Liberté, sécurité, justice
Xavier Raufer
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Xavier Raufer
Hormis la mention faite dans les rapports d'Europol de l'existence d'un nombre (exprimé en chiffres ronds) d'entités criminelles opérant dans l'Union européenne, nul diagnostic ou bilan ne semble avoir été fait par l'UE, du moins publiquement, sur le danger du crime organisé planétaire (ce phénomène étant désormais mondialisé), à l'échelle de l'Europe. De façon regrettable, la dimension criminelle des grands flux et trafics illicites à la surface du globe, notamment en direction de l'Union européenne, paraît même oubliée dans les rapports et textes de travail produits par l'Union. Pour illustrer cela, on peut citer deux exemples :
• Le rapport annuel 2005 de l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies ne consacre pas une seule ligne, sur 87 pages, à la dimension criminelle et même proprement mafieuse du problème, comme s'il ne s'agissait que d'un simple problème de santé publique. Comme si "la drogue" apparaissait par génération spontanée de type météorologique (la grêle a ravagé le vignoble). Comme si les 135 tonnes d'héroïne infiltrées, puis consommées chaque année dans l'UE, selon le rapport Europol 2005, se fabriquaient, se transportaient et se distribuaient par magie.
• Sur un total de 260 pages, les quatre "Progress Reports" [1] des pays des Balkans occidentaux (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Macédoine, Serbie-Monténégro) en consacrent deux au trafic de stupéfiants et encore, ils sont rédigés de manière si nuancée qu'ils interdisent toute prise de conscience de la gravité et de l'aspect massif du phénomène.
Cet oubli du crime est d'autant plus étonnant que, s'agissant d'entités et de flux criminels mondialisés, l'échelle nationale est largement inopérante et, qu'à l'inverse, la perspective continentale que possède désormais l'Union européenne serait la garantie du succès dans la lutte contre le crime organisé. Cela, avant tout, dans ses dimensions d'alerte et de prévention, délaissées par les instances de l'Union.
Une première évidence s'impose. A l'échelle de l'Union européenne à 15, tous les Etats membres se heurtent aux mêmes problèmes criminels ou, pour aller vite, ont les mêmes "ennemis criminels". Le tableau suivant en est une illustration explicite :
Synthèse des trois derniers rapports stratégiques annuels d'Europol
"Organised crime situation reports"

Légende : PECO = Pays de l'Europe Centrale et Orientale ; TEH = Trafics d'êtres humains ; V&Tveh = Vols et Trafics de véhicules ; OCT = Organisations Criminelles Transnationales ; BA : blanchiment d'argent.
Mais les instances de l'Union en ont-elle bien conscience ? Le milieu criminel a ses spécificités, sa "culture", ses règles de vie et de survie qui ne sont pas celles de la société des honnêtes gens.
Le crime organisé : un quasi monopole des flux illicites
Il existe deux règles criminologiques cruciales pour concevoir le rôle du crime organisé dans l'origine des flux d'êtres humains ou de biens illicites :
• Seule une société criminelle stable (gang, cartel ou clan mafieux au sein duquel, bien sûr, les individus changent) peut contrôler au long cours un flux illicite (migrants, stupéfiants, etc.). Même si ce flux a des initiateurs eux-mêmes non criminels, il est récupéré par des bandits qui, seuls, peuvent pour cela intimider, rudoyer ou tuer. Le si lucratif trafic de cocaïne vers l'Amérique du nord fut ainsi lancé par des fils de bonne famille, pour vite passer sous le contrôle d'un authentique malfaiteur [2]. L'exemple suivant illustre cette règle : au milieu des années 70 aux Etats-Unis, la cocaïne devient la drogue favorite de la "génération cannabis". Les premiers narco-trafiquants sont des fils de grandes familles colombiennes, alimentant leurs relations de Miami, capitale du business latino-américain où ils résident souvent. Alonzo, Jorge et Fabio Ochoa achètent ainsi la "coke" au jeune entrepreneur colombien Fabio Restrepo pour alimenter la jet-set de Floride. Ils importent alors à Miami 50 à 60 kilos de cocaïne par trimestre (à 40 000 dollars le kilo). Un artisanat qui rapporte une fortune. Intervient alors Pablo Escobar, voyou rusé et opportuniste des banlieues de Medellin. Ni riche héritier, ni businessman doué, ni chimiste de génie – juste un brutal gangster. Début 1975, il "travaille" pour le tandem Ochoa-Restrepo et comprend vite quelle mine d'or représente un trafic industriel de cocaïne. Très vite, Restrepo est assassiné et les Ochoa, matés. Dès l'été 1975, Escobar dirige seul, d'une main de fer, un classique syndicat criminel. Tous les autres, Carlos Lehder, Rodriguez Gacha, les Ochoa, etc., tremblent devant ses tueurs ; ils sont et resteront ses vassaux.
• Seule une société criminelle stable peut garantir un marché illicite comme, par exemple, celui des armes. Un fabriquant d'armes de l'Europe orientale ou des Balkans occidentaux veut vendre cent caisses de fusils d'assaut à un seigneur de guerre africain ou sud-américain. Mais qui garantit, à l'un, que ces armes sont en bon état et à l'autre, que les diamants ou les émeraudes fournis en paiement ne sont pas factices ? La COFACE ? Non. La société honnête (un Etat ou une entreprise spécialisée) ne sait garantir qu'une transaction licite. Seule une entité criminelle puissante, donc respectée, peut garantir un trafic illégal. C'est la raison pour laquelle tout trafic d'armes important ou durable est au minimum sous influence criminelle.
Trafics de stupéfiants en direction de l'Union européenne : la "Route des Balkans"
Selon le rapport 2005 d'Europol [3], 135 tonnes d'héroïne sont importées chaque année dans l'Union européenne dont 80 % passent par la "Route des Balkans", soit 100 tonnes d'héroïne / an, environ 8 tonnes par mois. Ces 100 tonnes d'héroïne, vendues au détail par des dealers dans l'Union européenne, rapportent quelque 4 milliards € / an. Sur le marché de l'héroïne d'Asie centrale, le prix de gros fluctue entre 50 et 80 000 $ le kilo. Si nous retenons ce prix plancher de 50 000 $, le chiffre d'affaires minimal du négoce de l'héroïne, d'Asie centrale vers l'Europe via la Turquie et les Balkans, est d'environ 306 millions € / mois. Dans un trafic où le taux de profit peut atteindre 70 % du prix de vente, si nous le fixons modestement à 40 %, le profit minimum d'un mois de négoce de l'héroïne sur un seul axe est donc d'environ 123 millions €.
Cette inondation de stupéfiants est dénoncée par les professionnels concernés : à propos de la circulation d'héroïne sur la Route des Balkans, la douane française souligne ainsi qu'"un total de 4 511 kilos a été saisi en 2004 contre 2 596 kilos en 2003. Ceci représente une augmentation dramatique d'environ 74 %. La raison en est la croissance importante de la production d'opium en 2004, en particulier en Afghanistan" [4]. Une autre note des Douanes confirme l'importance de la Route des Balkans : "La majeure partie de l'héroïne arrivant en Europe vient de Turquie en suivant un itinéraire terrestre : Bulgarie, Serbie-Monténégro, Croatie, Slovénie, Autriche, communément appelé Route des Balkans" [5].
Ces flux d'héroïne ne devraient pas se tarir dans l'avenir proche, bien au contraire, puisqu'en 2005, l'Afghanistan a produit 4 100 tonnes d'opium contre 4 200 tonnes en 2004 et 3 200 tonnes en 2003 et devrait faire mieux encore en 2006, selon le représentant à Kaboul de l'agence des Nations unies contre la drogue et le crime [6].
Trafics criminels de véhicules volés dans l'Union européenne
Selon Europol, 1,3 million de véhicules sont volés chaque année dans l'Union européenne à 15, dont 60 à 70 % seulement sont récupérés par la suite. Hors escroqueries à l'assurance, 30 % du total, soit 390 000 véhicules d'usage haut de gamme, est ainsi volé puis revendu hors de l'Union (Balkans, continent africain, etc.) par des réseaux criminels. Diverses affaires jugées nous apprennent encore que, selon la marque, l'état, etc., ces véhicules se revendent entre 5 et 10 000 €. Ce qui correspond à un chiffre d'affaires annuel moyen de 2,8 à 3 milliards € pour ces réseaux, et quasiment autant de bénéfice, puisque cette activité ne demande aucun capital de départ ni frais important au cours de l'opération. Au-delà des besoins quotidiens des bandits en cause, des sommes énormes sont ainsi disponibles, par exemple pour le trafic de stupéfiants ou d'armes qui sont des activités criminelles gourmandes en capital initial.
Estimations de l'ampleur de l'économie criminelle au sein de l'Union européenne
Le rapport Europol donne quelques indications sur les sommes en jeu dans l'économie criminelle de certains pays de l'Union européenne : le "profit" du crime organisé serait ainsi en Allemagne de 1,3 milliard € / an. Son "chiffre d'affaires" serait d'environ 1 milliard € / an en Espagne. Les biens possédés par les sociétés criminelles en Belgique sont estimés à 1,5 milliard €.
Selon Europol, la quantité de billets de banque contrefaits dans l'Union européenne a augmenté de 28 % entre 2003 et 2004, (861 000 faux billets saisis en 2004 contre 674 000 en 2003). En 2004, la contrefaçon de cartes bancaires a, par ailleurs, coûté 600 millions € à l'Union européenne.
Tout cela montre une criminalisation croissante de l'économie légitime, phénomène désormais dénoncé même au niveau ministériel : "Les fonds d'origine illégale se mêlent toujours plus aux activités licites, ce qui rend leur détection de plus en plus difficile" [7].
Des trafics désormais mondialisés - Le trafic de stupéfiants
La clientèle du marché mondial des stupéfiants en 2005 représente, au total, une "clientèle" d'environ 216 millions de personnes dans le monde.

S'il est le plus massif et le plus médiatisé, le trafic mondialisé des stupéfiants n'est pas le seul flux illicite engendré et contrôlé par le crime organisé transnational.
Trafic international des êtres humains
Le rapport annuel 2004 d'Europol souligne que "l'opération complexe consistant à déplacer entre divers pays des groupes humains parfois importants demande un niveau d'organisation et de perfectionnement que seul le crime organisé peut atteindre". Les acteurs importants du trafic international d'êtres humains vers l'Union européenne sont d'abord les mafias italienne, albanaise et turque, les Triades, le "Milieu" serbe et croate, les gangs nigérians. Coopérant efficacement d'un continent à l'autre, ces sociétés criminelles savent jouer sur la sensibilité des dirigeants européens dès qu'il s'agit d'asile ou "d'exclusion". Ce trafic a explosé dans la décennie 1990-2000 et est encore en augmentation.
Lors de la conférence "Pour une alliance mondiale contre la criminalité organisée internationale" [8], M. Grenville Cross, alors procureur général de Hong-Kong, estime que ce trafic affecte 4 millions d'êtres humains par an, pour un chiffre d'affaires de 7 milliards $. Interpol évoque un chiffre d'affaires de 17 milliards $ et 25 millions de victimes, dont un million de femmes et d'enfants livrés chaque année à l'exploitation sexuelle [9].
Au niveau mondial, de 25 à 27 millions d'êtres humains vivent en situation d'esclavage. Entre 700 000 et 4 millions d'individus selon les catégories et modes de calcul retenus, sont chaque année transformés en "marchandise humaine", vouée à la prostitution, sinon au vol, à la mendicité, etc., dont 95 % de femmes, adolescents et enfants. En direction de l'Europe, ces trafics concernent de 200 à 500 000 personnes par an, dont 120 000 en provenance des Balkans occidentaux et 50 000 de l'ex-URSS.
Selon l'Office Central de Répression du Trafic des Etres Humains (OCRTEH), il y aurait en France seulement entre 15 et 18 000 prostituées, étrangères pour 90 % d'entre elles. En 2004, elles auraient rapporté à leurs proxénètes entre 1,5 milliard €, hypothèse minimale et 3,3 milliards €, hypothèse moyenne. Il s'agit de bénéfices, tous coûts déduits. Dans l'option basse, un proxénète exploitant 5 femmes peut compter sur un profit net de 500 000 € par an, c'est-à-dire largement de quoi investir ensuite dans le trafic de stupéfiants, au niveau du demi-gros. Avec cette somme, un criminel peut en effet acheter en Turquie 12 kilos d'héroïne assez pure, et décupler ainsi sa mise en quelques mois.
Trafic criminel international des armes "légères"
Selon l'ONU, il y aurait à travers le monde environ 640 millions d'armes "légères" ou de petit calibre [10] (fusils et pistolets-mitrailleurs, fusils d'assaut, armes de poing, lance-grenades et grenades, mines, etc.). Cet afflux est d'abord nourri par un trafic illégal dont le montant annuel estimé dépasse 1 milliard $. Il est très meurtrier, au point de suggérer que les seules authentiques "armes de destruction massive" utilisées dans le monde sont en fait ces armes dites "légères". Ainsi par exemple :
• Les guerres tribales qui ensanglantent la République démocratique du Congo (ex-Zaïre) ont provoqué 3, 3 millions de morts entre 1998 et 2003. Si ces morts sont en majorité liées la conséquence des épidémies et famines, elles sont aussi à 15 % dues à des combats, assassinats et massacres conduits à l'aide d'armes légères, soit environ 500 000 homicides en 4 ans.
• Plus largement, les Nations unies estiment que les armes légères illégales provoquent environ 500 000 morts par an dans le monde (conflits locaux, assassinats, suicides, etc.), soit environ 57 homicides / heure tout au long de l'année.
Contrefaçons d'origine criminelle
[11]
La contrefaçon des médicaments coûte à l'industrie pharmaceutique mondiale 30 milliards € par an, soit environ 10 % de son chiffre d'affaires. Au niveau mondial, la contrefaçon et le piratage représentent pour leurs victimes un préjudice annuel d'environ 500 milliards $.
Etats défaillants et crime organisé
Le phénomène des Etats défaillants a également permis un enracinement croissant des réseaux criminels transnationaux. Or cette stabilisation des entités criminelles constitue un danger grave et persistant pour nos sociétés et, plus encore, pour les pays en voie de développement.
• Son action corruptrice mine les valeurs sociales acceptées par le plus grand nombre,
• Quoique discrète, son action criminelle suscite dans la population fureur et frustration, fragilisant le pouvoir politique, quel qu'il soit,
• Son trafic illicite de ressortissants du Tiers-monde contribue à susciter une sur-criminalité d'origine étrangère et à créer un climat d'insécurité et de xénophobie.
Mais la criminalité organisée de niveau stratégique représente d'abord un péril financier majeur. A la fin des années 80, Wharton Econometric Forecasting Associates, observatoire économique américain renommé, mène une enquête sur la puissance financière du crime organisé aux Etats-Unis, au profit d'une commission présidentielle. Sa conclusion est que vers 1985, soit avant le formidable appel d'air de la mondialisation, le chiffre d'affaires annuel du crime organisé aux Etats-Unis dépasse les 45 milliards €, 1,1% du PNB américain, plus que les industries du fer, de l'acier, du cuivre et de l'aluminium réunies. Année après année, trafic de narcotiques, prêts à taux usuraires, jeux illégaux, prostitution, racket, laissent alors aux mafias un profit d'environ 23 milliards €.
Mais ces menaces mafieuses "classiques" ne sont pas les seules. Ces dernières années en effet, de l'Italie au Pakistan, du Japon aux Etats-Unis, de l'Algérie à la Russie, de nouveaux trafics criminels ont rapproché de puissantes mafias et des entités dangereuses issues du chaos mondial. De façon avérée, des mafieux ont ainsi armé plusieurs groupes terroristes dangereux, se sont liés à des sectes apocalyptiques, ont compromis l'équilibre de vingt pays par voie de migrations illégales ou la santé publique et l'environnement de plusieurs pays de l'Union européenne. Ces crimes mafieux sont une réalité présente et font d'innombrables victimes. Cela, il faudrait que les dirigeants de l'Union européenne le réalisent, puis agissent, concrètement, en conséquence.
Pour en savoir plus : www.drmcc.org : site du département de recherche sur les Menaces Criminelles Contemporaines de l'Université Paris II. www.xavier-raufer.com : site personnel de l'auteur, avec bibliographie, textes, etc.
[1] Commission européenne, Bruxelles 9/11/2005, SEC (2005).
[2] « Killing Pablo : the hunt for the world's greatest outlaw », Atlantic Monthly Press, New York, 2001.
[3] EU 2005 Organised crime report, The Hague, 25/10/2005.
[4] DNRED/DRD/Douanes/Ministère des Finances, note du 15/07/05 intitulée « Stupéfiants : Route des Balkans, bilan 2004 ».
[5] DRNED/Douane – fiche 05 08/2005 « La route aérienne des Balkans ».
[6] « En baisse en 2005, l'énorme production d'opium afghan repart à la hausse », AFP, 12/12/2005.
[7] Thierry Breton, ministre de l'Economie. Actes du colloque « Acteurs publics et entreprises, contre l'économie hors-la-loi », Ministère des Finances, 31/03/2005
[8] Hong-Kong - mars 2002, en présence de 500 policiers et experts issus de 34 pays. Sur ce point, voir aussi « Trafficking in migrants », International Organization for Migration (IOM-ONU), données 2001 (dernières disponibles). Pour les détails sur les flux <www.iom.int>, puis « publications ».
[9] Les estimations officielles américaines sont de 700 000 à 2 millions de femmes et d'enfants livrés chaque année au trafic trans-frontières pour exploitation, sexuelle ou autre.
[10] « Jacques Chirac se rallie à un projet de contrôle international du commerce d'armes légères », Le Monde, 7/12/2005.
[11] Colloque « Acteurs publics et entreprises, ... » op. cit.
Directeur de la publication : Pascale Joannin
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