devait être temporaire. Pour les États-Unis, la création de l’OTAN était une mesure d’urgence destinée à donner aux Européens le temps de reconstruire leurs capacités de défense après la Seconde Guerre mondiale, face à la montée de la menace soviétique. En 1951, deux ans avant de devenir président des États-Unis, le général Dwight Eisenhower l’exprimait en ces termes : « Si dans dix ans, toutes les troupes américaines stationnées en Europe pour la défense nationale ne sont pas rentrées aux États-Unis, alors ce projet aura échoué ». Par la suite, la guerre de Corée, le blocus de Berlin et la guerre froide ont empêché ce vœu de se réaliser, et l’OTAN a pleinement joué son rôle protecteur et défensif face à l’URSS.
D’autres voix aux États-Unis reprennent cette proposition depuis déjà une décennie. C’est notamment le cas de Barry Posen, professeur de relations internationales au Massachusetts Institute of Technology, qui, dans son ouvrage « Restraint: A New Foundation for U.S. Grand Strategy » publié en 2014, a appelé au retrait progressif des États-Unis de l'OTAN sur une période de dix ans, accompagné d'un transfert progressif de toutes ses fonctions aux Européens.
La montée en puissance des Européens au sein de l’Alliance n’est donc pas un tabou aux États-Unis et peut tout-à-fait s’organiser en bonne intelligence avec les Américains pour compenser progressivement leur probable désengagement d’Europe.
4. Vers une autonomie stratégique européenne
À la lumière de la situation vécue en Alaska le 15 août 2025, lorsque le président américain a accueilli avec tous les honneurs son homologue russe, on ne peut écarter l’hypothèse d’une divergence de vues telle entre Européens et Américains, que ces derniers s’opposeraient à l’utilisation de l’OTAN pour la défense des intérêts Européens.
La majorité des Alliés européens est encore en état de choc, entre stupeur et déni, en découvrant l’alignement idéologique et la communauté d’intérêts entre Trump et Poutine. Ils ont donc beaucoup de difficultés à faire sens de la situation actuelle et à imaginer un monde sans la protection des Américains. La France a subi ce réveil en 1956, lors de la crise de Suez. Devant les menaces implicites et explicites des deux puissances nucléaires de l’époque, les États-Unis et l’Union soviétique, la France et le Royaume-Uni durent abandonner la propriété du canal de Suez. Les deux pays en tirèrent des conclusions diamétralement opposées. Le général de Gaulle décida de doter la France de sa propre dissuasion nucléaire, pour qu’elle retrouve son autonomie stratégique et ne soit plus jamais menacée par quiconque. Les Britanniques, en revanche, choisirent de se rapprocher le plus possible des Américains dans l’espoir de les influencer et de ne plus être surpris.
En matière de défense, les Européens doivent rechercher une autonomie stratégique qui leur permette à la fois d’évaluer la situation, de décider, de s’équiper, de planifier et d’agir souverainement, pour défendre leurs intérêts en toute indépendance.
Pour être crédible, cette autonomie stratégique doit aussi intégrer la dimension nucléaire, ce qui est rendu possible dès à présent par l’existence même des deux puissances européennes dotées, la France et le Royaume-Uni. L’accord de coordination des dissuasions nucléaires de ces deux pays, tout en respectant le caractère souverain de leur contrôle national, est un premier pas vers une possible dissuasion nucléaire élargie européenne.
Au niveau opérationnel conventionnel, il faut donc imaginer un système de commandement et de conduite des opérations (C2)[4] éventuellement sur la base d’un pilier européen de l’OTAN, qui en soit détachable, sur le modèle des forces américaines en Europe. En effet, celles-ci peuvent à la demande être intégrées ou non dans la chaîne de commandement de l’OTAN.
Afin de ne pas partir d’une feuille blanche, il est souhaitable d’utiliser initialement des briques otaniennes européanisées, tels que des éléments d’état-major armés par du personnel européens, afin de constituer ce système C2. Il faudra ensuite accepter un certain degré de duplication, en particulier pour les capacités critiques (communications, observation, etc.), à l’exemple du système de positionnement GALILEO dont les Américains ne voulaient pas, car ils fournissaient déjà à l’Alliance le GPS dont ils gardaient le plein contrôle.
Toutefois, la structure de commandement militaire européen ne doit pas être une simple copie du système otanien, mais plutôt complémentaire avec une capacité à s’y substituer si nécessaire. Il doit, d’une part, être beaucoup plus résilient pour survivre à un conflit de haute intensité, grâce à un durcissement des infrastructures de commandement, une déconcentration des moyens et une décentralisation accrue des processus de décision. D’autre part, le système de commandement du niveau politique au niveau tactique doit permettre une meilleure intégration de tous les leviers de puissance diplomatique, informationnel, militaire et économique des états-membres, pour une approche réellement multidomaines. C’est à cette condition que l’Union européenne et ses partenaires pourront apporter toute leur plus-value aussi bien face à des stratégies hybrides que dans une guerre totale.
Pour réfléchir à cette nouvelle structure de commandement et définir une nouvelle organisation politico-militaire efficace dans un cadre européen, il est nécessaire de désigner une équipe dédiée, constituée d’un noyau clé d’officiers et de fonctionnaires de l’UE, éventuellement augmenté de représentants des pays partenaires. La mission de cette équipe s’apparenterait à celle du commandement allié pour la Transformation (ACT), actuellement sous l’autorité de l’amiral français Pierre Vandier. Ce commandement stratégique de l’OTAN, basé à Norfolk aux États-Unis, est responsable de l’adaptation de la structure de commandement de l’OTAN et de la transformation des capacités militaires des armées alliées.
Au niveau capacitaire, les Européens doivent renforcer durablement et souverainement leurs capacités militaires, grâce à une base industrielle et technologique de défense européenne consolidée et plus efficace. Toutes les compétences techniques et scientifiques nécessaires existent en Europe. Mais il manque un véritable marché intérieur de la défense, pour donner de la visibilité aux entreprises et aux investisseurs publics et privés. Ce marché spécifique ne peut répondre aux règles générales de la concurrence, si chèrement défendues par la Commission européenne, car les seuls clients des entreprises d’armement sont les états. Pour faire converger les intérêts des Etats et des industriels européens, il est en premier lieu nécessaire de favoriser la consolidation de la demande, qui entraînera naturellement une consolidation de l’offre, c’est-à-dire la création d’entreprises européennes de défense de classe mondiale.
Ainsi, les armées européennes doivent s’entendre pour commander des systèmes d’armes identiques, afin de bénéficier d’économies d’échelle. Cela renforcera leur interopérabilité et contribuera à la création de la masse et à la constitution des stocks nécessaires pour durer au combat malgré l’attrition prévisible. Il vaut mieux une grande quantité de systèmes répondant à 90% des besoins des différentes armées, que 20 systèmes différents conformes à 100% aux demandes spécifiques des pays, mais arrivant trop tard et en trop faible quantité, car trop chers.
La planification de défense reste de la responsabilité des états, y compris au sein de l’Union européenne. Cependant, pour bénéficier davantage du fait que 23 pays appartiennent à la fois à l’OTAN et à l’Union européenne, il est indispensable, pour une plus grande efficacité de ce processus, que les obstacles turcs et chypriotes à l’échange d’informations classifiées entre les deux organisations soient levés. Le processus de planification de défense est très bien géré dans l’OTAN au profit de la majorité des Alliés qui ne disposent pas de cette capacité complète au niveau national, mais il s’appuie largement, de façon logique, sur la contribution importante des capacités militaires américaines. Quel que soit leur cadre d’engagement, national, OTAN, Union européenne ou en coalition, les pays n’ont qu’un seul ensemble de forces armées. Il est donc nécessaire qu’il y ait la plus grande cohérence possible dans le développement de leurs capacités militaires nationales, pour répondre aux différentes hypothèses d’engagement dans le cadre d’une alliance ou en coalition à l’échelle européenne.
A ce titre, l’Union européenne doit éviter l’approche d’achat sur catalogue pour combler en urgence des déficits capacitaires identifiés ou se doter des mêmes armes que l’adversaires, sans plus de réflexion. L’argument de l’urgence pour acheter sur étagère des équipements principalement américains n’est plus valable, car les délais de livraison se sont considérablement rallongés devant la diminution des stocks et les limites de l’appareil de production américain. La Commission européenne peut jouer un rôle de facilitateur en encourageant les états-membres à mieux utiliser les outils existants tels que l’Agence européenne de Défense (AED) et l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement (OCCAr), en particulier pour développer des capacités ou facilitateurs stratégiques qui dépassent les possibilités d’un seul pays, comme des infrastructures spatiales par exemple.
Enfin, il est nécessaire d’approfondir le marché financier européen et d’enlever les entraves bureaucratiques et idéologiques telles que la pénalisation du secteur défense dans les critères ESG (environnemental, sociétal, gouvernance). Cela permettra de mieux diriger les investissements publics et privés nécessaires vers l’industrie de défense européenne, les technologies duales innovantes (robotique, calcul quantique, biotechnologies, nanotechnologies), et les infrastructures critiques et stratégiques (énergie, mobilité, communication, données, espace, etc.).
En effet, chaque année environ 300 milliards d’€ d’épargne européenne[5] alimentent principalement l’économie américaine, à cause des nombreux freins à l’innovation et à la croissance en Europe. Pour lever ces freins, soutenir la créativité en Europe et éviter la fuite des cerveaux et des idées, les pays et institutions européens doivent renouer avec la culture du risque qui ont permis à l’Europe de dominer le monde à la fin du millénaire précédent, grâce aux grandes découvertes scientifiques et à la révolution industrielle.
***
Face aux incertitudes du nouvel environnement stratégique, les Européens n’ont plus le choix et doivent eux aussi s’engager pleinement et ensemble dans la compétition entre grandes puissances, pour défendre leurs intérêts et rester le phare de la démocratie libérale dans le monde.
L’histoire nous enseigne que la faiblesse est provocatrice. Après les accords de Munich en 1938, visionnaire, Winston Churchill déclara avec justesse : « On vous donnait le choix entre la guerre et le déshonneur. Vous avez choisi le déshonneur, et vous aurez la guerre ». Il faut malheureusement un seul pays pour déclencher une guerre, mais il en faut deux pour faire la paix. Notre attitude pacifiste et notre refus de l’escalade ne nous protégeront pas contre les visées impérialistes de notre encombrant voisin russe, révisionniste et paranoïaque. La seule façon de vivre pacifiquement à côté d’une Russie apaisée est de persuader ses dirigeants qu’ils n’ont aucun intérêt à sortir de leurs frontières, car ils rencontreraient un obstacle plus fort qu’eux.
Pour ce faire, les Européens doivent urgemment développer une culture stratégique commune, notamment par le biais de parcours communs de formation de leurs élites politiques, économiques et militaires, dans une école de guerre européenne par exemple, afin de mieux répondre aux quatre défis auxquels est confrontée l’Europe en matière de défense.
Les pays européens seront ainsi en mesure d’approfondir leur cohésion dans un environnement stratégique en plein bouleversement et de soutenir l’Ukraine sur le long terme pour prévenir la poursuite de l’agression russe, en dépit du désengagement américain. L’organisation de la coalition des volontaires à cette occasion, peut servir de fondement, aux côtés d’un pilier européen renforcé au sein de l’OTAN, pour développer les instruments de l’autonomie stratégique européenne.
Face au manque de fiabilité de notre allié américain aujourd’hui, notre meilleure garantie de sécurité sur le continent sera notre solidarité renouvelée entre Européens au service d’une véritable autonomie stratégique européenne et notre détermination commune à défendre nos intérêts contre toutes formes de menaces.
[1] Selon SIPRI, près de 70% en valeur des armements achetés par les pays européens de l’OTAN proviennent hors d’Europe, sur la période 2020-2024.
[2] 32 membres : 23 pays de l’UE (exceptés Autriche, Malte, Hongrie, Slovaquie) + Ukraine, Norvège, Turquie, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Japon, Commission européenne et Secrétaire général de l’OTAN.
[3] Allemagne, Belgique, Italie, Pays-Bas, Turquie
[4] C2 acronyme simplifié pour Command, Control, Communication, Computer, Cyber, Intelligence, Surveillance, Targeting (C5ISTAR)
Directeur de la publication : Pascale Joannin
Sur le même thème
Pour aller plus loin
Stratégie, sécurité et défense
Nicolas-Jean Brehon
—
8 septembre 2025
Avenir et perspectives
Marie-Antoinette Maupertuis
—
21 juillet 2025
Ukraine Russie
Paul Gogo
—
15 juillet 2025
Les relations transatlantiques
André Gattolin
—
7 juillet 2025

La Lettre
Schuman
L'actualité européenne de la semaine
Unique en son genre, avec ses 200 000 abonnées et ses éditions en 6 langues (français, anglais, allemand, espagnol, polonais et ukrainien), elle apporte jusqu'à vous, depuis 15 ans, un condensé de l'actualité européenne, plus nécessaire aujourd'hui que jamais
Versions :